L'Iris de l'oeil et la boucle de ceinture

Dans Le Monde du 10 Avril 2018, le sociologue Alain Caillé propose de « repenser le statut des sciences économiques et sociales » au lycée. Il lie cette volonté de réforme à la question des sciences sociales dans le supérieur où il propose d’introduire une « science sociale généraliste » analogue à la médecine générale (« Que serait une médecine sans généralistes, où il n’y aurait plus que des spécialistes ? »). Au sein de cette science sociale générale cohabiteraient les différentes sciences sociales en évitant l’hégémonie d’une science économique mainstream (qui tient sa force d’un noyau épistémologique apparemment inébranlable). En effet, précise-t-il, si la prise en compte de l’économie est essentielle, lui accorder une position de monopole serait s’interdire d’appréhender correctement les changements sociaux à l’œuvre aujourd’hui. Mais son texte prend une curieuse tournure lorsqu’il appelle à se détourner « des illusions de la pluridisciplinarité » et prend comme exemple l’échec des facultés d’AES. Pour cela il s’appuie sur la métaphore de la langue : « A quoi bon connaître quelques mots de plusieurs langues si l’on n’en parle aucune ? » et il invite les enseignants de SES à repenser le « statut des sciences sociales » au lycée. Pour cela, il suggère de recentrer leur travail sur deux ou trois disciplines (on imagine qu’il s’agit de l’économie, de la sociologie et des sciences politiques ce qui correspond à la démarche imposée dans le programme de SES de 2010). C’est dans cette perspective, écrit-il, qu’il faut repenser les SES comme une préparation tant aux disciplines existantes (économie, sociologie, ethnologie,…) qu’à la science sociale généraliste.

Loin de partager cette position, nous montrerons ici que l’assimilation des disciplines à des langues irréductibles les unes aux autres amène à l’enseignement au lycée plus de problèmes que d’avantages et qu’une approche par objet ou par thème, mobilisant plus de trois sciences sociales, reste beaucoup plus efficace. Cette ambition, que je crois réaliste,  qui est de présenter l’ensemble des sciences sociales est régulièrement contestée à des degrés divers et les critiques commencent généralement avec des métaphores aisément reconnaissables : ici, Alain Caillé parle de « langues différentes », le préambule du programme de SE.S. de 2010 fait référence à des « regards distincts » qu’il convient de maitriser avant de les croiser, le rapport Guesnerie reprend l’expression courante « qui trop embrasse mal étreint » ; autant de métaphores qui fustigent la dispersion des savoirs. Mais le problème avec les métaphores c’est qu’on oublie trop vite ce qu’elles sont ... des métaphores.

 

Y a-t-il des langues disciplinaires?

Alain Caillé appuie son propos sur l’idée que chaque discipline des sciences sociales constituerait un langage et qu’il est illusoire de vouloir devenir un polyglotte universel. La connaissance de deux ou trois langues est alors un objectif suffisamment raisonnable ; mais si  chaque discipline constitue un « langage » à ce point irréductible aux autres, on se demande bien comment la connaissance de trois langues donnerait accès à une quatrième ou une cinquième, en clair comment accéder à la découverte de l’ethnologie ou de la psychologie sociale dans ces conditions ? Hélas, Alain Caillé ne nous dit pas ce qu’il entend par « langage ». S’agit-il de méthodes, de paradigmes, d’objets,… ? Quelle est la nature de ces frontières qui distingueraient les différentes disciplines des sciences sociales ?

Passons d’emblée sur l’idée qu’il y aurait des objets propres à des disciplines : il y a un consensus pour rejeter cette idée. S’agit-il de différences de paradigmes ? Les sciences sociales sont parcourues de couples d’opposition heuristiques : individualisme/holisme, rationalité/non rationalité, liberté/contrainte, conflit/coopération, micro/macro,… On pourrait être tenté de renvoyer chaque discipline vers un pôle de chaque couple d’opposition. Ainsi, il est facile d’opposer une science économique individualiste à une sociologie holiste ou une économie s’intéressant aux actions logiques à une sociologie s’intéressant aux actions non logiques.  Mais, en réalité,  ces clivages traversent toutes les disciplines.  Cependant, cela n’empêche pas certains auteurs de chercher un concept fédérateur pour l’ensemble des sciences sociales : ce sera l’analyse coût/avantage pour Gary Becker, la question des incitations pour Levitt,  le paradigme du Don pour Caillé lui-même (Caillé – 2018 - p202) ou la prise en compte d’une conception de la valeur commune à toutes les disciplines pour André Orléan (Orléan – 2011).

Ces langages correspondraient –ils à des méthodes d’analyse différentes ? On pourrait alors recourir à l’assimilation dépassée entre disciplines et méthodes : la modélisation pour les économistes, les données statistiques et les entretiens pour les sociologues, l’expérimentation pour le psychologue social ou l’observation participante pour l’ethnologue. Cependant, le seul exemple de la sociologie permet de contester cette partition. Le travail de  Paul Lazarsfeld et ses collègues, par exemple, est parlant : dans « Les chômeurs de Marienthal » les auteurs utilisent aussi bien les archives du village que les statistiques officielles ou celles qu’ils élaborent (à partir des inscriptions à la bibliothèque par exemple,…), les questionnaires et l’élaboration d’un « budget-temps » ; ils visitent les maisons et utilisent les « histoires de vie » de certains habitants ; ils font écrire des rédactions au enfants des écoles et participent aux activités du village en organisant une distribution de vêtements et des cours de coiffure ou de gymnastique et vont jusqu’à chronométrer en cachette les déambulations des hommes et des femmes du village. A cela, il convient d’ajouter les expérimentations psychologiques et la modélisation. Les premières sont depuis longtemps incorporées à la sociologie avec, par exemple, les expériences de polarisation des décisions collectives (Reynaud – 1989) et c’est aujourd’hui un des outils privilégiés de Gerald Bronner (Bronner – 2005). Quant à la seconde, on peut rappeler que Lazarsfeld est aussi un des pionniers de la modélisation en sociologie, par exemple sur le rôle des variables tests dans l’écoute de la radio (Boudon-Lazarsfeld – 1966). On citera également les travaux de Talcott Parsons.

Bref, toutes les méthodes sont utilisées en sociologie.

Le peuple des économistes

Reste cependant la question de la science économique qui semble assurer sa clôture à l’aide d’une formalisation fortement mathématisée et d’un tropisme certain vers les sciences physiques. Pourtant ce n’est le cas ni de nombreux écrits de Keynes, ni de la tradition hayekienne. Mais « l’économie mainstream » s’ouvre largement aujourd’hui à d’autres dimensions et semble innover avec l’économie expérimentale (Kahneman - 2012), les expérimentations contrôlées (Duflo - 2009), les « expériences naturelles » (Cahuc, Zylberberg - 2004). Mais s’agit-il vraiment d’innovations ? L’économie expérimentale reprend les démarches et les outils des psychologues (et Kahneman est psychologue). Les expériences contrôlées ne sont pas très différentes sur le fond des expériences de terrain faites par les psychologues et les sociologues depuis déjà longtemps. Les expériences naturelles, mises en avant par Cahuc et Zylberberg, bénéficient certes des avantages du « Big Data ». Rappelons que la logique de ces expériences est de trouver deux situations permettant une comparaison proche du « toutes choses égales par ailleurs ». On peut prendre l’exemple des effets de l’augmentation du salaire minimum dans les Etats du New Jersey et de la Pennsylvanie (Cahuc et Zylberberg – 2004). Mais sur le fond, est-ce si différent de l’enquête sur l’organisation sociale de Crafton rapportée par Merton ? Dans ce quartier résidentiel, les parents sortaient facilement le soir car il y avait disaient-ils beaucoup plus d’adolescents pouvant faire du baby sitting que dans la ville où ils habitaient auparavant, ce que les données statistiques contredisaient. La clé de l’énigme résidait dans le fait que Crafton avait un caractère communautaire et qu’il y avait beaucoup plus d’adolescents que les parents connaissaient et qu’ils pouvaient embaucher sans crainte comme baby-sitter. (Merton – 1997 p.44 à 46). Un autre exemple nous est rapporté par Raymond Boudon avec l’étude par T.S. Epstein des effets d’un plan d’irrigation sur deux villages indiens, Wangala et Danela le premier étant irrigué le deuxième ne l’étant pas (Boudon – 1984- p115). Au Data près, on est bien dans le cas d’expériences naturelles et pas loin des expériences provoquées telle qu’elles sont pratiquées par Ester Duflo. On voit donc qu’il n’y a pas lieu d’opposer une science de l’enquête que serait la sociologie et une science du modèle que serait l’économie. Comme l’indique Passeron « Ce ne sont pas les méthodes qui différent entre des sciences sociales spécialisées ( …) et des sciences sociales à visée synthétique (…) : c’est leur argumentation d’ensemble qui articule différemment les mêmes méthodes de preuve pour construire une explication de forme historique comme un argumen­taire composite: d’où la place différente que tiennent, dans leurs explications, la « théorie » pure, la formalisation, le calcul ou la modélisation, le terrain, le docu­ment, le vestige, le questionnement ou l’écoute des acteurs, bref le modèle et l’en­quête. » (Passeron – 2001)

Donc, si par langage on pense aux paradigmes ou aux méthodes, il apparait qu’il est diablement difficile de dégager des « zones linguistiques » tant les emprunts d’une discipline à une autre sont nombreux et tant la dispersion interne à une discipline est grande : du point de vue de la méthode, il y a manifestement moins de distance entre Gerald Bronner et Stephen Levitt qu’entre Gerald Bronner et Stéphane Beaud. Et si on suit cette logique, la sociologie économique apparaitrait comme un sabir ou un pidgin tout juste bon à servir de fonction véhiculaire entre les « deux vraies langues » que seraient la langue des sociologues  et celle des économistes.

L’enseignement secondaire

Jusqu’ici je me suis risqué à aborder le domaine de la recherche pour lequel je n’ai pas de légitimité académique mais l’incursion fut nécessaire pour pouvoir parler du cœur de l’article d’Alain Caillé, l’enseignement des sciences sociales au lycée pour lequel après 35 ans de pratique, je peux revendiquer une certaine légitimité Alain Caillé regroupe dans un même ensemble l’enseignement secondaire (les SES), l’enseignement supérieur (la filière AES) et la recherche (avec sa mention de l’AFEP). Or ces trois niveaux n’ont pas les mêmes finalités. Il n’est donc pas dit qu’un raisonnement valable pour un de ces trois niveaux le soit pour les deux autres. Ainsi environ la moitié des 93 000 bacheliers ES de 2016 vont faire autre chose que des sciences économiques de la sociologie ou du Droit (« Repères et références statistiques 2017 » du Ministère de l’Education Nationale). La mission première de la filière ES n’est donc pas de servir de propédeutique à l’enseignement supérieur mais bien de fournir aux lycéens des outils pour se repérer dans le monde social. La question principale qui se pose à l’enseignement des S.E.S. n’est alors pas prioritairement celle des relations entre les diverses sciences sociales mais celle du rapport entre les sciences sociales et le « sens commun », plus précisément c’est le fait que les sciences sociales doivent permettre de questionner le sens commun (lequel sens commun n’est pas systématiquement dans l’erreur ou, comme le montrent les approches cognitivistes, ces erreurs sont généralement sans conséquences - dans le cas contraire, il n’y aurait probablement pas de vie sociale possible). Dans cette perspective, il convient d’aller au-delà du sentiment que le social est transparent. Pour questionner ce sens commun, il faut d’abord transmettre aux élèves des habitudes de circonspection et d’inspection face à ce qu’on croit être l’évidence (attitudes communes à l’ensemble des disciplines scientifiques). Il faut ensuite les habituer à l’analyse des données statistiques (et les aider à dépasser une répulsion fréquente), analyses habituelles en sciences économiques comme en sociologie (on en profite pour leur expliquer la différence entre corrélation et causalité -commune, elle aussi, à toutes les disciplines scientifiques -  et divers effets  - âge/génération, volume/valeur,…). On peut leur expliquer l’intérêt et les limites des entretiens (ce qu’on retrouve en sociologie, ethnologie,..), des sondages (sociologie) et de l’observation participante (ethnologie, sociologie,…). Enfin, d’expérience, on n’aura aucun mal à passionner les élèves avec les expérimentations en laboratoire (des méthodes liées à l’origine à la psychologie sociale mais vite récupérées en sociologie et en économie expérimentale). Il y a là tous les éléments communs à un « langage » que l’on va transmettre aux élèves et sans risque d’incohérence liés à une conception trop rigide des disciplines, à l’image de ce que l’on connait avec l’actuel programme en vigueur (qui date de 2010). Dans son préambule, les auteurs du programme font une présentation rigide jusqu’à la caricature des trois disciplines à prendre en charge, en présentant « le » regard de l’économiste, « le » regard du sociologue, « le » regard du politiste alors que l’approche « traditionnelle » des SES (celle du programme de 1967) incitait à entrer  par « les objets » ou « les questions » et d’y aborder les différentes sciences sociales. L’exemple de l’analyse du consommateur et de la consommation est à cet égard probant.

 

ANNEXE : CONSOMMATION ET CONSOMMATEURS

En 2017, ce thème est abordé succinctement en seconde avec la présentation des notions de revenus et de pouvoir d’achat. Dans le programme officiel de première, il n’apparait qu’en deux occasions. Dans le premier chapitre (« Les grandes questions que se posent les économistes ») à travers le calcul « coût/avantage » (« choisir son forfait téléphonique ») et dans le chapitre consacré au marché avec la présentation du « surplus du consommateur ». Malgré son importance, on n’entendra ensuite plus parler du consommateur. Et si on essaie de le réintroduire d’autres dimensions que la seule dimension économique, il faudra glisser çà dans le chapitre consacré aux groupes sociaux. Même si on y arrive, l’objet « consommateur » sera écartelé entre sa dimension d’homo-œconomicus présentée dans la partie « Economie » et sa dimension « sociologique » dans la partie « Sociologie », les deux pouvant être abordés à plusieurs mois de distance. De plus, on voit mal comment on pourrait intégrer les approches échappant à cette partition comme la « filière inversée » de Galbraith et l’ économie institutionnaliste en général. D’un autre côté, la dimension rationnelle de l’acteur étant cantonnée dans la partie Economique, on ne voit pas comment aborder l’Individualisme Méthodologique de Raymond Boudon.

L’approche traditionnelle en SES (que nous défendons) consiste à aborder la question ou l’objet que sont le consommateur et la consommation. Dans ce cas, tous les problèmes posés précédemment se lèvent d’eux mêmes. Premièrement, l’idée du consommateur est immédiatement perceptible par l’élève même s’il faut assez vite en casser l’apparente évidence en demandant si par exemple, le consommateur est un individu ou un groupe (famille), s’il faut distinguer le prescripteur de l’utilisateur et celui-ci de l’acheteur. Il est également aisé pour l’élève de saisir l’importance de la consommation dans le circuit économique. De là, on débouche immédiatement sur la nécessité de comprendre les motivations du consommateur.  A partir de leur exemple personnel, on peut leur montrer que le plus petit acte de consommation est un composé de motivations complexes à la fois psychologiques, sociales et culturelles. On voit au passage que l’induction tant fustigée est un moyen d’accéder à la compréhension sociologique à condition qu’elle soit correctement menée. Il est ensuite possible de montrer que l’acte de consommation est le résultat d’un calcul cout/avantage » (Homo-œconomicus de l’économie néo-classique) mais qu’il n’est pas exempt de biais cognitifs (économie expérimentale). Mais le consommateur n’est pas seulement un être faisant des choix autonomes, il est un être social influencé par son désir de prestige (Veblen), son habitus (Bourdieu), par les Institutions et la publicité (filière inversée de Galbraith) ou par la volonté de se distinguer tout en se conformant (logique de la mode selon Simmel). On peut même, si on en a le temps, monter que l’acte de consommation peut être tiraillé entre les diverses logiques d’action rationnelles en finalité, en valeur, traditionnelle ou affectuelle : l’exemple analysé par Viviana Zelizer des dépenses de funérailles par les pauvres au  19ème siècle est à ce titre fort éclairant (Zelizer – 2005). On indiquera également que la connaissance du comportement du consommateur ne permet pas forcément de comprendre les évolutions globales de la consommation; il peut être alors nécessaire de passer directement à l’analyse macroéconomique keynésienne. L’analyse macroéconomique peut être complétée par une analyse historique (au sens large c'est-à-dire prenant en compte la dynamique historique de la consommation) où on pourra à la fois s’appuyer sur la consommation de masse des trente glorieuses (vue aussi en Histoire) et sur l’analyse des courbes de diffusion de la consommation (dont la forme a singulièrement changé ente les années 50 et aujourd’hui).

Présentées ainsi, les notions de consommation et de consommateur auront vraiment du sens auprès des élèves car on ne comprend vraiment l’intérêt d’une approche qu’en la confrontant immédiatement à d’autres types d’approches. Ainsi, le calcul cout/avantage n’est vraiment parlant que s’il s’oppose et complète une analyse en termes de contraintes sociales.

On voit donc que l’entrée par les disciplines créé un sérieux « angle mort », à savoir tout le « savoir hétérodoxe » - sociologie économique, économie institutionnaliste mais aussi sociologie analytique. Allons plus loin. Présenter les disciplines comme pratiquant des langues différentes a des implications idéologiques profondes. Dire que le langage de la sociologie est totalement étranger au langage économique, c’est opposer l’homo-socialis contraint à l’homo-œconomicus pleinement autonome et s’interdire de voir les autres positionnements comme l’Economie Institutionnelle et la sociologie économique. C’est aussi s’interdire de voir toutes les dimensions non rationnelles qu’il peut y avoir chez des auteurs comme Keynes. Bref, c’est réifier une « sociologie critique de gauche » opposée à une « économie individualiste de droite ». Finalement, c’est éliminer les hétérodoxes des deux champs : les économistes hétérodoxes mais aussi les sociologies individualistes, cognitivistes ou interactionnistes.

A l’inverse, le choix traditionnel des SES consiste donc dans la présentation d’un objet en combinant les disciplines (micro, macro, socio, histoire, etc…) et sans s’interdire de présenter les hybrides ou les approches difficilement classables (Veblen, Galbraith, Simmel,…), approches qui ne peuvent pas trouver leur place dans le programme actuel. De plus, en présentant les différents versants disciplinaires, on aura montré l’intérêt des diverses méthodes à partir d’un même objet : modélisation hypothético-déductive (NC), expérimentation psycho-sociale (économie expérimentale), analyse statistique (macroéconomie keynésienne), données d’enquête (sociologie bourdieusienne). On montre même l’intérêt et la complexité des oppositions paradigmatiques (individu/groupe, rationnel/non rationnel, intérêts/valeurs,…). Mais surtout et c’est là le plus important, les élèves comprendront à travers cet objet simple à quel point le regard spontané de l’acteur sur ses pratiques est partiel, partial et incomplet. Toutes choses, tous avantages qui ne peuvent pas émerger d’une approche fondée sur une approche présentant  les disciplines comme irréductible les unes aux autres, travaillées par des langages étrangers les uns aux autres. Cela n’interdit pas, bien au contraire, d’expliquer aux élèves que des disciplines institutionnellement installées tendent à développer un langage spécifique (ou, tout au moins, dominant). En clair, il n’est pas difficile de leur expliquer qu’en faculté de science économique ils verront le consommateur sous l’angle de la microéconomie et de la macroéconomie mais assez peu, voire pas du tout, sous l’angle sociologique.

Une question de regard à prendre au sérieux

D’autres critiques sont régulièrement faites à l’approche que nous défendons. La première, portée par les partisans de l’actuel programme, est qu’avant de savoir aborder un problème conjointement sous l’angle de l’économie et  de la sociologie (ce qu’on retrouve dans le nouveau programme dans les chapitres « regards croisés) il faut au préalable maitriser chacun des regards avant de les croiser (c’est le même démarche que celle qui est défendue par Alain Caillé avec l’image des langages). Nous avons vu ce que l’on peut penser d’une telle métaphore et que les problèmes se résolvent aisément si on attaque le problème par  la question des méthodes. 

L’autre reproche qui est régulièrement fait à notre approche et au programme que l’on propose est son excessive ambition. « Qui trop embrasse mal étreint » (rapport Guesnerie) ou bien, selon les propos des représentants de l’Institut De l’Entreprise, il vaudrait mieux restreindre les ambitions et en savoir plus sur peu de choses (par exemple, se limiter à la micro économie du consommateur rationnel et apprendre à l’élève à choisir son forfait téléphonique). On peut répondre de deux manières à ces critiques. La première est de rappeler que l’ambition intellectuelle est le lot de toutes les disciplines : il suffit de comparer nos programmes avec ceux des historiens géographes ou des philosophes pour constater que  nous sommes infiniment moins ambitieux qu’eux. La deuxième réponse porte sur la démarche utilisée car, à force d’employer les mêmes expressions nos détracteurs semblent oublier qu’ils utilisent des métaphores. Le « qui trop embrasse mal étreint » repose sur l’image d’un objet qui serait trop gros pour qu’on puisse le prendre entre ses bras. Or le verbe « embrasser » peut suggérer une autre métaphore, beaucoup plus pertinente dans le cadre des sciences sociales, et qui retourne complètement les conclusions à faire. « Embrasser » c’est aussi « embrasser un paysage du regard ». Tous ceux qui se sont adonnés un jour ou l’autre au dessin ou à la peinture savent que la première chose à faire pour représenter un paysage est d’en repérer les lignes de force et non d’en reproduire les détails, travail qui  ne viendra qu’en dernier lieu. Cette dernière métaphore n’est d’ailleurs pas si éloignée du champ sociologique. Je pense aux écrits de Georg Simmel dans « Esthétique sociologique » (L’observation des actions humaines doit son attrait toujours renouvelé à un mélange d’une inépuisable diversité (...) Les tendances, les évolutions, les antagonismes de l’Histoire humaine peuvent être ramenés à un nombre étonnamment réduit de motifs originels ») et surtout à la notion d’ideal-type chez Weber : « On obtient un  idéaltype  en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène » (Max Weber : « L'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » 1904 dans « Essais sur la théorie de la science » - Plon – éd 1965 –p 141)

A quoi reconnait-on un dessinateur débutant ? En général il commence par dessiner de manière minutieuse l’iris de l’œil ou la boucle de ceinture du personnage puis il élabore son dessin  autour et finit par se rendre compte que l’ensemble est mal cadré et peut jeter son travail. C’est ce que fait l’enseignant qui penserait qu’il suffit de présenter le comportement rationnel du consommateur ou l’habitus bourdieusien pour comprendre ce qu’est un consommateur. Que fait le dessinateur chevronné ? Il commence par « dresser le tableau », repérer les lignes de force, poser les silhouettes et chercher le mouvement. Puis, peu à peu, il entrera dans les détails. L’élève n’aura peut être pas tous les détails à sa disposition mais il bénéficiera d’un tableau général pertinent.

 

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