DOUZE HOMMES EN COLERE : L'APPRENTISSAGE DES DEMARCHES EN SCIENCES SOCIALES A PARTIR D'UN SUPPORT CINEMATOGRAPHIQUE
DÉTOURNEMENT DE FILM : L' APPRENTISSAGE DES METHODES EN SCIENCES SOCIALES A PARTIR D'UN SUPPORT CINEMATOGRAPHIQUE.
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http://www2.cndp.fr/RevueDEES/pdf/113/00701511.pdf
Expliquer aux élèves la nécessité de recourir à des méthodes rigoureuses pour analyser un problème sociologique et présenter ces méthodes me semble poser quelques problèmes en classe de première. Ces problèmes viennent principalement du fait que présenter des méthodes suppose que les élèves aient une certaine connaissance des problèmes, afin d'en saisir l'intérêt et la portée et que, parallèlement, il leur est souvent nécessaire de maitriser ces méthodes si on veut leur présenter les problèmes.
Mon article comporte parties. Dans la première partie je présenterai la trame générale de l'histoire. dans la seconde partie je montrerai comment j' utilise certains éléments du film pour aborder les problèmes méthodologiques (je délaisserai cependant quelques éléments que j'utilise habituellement en classe, une présentation dans le cadre d'un article me semblant difficile à faire). Enfin je mettrai en évidence les objectifs généraux visés, les autres utilisations possibles du film et je n' omettrai pas les limites de ce type de travail.
I) Le thème du film.
Un jeune garçon est accusé d'avoir tué son père. Les douze jurés doivent décider de sa culpabilité ou de son innocence mais la décision doit être prise à la majorité. Tout va dans le sens de la culpabilité du jeune homme : il avait l'habitude de se disputer avec son père et, le soir du meurtre, la dispute fut plus violente que d'habitude. Vers minuit, le voisin vivant dans l'appartement du dessous, une personne âgée ayant de la peine à se déplacer, a entendu la dispute, le jeune homme crier "je vais te tuer" puis la chute du corps. Il s'est alors levé de son lit et a marché vers le palier juste à temps pour voir une silhouette s'enfuir, silhouette dans laquelle il a reconnu le jeune homme. Parallèlement une dame habitant dans un immeuble en face de l'appartement, séparé une voie de train, déclare avoir vu - de son lit et à travers les fenêtres éclairées d' un train qui passait à ce moment - le jeune homme frapper son père d'un coup de couteau à la poitrine. La police alertée, découvre le corps du père dans la cuisine et interroge au même endroit le jeune homme qui prétend avoir passé la soirée au cinéma; il est, hélas, incapable de donner le moindre détail sur le film et un commerçant déclare lui avoir vendu la veille un couteau semblable à celui qui a été abandonné sur les lieux du crime.
II) Les arguments utilisés au cours du film.
A) Les arguments en faveur de la culpabilité.
Dans un premier temps les jurés décident d' indiquer les raisons pour lesquelles il penchent pour la culpabilité. Cela nous donne l'occasion d'avoir une bonne panoplie de "mauvaises raisons" ou de raisonnements fallacieux couramment utilisés. Il est alors bon d'en discuter avec les élèves. Quelles sont ces raisons?
- Un premier juré justifie sa position en estimant "qu'on n'a pas prouvé le contraire". Bonne occasion de rappeler aux élèves que la charge de la preuve revient à l'accusation et qu'il n'est jamais possible de prouver qu'on est innocent (un exemple parlant peut consister à montrer qu'on peut parfois prouver à un élève qu'il a triché mais que cet élève ne pourra pas prouver qu'il n'a pas triché).
- Un deuxième juré déclare "qu'il s'en tient aux faits". Toute la suite du film, et de notre travail, montrera que, s'il faut toujours tenir compte des faits, ceux ci sont souvent des constructions.
- Le troisième juré relève que le mobile du crime, la haine du fils à l'égard de son père qui l'avait souvent frappé, permet de retenir la culpabilité. La recherche du mobile peut être d'une aide précieuse pour avancer dans une recherche ou une analyse mais ne peut tenir lieu de preuve. Nous n'aurons pas de difficultés à trouver dans la réalité économique et sociale des situations où cette démarche aboutit à chercher "qui tire les ficelles" et nourrit les diverses thèses du complot ( les "200 familles", les juifs,...).
- Le juré suivant conclut à la culpabilité du jeune homme parceque son passé et son milieu social l'ont amené à se battre fréquemment ("le taudis engendre des criminels"). Nous avons là l'occasion de montrer que si les conditions socio-économiques doivent être retenues dans l'analyse du comportement, on ne saurait accepter une position extrême qu'on pourrait qualifier de "déterminisme sociologique extrême" ou de "sociologisme".
B) La confrontation des faits à une analyse rigoureuse.
Durant la suite du film, Henri Fonda s'efforce de confronter les "faits" et les "témoignages" afin d'éclairer la situation. Au cours de ce processus il utilisera des méthodes proches de celles qui sont utilisées en sciences sociales : induction, déduction, expérimentation, observation et observation participante.
- Le morceau de bravoure du film est la manière dont il utilise la méthode déductive pour éliminer les deux témoignages essentiels. Rappelons que, d'une part, le vieil homme habitant l'appartement du dessus a entendu les bruits de la dispute et le corps tomber et que, d'autre part, de l'autre côté de la voie une femme a vu le crime à travers les fenêtres éclairées du train passant entre les deux immeubles. Mais le passage du train est tellement bruyant qu'il ne permet pas d'entendre les bruits de dispute ou la chute de la victime; donc, soit la femme a bien vu le crime mais le vieux n'a pas pu l'entendre, soit celui ci l'a entendu mais c'est alors en dehors du passage du train et la femme n'a pas pu voir un crime qui s'est produit en pleine nuit.
Il s'agit d'une pure méthode déductive puisqu' Henri Fonda a "construit" une situation hypothétique (même si elle fut présentée comme vraie) et en a tiré les conclusions logiques. Cela permet au passage de donner quelques indications sur la fragilité des témoignages et d'entamer une discussion sur la notion de "fait".
- Par la suite, Henry Fonda se livrera à deux occasions à des "expérimentations".
Il le fera une première fois pour vérifier la valeur du témoignage de la personne âgée vivant dans l'appartement du dessous. Celle ci, marchant péniblement parcequ' handicapée, déclare avoir entendu la dispute de son lit puis s'être levée pour ouvrir la porte de son appartement juste à temps pour voir l'accusé s'enfuir dans l'escalier. Tout cela aurait pris, aux dires du témoin, quinze secondes. A l'aide d'un plan de l'appartement les jurés décident de simuler la scène. Ils aboutissent à la conclusion que la personne âgée n'a pas pu arriver à sa porte en moins de quarante secondes. L'expérimentation est bien entendu fragile mais semble probante et permet d' aborder en cours la manière dont on peut utiliser des situations expérimentales, notamment en psychologie sociale. On en verra les intérêts et les limites.
- La deuxième expérimentation permettra également de présenter "par la bande" la notion d'observation participante. Les jurés pensent que le jeune homme, qui mesure 1,70 mètre, a pu frapper son père à la poitrine d'un coup de couteau porté du haut vers le bas. Un des jurés qui a passé son enfance dans ces quartiers explique qu' on n'utilise pas le couteau de cette manière quand on se bat; il vaut mieux, pour être plus rapide, l'utiliser en frappant du bas vers le haut. Pour aboutir à cette conclusion il était nécessaire d'avoir vécu dans ces quartiers. on pourra alors montrer comment certains sociologues estiment nécessaires de recourir à l'observation sur le terrain ou à l'observation participante pour analyser des phénomènes sociaux (on peut se servir des travaux de l'Ecole de Chicago ou de "Street Corner society" de B. F. Whyte, traduit récemment).
- Il y aura enfin un recours à l' induction. Un des protagonistes du film remarque qu'un des jurés est souvent gêné par de petites marques laissées par le port de ses lunettes. Il constate que la femme qui est venue témoigner avait également de petites marques. On en déduit qu'elle porte habituellement des lunettes, ce qu'elle n'a pas fait lors du procès. Or personne ne se met au lit avec ses lunettes (au risque de la abimer); comment aurait elle alors pu reconnaitre le jeune homme à vingt mètres de distance sans lunettes?
- J'ajouterais qu' à une occasion une (très bonne) élève m'a fait remarquer que si la culpabilité du jeune homme n'est pas prouvée son innocence ne l'est pas non plus; tout ce qu'on a pu faire c'est "réfuter" les thèses avancées. Avec une bonne classe il est alors possible de donner quelques indications sur la "réfutabilité" (ou "falsifiability") chez Karl Popper.
Bien sûr, les conclusions auxquelles les jurés aboutissent sont finalement aussi fragiles que les preuves prétendument inattaquables au départ mais cela suffit à mettre dans l'esprit des jurés et à conclure, à l'unanimité, à la non-culpabilité du jeune homme. Bien sûr l'utilisation du film a ses limites et j'ai délaissé les fréquents recours à des explications "psychanalytiques" plutôt discutables. Je suis également conscient du fait que les exemples du film ne représentent pas des cas purs de chaque méthode mais il reste que ce film permet une voie d'entrée stimulante pour les élèves dans l'utilisation de méthodes rigoureuses.
C) Les méthodes utilisées en sciences sociales.
Dans une deuxième étape du travail, et afin de vérifier la bonne compréhension des élèves, je fournis divers documents et leur demande de les rattacher aux diverses méthodes présentées ainsi qu'aux arguments discutables apportés par les jurés au début du film.
- Une première série de documents est constituée d'un propos xénophobe accompagné de statistiques sur la population carcérale selon la nationalité. Il permet de montrer que les prénotions se fondent sur un constat que confirment les statistiques (il y a en pourcentage plus d'étrangers que de français en prison) mais qu'une bonne analyse suppose une prise en compte des phénomènes de corrélation.
- Le deuxième document reprend des extraits d'un article classique de Chamboredon sur la délinquance juvénile. On montre comment des méthodes inductives, passant par les statistiques, permet de distinguer, dans une optique durkhemienne, différents types de délinquance.
- Les troisième et quatrième documents sont des extraits des "chômeurs de Marienthal" de Lazarsfeld montrant l'utilisation de divers outils (biographies, budgets temps, statistiques diverses,...) et notamment le recours à l'observation par le chronométrage de la déambulation des chômeurs dans la rue principale de Marienthel (il faut cependant préciser que ce document se heurte généralement au scepticisme des élèves et réclame explication et justification).
- Le cinquième document est un extrait de "L'école primaire divise" de Baudelot et Establet présentant une thèse entrant dans le cadre des "théories du soupçon", thèse qui, à mon sens, relève seulement de la recherche du mobile ("à qui profite le crime?"). Des statistiques classiques de réussite selon la C.S.P. du père permet de nuancer ce type de thèse et d'en montrer les fondements.
- Le sixième document est une référence au modèle de ségrégation de Schelling et permet de montrer en quoi une approche déductive peut être efficace.
- Il m'est également arrivé d'introduire des textes sur la fragilité des témoignages et sur les méthodes expérimentales (par exemple les textes de Kapferer).
Bien sûr les possibilités d'exemples fourmillent et je n'ai peut être pas toujours choisi les meilleurs mais il me semble que la démarche est en elle même efficace.
III) Objectifs et autres utilisations possibles.
A) Ce film est suffisamment riche pour donner lieu à d'autres utilisations.
- Ce peut être un bon élément de démarrage pour commencer un chapitre sur la justice.
- Dans un chapitre consacré à la démocratie il peut être utile dans la mesure où il montre que le vote (ou le suffrage universel) est un processus efficace de décision mais ne permet pas de déterminer ce qu'est la vérité ou la bonne décision. Cela me semble indispensable à une époque où on a souvent le sentiment que la décision de la majorité tient lieu de vérité scientifique ("Tout le monde sait bien que..." ou "les experts ont tort lorsqu'ils vont à l'encontre de l'opinion majoritaire").
- Il peut être également utile dans l'analyse de la déviance (les réactions du groupe vis à vis d'Henry Fonda sont à cet égard parlantes) ainsi que des phénomènes de groupe (comme la "polarisation des décisions).
- Enfin il permet de montrer, et c'est là me semble-t-il le plus important, qu'aucune "vérité" ne peut être admise sans analyse préalable. C'est un bon moyen de lutter contre les prénotions et ce d'autant plus que les élèves ont alors la possibilité de s'identifier au héros du film.
B) Je me permettrais d'ajouter qu'on peut, au delà de l'analyse sociologique, apporter une pierre à la formation des élèves en présentant un film respectant le principe d' unité de lieu, de temps et d'action et fondé sur un rythme lent tranchant avec la volonté de vitesse et de "zapping" typique d 'une grande partie de la production cinématographique actuelle. Peut on demander aux élèves de prendre le temps d'observer et d' analyser quand on les habitue simplement à ressentir le rythme et la violence des images?
C) Limites du travail.
Mon travail n'est bien entendu pas sans défauts et j'en citerai quelques uns :
- La vision du film et le travail ultérieur nécessite un assez grand nombre d'heures mais le résultat en vaut la peine.
- Le passage des exemples du film aux extraits d'articles n'est pas toujours aisé pour tous les élèves.
- Enfin, le forme du film (unité, lenteur de l'action,...) peut rencontrer le refus de certains élèves.
Commentaires
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- 1. mdr Le 17/09/2020
trop vrai -
- 2. sianipar Le 07/12/2016
bonjour, je peux utiliser votre travail pour des etudiants arts?
merci en avance-
- thierry rogelLe 07/12/2016
Bien sûr! C'est fait pour ça. Bonne soirée
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- 3. AM Le 11/11/2013
Ce résumé est excellent, je tiens a en féliciter son auteur . Bravo. Je vais recommandé votre site -
- 4. Anna Le 03/09/2013
Bonjour,
j'ai lu votre article avec beaucoup d'intérêt. Je m'en suis inspirée pour construire un cours pour éducateurs sociaux. Je vous ai bien sûr cité!
Merci pour avoir mis votre contribution en ligne.
Anna -
- 5. S. Perez Le 05/03/2012
merci pour l'éclairage en termes de sociologie. J'étudie le film en classe de troisième, avec des objectifs plus modestes, à la suite de la lecture de Claude Gueux (Hugo). Votre expérience nourrit ma réflexion.
S. Perez -
- 6. touré aikaba Le 06/02/2012
Je trouve l'explication de ce film est tres riche ça permet a tous les éléves de savoir précisement l'objectif de ce film et le message qu'il veut véhiculer merci encore à l'auteur de ce travail exellent -
- 7. pouget Le 02/09/2010
bonjour,
puis je utiliser votre travail en support pédagogique pour des étudiants infirmiers ?
en vous remerciant
D. Pouget
Réponse
Bien sûr!
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Il suffit seulement d'indiquer le nom de l'auteur du TD (...et laisser un mot sur le site...juste pour savoir que mon travail a pu servir)
Thierry Rogel
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