DESSINER DES PETITS MICKEYS

DESSINER DES PETITS MICKEYS

Une histoire sociale de la Bande Dessinée en France et en Belgique – 1945-1968

Jessica Kohn – Éditions de la Sorbonne – Histoire Contemporaine – 2022[1]

Introduction

« La polyvalence des dessinateurs et leur dépendance vis-à-vis du marché a des conséquences directes sur la manière dont ils construisent et définissent leur métier, en termes d’auto-représentation, de sociabilités comme de revendications » (Extrait du texte de présentation du livre sur le site de la « Bibliothèque Cité internationale de la bande dessinée et de l'image »)

Ce livre est issu d’une thèse présentée en 2018 et dont on peut retrouver l’intégralité sur internet (« Travailler dans les Petits Mickeys : les dessinateurs-illustrateurs en France et en Belgique de 1945 à 1968 » https://theses.hal.science/tel-02147283/file/These_KOHN_Jessica_2018.pdf ). La thèse fait 880 pages (contre 315 pages pour le livre) et contient notamment l’intégralité de treize entretiens avec des auteurs. Il s’agit d’une thèse d’Histoire écrite dans le cadre de « L’école doctorale des études anglophones, germanophones et européennes » sous la direction de Jean-Paul Gabilliet et Laurent Martin. Le contenu de l’ouvrage montre la porosité qui existe entre les différentes disciplines de sciences sociales puisqu’il s’agit clairement d’une thèse d’Histoire sociale (dans le cadre d’études linguistiques) dont la consultation des sources montre toute l’importance de la sociologie. Parmi les auteur.e.s cités en bibliographie les sociologues représentent environ 20% d’entre eux. Une consultation pleine page de la thèse publiée sur Internet permet de voir que si les historiens se taillent la part du lion en termes de citations (48 citations pour Pascal Ory, 36 pour Christian Delporte) les sociologues ne sont pas en reste (31 pour Andrew Abbot, 27 pour Boltanski dont l’article de 1975, « La constitution du champ de la bande dessinée» peut être considéré comme fondateur) ;  les spécialistes de la BD représentent un troisième groupe : Thierry Groensteen (25 citations) qui enseigne l’histoire de la BD mais n’a pas de formation historique, Gilles Ratier (35 citations) auteur d’un rapport annuel  sur la situation économique et éditoriale de la bande dessinée, ou Richard Medioni (27 citations), ancien rédacteur en chef de Pif Gadget.

            De fait la lecture de ce livre ne déstabilisera pas les lecteurs amateurs de sociologie puisque son objectif est de présenter et d’analyser la constitution de ce qu’on appelle communément (et semble-t-il abusivement) l’école « franco-belge » de bande dessinée entre 1945 et 1968. Il ne s’agit donc pas simplement de présenter diverses monographies d’auteurs de BD mais de montrer comment s’est constitué un sentiment d’appartenance à un ou des groupes à travers les pratiques professionnelles et surtout à partir de revendications et d’actions collectives. Les méthodes de travail ne déstabiliseront pas non plus l’amateur de sociologie. L’auteur use des méthodes habituelles des historiens (mais aussi de certains sociologues) : recherches dans les archives des écoles d’art ainsi que dans les archives syndicales et professionnelles. A cela s’ajoutent divers entretiens avec les auteurs et autrices. Il faut noter en revanche les difficultés à utiliser les données statistiques dans la mesure où les catégories relatives aux auteurs de BD semblent absentes de la nomenclature Insee. Il a donc été nécessaire pour l’autrice de constituer un corpus d’analyse : celui-ci est constitué de 32 journaux et revues publiées à partir de 1938 et dont le dépouillement peut aller jusqu’à 2015 (dans le cas de Spirou) ou 2005 (pour le journal de Mickey) mais s’arrête le plus souvent aux années 1960-1970. A partir du dépouillement de ces revues, Jessica Kohn établit un corpus de 400 auteurs (dont seulement 39 femmes) dont elle analyse les trajectoires professionnelles.

            Choisir le cadre « franco-belge » s’explique dans la mesure où il s’agit d’un des trois grands foyers de la bande dessinée au niveau international (avec les Etats-Unis et les comics et le Japon et les mangas). L’analyse débute en 1945 que l’auteur rattache aux débuts des Trente Glorieuses et à une période d’enrichissement et de transformations sociales profondes (à ce titre on peut regretter qu’elle exploite trop peu les travaux d’Henri Mendras sur la « seconde révolution française », cités dans la thèse mais pas dans l’ouvrage). Jessica Kohn signale également l’apparition des Shadoks à la télévision comme point de référence quant au basculement culturel auquel on assiste alors.  La date de 1968 s’explique bien entendu parce qu’il s’agit du point d’orgue des transformations des années 60 notamment avec les évènements qui ont eu lieu en France. Mais il s’agit également d’un point de retournement pour la bande dessinée, marqué par la célèbre « réunion – convocation » de Goscinny dans un café  rue des pyramides qui se serait transformée en véritable tribunal[2] et aurait été en partie à l’origine du virage pris par le journal Pilote. S’inspirant du journal Étasunien « Mad » (que Goscinny connaissait bien pour avoir collaboré avec ses fondateurs) le journal fait de plus en plus référence à l’actualité et Goscinny organise des réunions hebdomadaires de rédaction[3]. On peut considérer que cela ouvre les années 70 où la BD souhaite s’émanciper de son statut de lecture pour enfants avec les créations de « L’écho des savanes » en 1972, de « Métal Hurlant » et de « Fluide glacial » en 1975.

Constitution du livre et méthodologie

Le livre est centré sur la fameuse bande dessinée « franco-belge » mais celle-ci représente-t-elle une réalité ? L’autrice ne retient pas cette idée et préfère considérer qu’il s’agit de deux ensembles nationaux qui ont chacun leurs spécificités et entretiennent des liens étroits permis notamment par les migrations des auteurs entre Paris et Bruxelles. Les 400  auteurs du corpus vont de Pinchon (le plus vieux, né en 1877 et auteur de Bécassine) aux plus jeunes comme Walthéry né en 1946. Les entrées dans le métier se font donc dans des contextes historiques différents qui doivent être pris en compte (l’autrice repère les entrées dans le métier par la date du premier dessin publié). Il s’en dégage des « générations » perçues par les dessinateurs eux-mêmes. L’autrice distingue trois grandes générations (parfois subdivisées en sous ensembles) : en premier lieu les « anciens » nés entre la fin du 19ème siècle et 1929 et entrés dans le métier entre 1900 et 1943. Viennent ensuite les « classiques modernes », entrés en activité entre 1944 et 1950 et nés pour la majorité entre 1915 et 1929 (une minorité entre 1901 et 1914 et une autre entre 1930 et 1936). Enfin les « modernes » entrent dans l’activité entre 1950 et 1967 et sont nés après 1915 pour les plus anciens d’entre eux et en 1946 pour les plus jeunes. Les distinctions entre générations sont donc essentielles pour comprendre la constitution du « groupe » mais ces effets de génération sont liés à des effets de période notamment à la rupture que constitue le milieu des années 60. Ce groupe de dessinateurs de BD est constitué surtout d’hommes urbains, issus des classes moyennes. S’il s’agit pour l’essentiel de natifs belges et français il ne faut pas négliger l’importance des auteurs immigrés, notamment espagnols et italiens. L’autrice constate la faible place prise par les femmes (trente-neuf sur le corpus de 400 auteurs soit moins de 10% ; aujourd’hui on estime ce pourcentage à près d’un tiers). Les femmes sont surtout liées à la presse pour jeunes filles et à la presse catholique (surtout au début de la période, juste après guerre) et spécialisées dans l’illustration ; leur place tend donc à régresser au cours des années suivantes à mesure que la BD s’impose en tant que spécialité. Cette place marginale occupée par les femmes et cette invisibilisation du travail féminin[4] étaient alors légitimées par une « mythologie des compétences » (les femmes seraient plus méticuleuses, patientes,…).

Comment voit-on les auteurs de bandes dessinées ?

La création de journaux destinés aux jeunes a explosé juste après guerre et c’était alors le support principal des bandes dessinées (avant de laisser la place à la diffusion en albums à partir des années 1980). Dans le cadre des revues, la presse catholique était centrale  jusqu’en 1962 elle publiait plus de la moitié des bandes dessinées et embauchait la majorité des dessinateurs. A celle-ci on peut ajouter une presse plus proche des cadres politiques (Vaillant…) et il faut noter l’arrivée ou le retour des BD Etatsuniennes interdites pendant la guerre (Superman, Mickey,…)[5]. L’influence américaine se fit également de manière plus discrète par les auteurs français et belges eux-mêmes : Jijé, Morris et Franquin partirent tenter leur chance aux Etats-Unis (sans succès)[6]. Goscinny a travaillé aux EU avec les créateurs de la revue Mad durant les années 50 ; des auteurs aussi importants dans les années 70 que Gotlib revendiquèrent également l’influence de Mad.

A l’origine la bande dessinée peut être qualifiée de « culture populaire » et ce n’est que dans les années 1960 qu’on la rapprochera de la notion de « culture de masse » et dans les années 1970 qu’elle s’émancipera véritablement. Ces évolutions seront le fait des auteurs et éditeurs mais il faut également retenir l’action du « premier cercle » du public, celui des amateurs et des « bédéphiles ».  Perçue d’abord comme une lecture pour enfants, la BD fit l’objet d’une surveillance particulière. On peut notamment citer les lois spécifiques de 1949 en France et 1950 en Belgique. La fort connue « loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse » présentée comme une arme pour la protection de l’enfance fut le produit d’une alliance entre les milieux catholiques, soucieux du respect des bonnes mœurs, et les milieux communistes qui voyaient là un instrument protectionniste contre les bandes dessinées venues des États-Unis (notamment les productions Disney et Superman). Cela a permis une somme d’avertissements et d’interdictions aboutissant à des formes d’autocontrôle par les éditeurs et d’auto censure par les auteurs[7]. On comprend que la BD d’après-guerre fut soucieuse de légitimité et chercha à se rattacher à la culture scolaire notamment par la didactique par l’image (qui, selon Jessica Kohn, constitue une tradition dans laquelle la bande dessinée s’inscrit). C’est particulièrement net pour l’utilisation de l’Histoire et des sciences dont Jessica Kohn dégage trois formes possibles : le « récit édifiant », en perte de vitesse à partir des années 1960, qui appartient à la culture religieuse, communiste ou nationale (on peut penser à « Don Bosco » de Jijé). La deuxième forme est celle du « documentaire historique » ou scientifique qui approfondit l’apprentissage scolaire (les « Pilotorama » du journal Pilote dans les années 60, les « belles histoires de l’oncle Paul », « Mickey à travers les siècles », « L’histoire de France en 80 gags », …). Enfin, la troisième catégorie est constituée par les fictions qui reposent sur un arrière plan technique, scientifique, historique ou social crédible (« Les chevaliers du ciel », Astérix, « chevalier Ardent », Alix,…). La lecture de ces BD va s’articuler au capital scolaire dans la mesure où le jeune lecteur ne peut véritablement goûter à ces histoires que s’il en connait les arrière-plans scolaires ou savants (par exemple, le plaisir de la lecture d’Astérix est renforcé par les références aux évènements ou aux personnages vus en cours d’Histoire). Il y a donc une transmission d’une culture commune qui donne une certaine assise à la BD même si celle-ci reste très dépendante du champ scolaire. Toutefois une nouvelle forme d’humour commence à s’imposer durant les années 60, humour marqué par le non sens anglo-saxon et qui joue sur la satire de la société et l’humour noir. Fortement inspiré par Mad on en trouve les premières traces dans Hara Kiri puis dans Pilote dans un premier temps grâce à la migration d’auteurs venus d’Hara Kiri (qui subit interdiction sur interdiction) – Fred, Cabu, Gébé, Giraud/Moebius, Reiser,…- et par la transformation du journal Pilote après 1968 qui développe des « pages d’actualité » et s’inspire clairement de Mad (que Goscinny connaissait bien). L’image publique du dessinateur de BD va donc changer sur la période. Elle n’est guère reluisante en début de période où  la BD est considérée comme relevant d’un « art mineur » et l’auteur de BD est  vu comme auteur pour enfant dessinant des « petits mickeys » ou comme un « ouvrier du dessin » plus que comme un artiste. Au pire il pervertit la jeunesse. A partir des années 60 certains d’entre eux seront vus comme reporters ou comme humoristes. Il va en découler une plus grande diversité de styles de bandes dessinées qui vont permettre aux auteurs de multiplier leurs relations sociales et professionnelles.

Comment les auteurs de bandes dessinées se voient-ils?

Formations et fonctions

Parler de dessinateurs de BD semble aller de soi mais la construction de ce métier s’est faite progressivement[8]. Dans les années 50 ils sont polyvalents : dessinateurs, illustrateurs, dessinateurs d’actualité, encreurs, coloristes,… ils ont souvent commencé dans le dessin animé et travaillent pour les journaux ou la publicité,  dessinent pour des jeux, des publicités, des gags en un dessin, des dessins rédactionnels, des illustrations de nouvelles et sont parfois enseignants (notamment dans des écoles d’arts) ; ce n’est que progressivement que s’est faite la spécialisation dans la BD (à partir des années 50-60). Et dans le strict cadre de la bande dessinée ils peuvent être également scénariste, rédacteur voire rédacteur en chef, fonctions qui n’existaient pas toutes officiellement : le scénariste par exemple n’avait en France aucune existence légale et était payé par le dessinateur. La très grande majorité des auteurs du corpus ont suivi des études d’art (Beaux Arts, Arts Décos, écoles privées,…L’autrice les présente avec précision dans son livre) mais ils ne sont pas toujours allés au bout de leur cursus et il y aurait un certain nombre de « déviations de trajectoires » (d’études interrompues). Ces écoles fournissent bien sûr un certains nombre de techniques et permettent aussi la mise en place de « réseaux professionnels »mais elles ne peuvent suffire à la formation au métier de dessinateur de bande dessinée (quand elles le font) ; une autre étape est souvent celle de la formation au sein de « studios » ou d’ateliers menés par un dessinateur déjà aguerri. Jessica Kohn différencie de manière idéal-typique les studios et les ateliers : les premiers sont plutôt dans une logique de formation et d’apprentissage (studios Jijé, Franquin, Greg) alors que les ateliers existent plus dans une logique de production et sont parfois taylorisés de manière extrême (Hergé, Peyo mais surtout Vandersteen[9] ).

Conditions de travail

Malgré tout, le travail de dessinateur est avant tout un travail solitaire et les rencontres entre collègues, mis à part dans le cadre des studios ou des ateliers, sont épisodiques (aux sièges des journaux ou dans les cafés qui sont souvent des lieux de socialisation informelle) ; cependant les affinités peuvent aller jusqu’à la formation de « clans ». On peut donc parler de réseaux qui se forment entre  dessinateurs ;  dans les années 50 ils seront plutôt géographiques (France –Belgique) ou « éditoriaux » (liés aux différents journaux) et se diversifieront à partir des années 1960 (corrélés à la diversification des supports et des types de BD). La question de l’indépendance du dessinateur est complexe. Travaillant pour un ou des journaux ou par l’intermédiaire d’agences de presse, leur notoriété ou la multiplicité des journaux auxquels ils collaborent peut leur permettre d’acquérir une certaine indépendance mais à l’inverse ils peuvent se retrouver dans une situation très dominée. Au sein des journaux, les situations peuvent être également diverses. Dans bien des cas le rédacteur en chef conserve une activité de scénariste ou de dessinateur (c’était le cas par exemple pour Greg chez Tintin ou Goscinny et Charlier chez Pilote). Se dessine alors une double logique hiérarchique : l’une est fondée sur les fonctions (à l’instar des entreprises en général), l’autre est fondée sur l’expertise et la compétence. Il en découle des rapports eux-mêmes complexes qui vont de la stricte division du travail où les rédacteurs en chef acceptent ou non les propositions apportées par les dessinateurs au travail collaboratif (dont l’exemple extrême est celui de Hara Kiri) et dont les fameuses réunions de rédaction de Pilote peuvent représenter un cas intermédiaire.

Mythologisation du métier

      L’image du dessinateur de BD a été longtemps dévalorisée mais comment les auteurs se voyaient –ils eux-mêmes ? Ils développent fréquemment un récit mythique que Jessica Kohn s’astreint à réfuter. En effet, le discours dominant est un discours autodidactique et innéiste, dénigrant ou ignorant la formation initiale. Dans ce récit, le talent (voire le génie) est un Don qui devrait tout à l’individu lui-même et rien à une formation qu’il n’a pas reçu ou qu’il a rejetée. Or le travail d’archives effectué par l’autrice permet de montrer que sur les 400 auteurs du corpus seuls une vingtaine peuvent réellement se présenter comme autodidactes et 80 sont susceptibles de l’être sans qu’on puisse en apporter la preuve. Ces « autodidactes » font majoritairement partie de la génération des « anciens ». S’il y a donc une réalité, très minoritaire, elle est essentiellement générationnelle. Cependant cette image peut coexister avec d’autres auto représentations largement antagoniques, celle du « larbin » et celle de « l’artiste » (certains visent la réussite économique d’autres cherchent une légitimité culturelle). L’autrice signale également qu’à partir des années 60 émerge une nouvelle fonction ou image des dessinateurs de BD qui deviennent des quasi enseignants publics au travers des rubriques liées au dessin (du type « apprendre à dessiner »), des cartes blanches ouvertes aux lecteurs voire des rubriques consacrées à la bande dessinée et à son histoire[10]. Les dessinateurs vont également se parodier mutuellement et dessiner ainsi en creux  une interrogation sur les questions de style dans la BD et leur histoire.

Luttes pour la reconnaissance

Il  y a une très grande disparité de revenus mais globalement le revenu dans les années 60 est inférieur à celui d’un cadre moyen. Les dessinateurs sont fortement dépendants d’un marché qui connait une forte pression, pression renforcée par les courriers des lecteurs et les référendums (qui étaient parfois l’objet de manipulations et trucages dans la concurrence qui se jouait entre dessinateurs). De plus ces courriers et référendums ont pu constituer un outil de gestion du personnel. Cependant les usages ont pu être divers : si le référendum a trouvé toute sa place dans le journal Tintin, d’autres rédacteurs de journaux considéraient que ce n’était pas aux lecteurs d’influencer le contenu du journal ; différentes attitudes reflétant la diversité des images qu’on pouvait se faire de la bande dessinée.  La reconnaissance sociale des dessinateurs passe aussi et surtout par une reconnaissance de leur statut or celui du dessinateur est ambigu. Travaillant généralement chez lui et proposant ses productions aux divers journaux il peut être considéré comme travailleur indépendant mais sa dépendance à l’égard de ces journaux et agences rapprochent leur situation du salariat[11]. Le statut des dessinateurs oscille entre la situation d’indépendant et celle de salarié. La question est essentielle car le statut de salarié ouvre les droits à la sécurité sociale et à la retraite (notamment en France, la situation étant moins mauvaise en Belgique). Les dessinateurs ont donc cherché à se rapprocher du statut de journaliste et à obtenir leur carte de presse (le statut de journaliste est créé en 1935 et sera rapidement revendiqué par les dessinateurs de presse). Mais pour obtenir le statut de salarié il leur a fallu démontrer leur rapport de subordination vis-à-vis de leur employeur. Ils y aboutiront dans les années 1960 grâce à des séries de procès entamés individuellement. La question des droits d’auteur est également importante[12]. En France les dessins étaient la propriété des journaux avant la loi du 11Mars 1957 (En Belgique il n’y a pas de loi cadre mais les contrats évoluent dans les années 60). En 1956, Goscinny, Eddy Paape et Forton quasi inconnus à l’époque et qui travaillait pour l’agence « World Press » de Georges Troisfontaines établirent une « charte des dessinateurs » visant à « contribuer à la normalisation des relations contractuelles entre dessinateurs, scénaristes et éditeurs », ce qui entraina leur licenciement par Troisfontaines. Charlier et Uderzo démissionnent par solidarité. Les conséquences heureuses furent qu’ils créèrent ensuite les agences Edipresse et Édifrance surtout, participèrent à la création du journal Pilote.

            Ces revendications doivent donc passer par l’action collective, initiative assez problématique dans la mesure où les dessinateurs se croisent souvent mais qu’on ne peut pas parler de collectifs de travail (à part les studios et les ateliers). Il y eut cependant très tôt des créations d’associations (« Société des dessinateurs humoristes » en 1905, « Union des artistes dessinateurs français » (UADF) en 1925,…) et de syndicats notamment le « Syndicat des dessinateurs de journaux (SDJ) » en 1936, qui devient syndicat des dessinateurs de journaux pour enfants (SDJE) en 1946, le « Syndicat national des artistes dessinateurs » (SNAD - 1964),… le SDJE et l’UADF vont agir pour l’obtention du statut de journaliste et la carte de presse ce qui entrainera la création du SNDP (Syndicat National des Dessinateurs de Presse » en 1969. Selon Jessica Kohn les syndicats vont être à la base de la définition du « groupe » des dessinateurs de BD.

Commentaire sur l’ouvrage

Le livre de Jessica Kohn s’arrête à 1968, année qui formellement clôt l’ère où la Bande Dessinée est vue comme une lecture pour enfant ou un art mineur, période où les adultes en lisaient en cachette et où le métier de dessinateur n’existait pas socialement. 1968 est bien entendu une date phare à cause des évènements de Mai et, dans le domaine qui nous intéresse, à cause de la transformation du journal Pilote qui aura été le fer de lance de l’émancipation de cette littérature. Henri Mendras, dans « La seconde révolution française »[13] considère que 1968 est l’acmé d’une évolution qui commence autour de 1965 et se prolonge jusqu’en 1985 mais il ne cite pas (ou peu) la bande dessinée or on pourrait retenir les mêmes datations. Au début des années 1960, on peut assister aux premières manifestations de légitimation du genre avec la création du CELEG (Centre d'études des littératures d'expression graphique) sous l’égide notamment du cinéaste Alain Resnais, de la sociologue Evelyne Sullerot et de l’universitaire Francis Lacassin et de la « Société civile d'études et de recherches des littératures dessinées » (Socerlid)  avec Moliterni et Couperie en 1964 à la suite d’une scission du « club de bande dessinée » créé en 1962. En 1965 est créé le premier salon de bande dessinée à Lucques en Italie. En 1967 a lieu une des premières expositions consacrée à la BD (Bande dessinée et Figuration narrative au musée des Arts Décoratifs de Paris »).

Au-delà de 1968 on peut retenir la création des revues phares qu’ont été « Charlie mensuel » en 1969, « l’Echo des savanes » ainsi que  « Métal hurlant » et « fluide glacial » entre 1972 et 1975. Enfin, 1974 fut marqué par la création du salon d’Angoulême et par la disparition du journal Pilote[14]. A partir des années 80 la situation change, les éditions en albums vont s’imposer aux journaux[15] et à partir des années 90 la diffusion se fait également sur Internet et les blogs. La bande dessinée est de mieux en mieux reconnue et l’indice le plus flagrant est la création d’une chaire de de création artistique au collège de France en 2022 tenue par Benoit Peeters qui enseigne la « Poétique de la bande dessinée ». Cependant, l’entrée dans le métier est de plus en difficile et le métier se précarise, entrainant la diffusion des « États généraux de la BD » en 2014. Le métier n’ignorera pas les effets de Metoo et la dénonciation de Mathilda : le collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme organisera un boycott d’Angoulême 2016 qui n’avait retenu aucune femme parmi les auteurs sélectionnés.

La question de la place des femmes dans la BD a fait l’objet d’un ouvrage auquel Jessica Kohn a participé « Construire un matrimoine de la bande dessinée » (note de lecture à venir ?)

(mie en ligne le 10 septembre 2024)

 

[1] Je m’astreins normalement à ne pas donner d’autres références ou éléments que ceux indiqués par l’auteur. Je ne l’ai pas fait ici mais ai pris soin de les indiquer en notes de bas de page. De plus, afin de rendre cette synthèse la plus accessible possible, je n’ai pas suivi la structure de l’ouvrage.

[2] Pour une présentation détaillée de cet épisode voir Ch Kastelnik « René Goscinny et la brasserie…des copains » - 2019 - La déviation

[3] Jessica Kohn signale également l’apparition des Shadoks à la télévision comme point de référence quant au basculement culturel auquel on assiste alors.

[4] On retrouve donc ici aussi le fameux « effet Mathilda »

[5] Les SH américains étaient connus dans les années 60 (les SH Marvel seulement à partir des années 1970) mais leur influence est  assez faible et sans commune mesure avec la situation actuelle.

[6] Aventure relatée de manière libre , et critiquée, dans Schwartz et Yann ; « Gringos locos » - Dupuis – 2012.

[7]   On trouve facilement des exemples de ces interdictions sur internet. J’en ai présentés quelques uns dans un cours consacré aux « Mondes de l’art » de Becker pages 33 à 35 https://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/textes-pedagogiques/sociologie-et-sciences-sociales-1/les-mondes-de-l-art-howard-becker.html

[8] « quand j'ai décidé de faire de la bande dessinée, ce métier-là n'existait quasiment pas en France, et c'est pour cela que je l'avais choisi » (Christian Godard - communication personnelle)

[9] Willy Vandersteen, créateur de « Bob et Bobette » (près de 400 albums depuis 1945),  est moins connu en France que dans les pays néerlandophones.

[10] Des élaborations de dictionnaires de la BD dans le journal de Tintin par exemple.

[11] Ce qui n’est pas sans rappeler les combats actuels de certains livreurs

[12] Schématiquement on distingue deux grandes catégories de droits de propriété intellectuelles : le copyright, dominant aux Etats-Unis, qui accordent la propriété au diffuseur et le Droit d’Auteur qui reconnait la propriété de l’œuvre à son auteur.

[13]  Pour plus de précisions, voir sur mon site : « La seconde révolution française » (note de lecture) ou « 1965, la révolution française a-t-elle eu lieu ?

[14] Avec des réapparitions éphémères dans les années 80

[15] Les journaux crées au tournant des années 70 et 80 comme Circus ou « A suivre » n’existent plus ; seul fluide glacial a subsisté sur toute la période depuis les années 70  et parmi les journaux créés antérieurement les seuls survivants sont Spirou et les productions Mickey. On note toutefois des réapparitions, souvent éphémères, de revues comme « Pif gadget », « pilote et Charlie », « Métal hurlant », etc…

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