PARTAGE, LE NOUVEAU STADE DU CAPITALISME
Charles-Antoine SCHWERER
Le Bord De L’Eau – 2017
Ce livre est consacré à l’irruption des plateformes d’économie de partage telles que Airbnb ou Blablacar et à leurs conséquences sur le fonctionnement de l’économie ainsi que la place qu’elles occupent dans un possible nouveau « stade du capitalisme. L’ouvrage date de 2017 et les changements ont été nombreux depuis, cependant les grandes lignes tracées restent instructives. En premier lieu, Schwerer propose un certain nombre de définitions. L’ « économie collaborative » (Uber, Deliveroo) désigne un mode de production fondé sur la connexion d’individus et de communautés qu’il oppose au travail d’institutions centralisées. Au sein de cette «économie collaborative » on trouve « l’économie de pair à pair » (« Le bon coin ») comme place de marché facilitant le partage ou le commerce direct entre particuliers. « L’économie de partage » est un sous ensemble de « l’économie de pair à pair » qui se concentre sur le partage d’un actif et non sur sa vente ou sur son don. C’est la mise en commun, monétisée ou non, d’actifs entre particuliers. Dans le cas d’une monétisation, l’auteur parle d’ «Économie Marchande de Partage » (Airbnb, Blablacar, Hoetch,..). La caractéristique centrale de l’«Économie Marchande de Partage » est d’élever au rang de marché une relation entre particuliers (Blablacar et le covoiturage entre amis par exemple).
Un système particulièrement compétitif
Cette «Économie Marchande de Partage » étant à l’origine informelle, est particulièrement compétitive face à l’économie classique par sa simplicité administrative et l’absence de charges sociales ou de fiscalité. De plus, ce modèle bénéfice du travail gratuit des utilisateurs (quand ils laissent des appréciations sur les sites ou fournissent des informations et des photos sur FaceBook). Mais l’avantage majeur de cette économie numérique est la faiblesse du coût marginal qui avoisine le point zéro puisqu’une information ou une image, une fois qu’elle est diffusée, peut être retransmise sans coût supplémentaire. De plus, il s’agit d’une industrie de réseaux qui s’autoalimente avec le nombre d’utilisateurs. Dès lors il ya une tendance « naturellement monopolistique et il n’y a pas (pour le moment) de limites physiques à leur expansion numérique. Enfin, la forte vitesse de diffusion fait que les positions dominantes émergent très rapidement.
Repérer la raison marchande
Comme dans l’ «Économie Marchande de Partage » on ne partage pas un bien mais son usage, celle-ci se situe donc à la croisée de » l’économie d’usage », de « l’économie de pair à pair » et de « l’économie marchande » et elle constitue, par ses avantages, une concurrence déloyale à l’égard de « l’économie classique ». Il faut donc pouvoir appliquer les mêmes règles aux deux types d’économies mais il faut pour cela distinguer ce qui relève de l’occasionnel dans l’«Économie Marchande de Partage » et ce qui relève d’un véritable système marchand. Pour cela l’auteur passe en revue les divers critères possibles pour établir cette distinction : le niveau de revenus obtenus, la prépondérance de l’offre ou de la demande (un blabla car est à l’initiative d’un offreur alors qu’Uber répond à la demande d’un client). Le seul critère soutenable selon lui est l’intention de profit : soit on cherche à partager les coûts (ne pas utiliser sa voiture en étant seul) soit on recherche un profit. Mais il faut pour cela remonter au niveau des intentions : pour quelle(s) raison(s), par exemple, fait-on du covoiturage ? Partage des coûts ? Motivations écologiques ? Recherche d’un profit ? Dans certains cas, on peut repérer la motivation pécuniaire (quand une personne possède un très grand nombre de logements proposés sur Airbnb) mais il faut pour cela avoir accès aux données des plateformes.
Emploi et Bien-Être
Quelles sont les conséquences possibles macroéconomiques et macrosociales du développement de ces plateformes ? Les données précises manquent (en 2017) et l’auteur se limite à quelques conjectures.
Par exemple, l’«Économie Marchande de Partage » permet la création d’emplois directs, indirects et induits mais entraine également des destructions d’emploi et il est difficile de différencier la création nette d’emplois avec leurs simples transferts. Ainsi une enquête interne a permis de montrer que 27% des utilisateurs d’Airbnb ne serait pas venus à Paris si cette plateforme n’avait pas existé. Cependant ils seraient probablement partis ailleurs. Comment évaluer ces transferts ? De même il est difficile d’évaluer le surcroit de Bien Être amené par ces plateformes sachant qu’une bonne part de leur attractivité est due à leur fiscalité et qu’on ne peut pas toujours tenir suffisamment compte des externalités positives et négatives de ces activités (NB : mais depuis 2017, les difficultés de logement liées à l’essor de Airbnb sont devenues patentes).
L’Économie de partage, un nouveau stade du capitalisme ?
Pour l’auteur, l’«Économie Marchande de Partage » symbolise le passage à un « nouveau stade du capitalisme ». Schwerer s’appuie sur les travaux de Boltanski et Chiapello (« Le nouvel esprit du capitalisme ») qui montrent que le capitalisme a toujours été soumis à deux grandes catégories de critiques : la « critique sociale » et la « critique artiste ». La « critique sociale » repose essentiellement sur la question des inégalités ; la critique artiste porte sur les valeurs et leur appauvrissement ainsi que sur la remise en cause du lien social. La force du capitalisme est de changer et passee à un nouveau stade à mesure qu’il intègre les critiques qui luis sont faites et parvient à y répondre. Ainsi le capitalisme du 20ème siècle a été celui de la rationalisation croissante et de l’impersonnalisation des relations,… (Schwerer se réfère entre autres aux écrits de Ivan Illich – « De la convivialité »). Ce type de critique artiste s’appuie notamment sur l’idée qu’il y aurait incompatibilité entre les relations sociales et les relations marchandes, l’intrusion de l’argent dans les relations sociales détruisant celles-ci (il rappelle la fameuse anecdote de la crèche pour enfant où l’application d’une amende aux parents en cas de retard a paradoxalement multiplié les retards ; on peut trouver de nombreux autres exemples dans les livres de Michael Sandel par exemple). Cependant, l’auteur mobilise également les travaux de Viviana Zelizer qui permettent de montrer qu’il y a de multiples manières de concilier les relations monétaires et les relations sociales (mais souvent délicates à mettre en application. Voir « Viviana Zelizer – La signification sociale de l’argent »).
La force des plateformes de l’ « Économie Marchande de Partage » est de répondre à la critique de froideur des relations commerciales en y intégrant l’idée de convivialité comme élément central de son offre : par exemple, Bablacar permet de partager le coût voir ede faire du profit mais l’affichage de la relation sociale est au cœur de la promotion du service (de même pour Airbnb à ses débuts) ; « couchsurfing » en étant un des exemples les plus emblématiques. On assiste donc à un « réenchantement du marché » (au moins affiché). Le problème est qu’il faut pouvoir combiner la relation marchande avec l’idée de sociabilité. Cette combinaison est permise par les systèmes de notation et de commentaires (aussi bien par leurs qualités que par leur nombre). L’auteur montre que cette « convivialité » matérialisée dans les commentaires permet de concilier les deux approches de l’Homme qu’on trouve dans les écrits d’Adam Smith : l’homme égoïste et la relation impersonnelle de « La Richesse des Nations » (la bienveillance du boucher) et l’homme empathique de la « Théorie des sentiments moraux ». Ici, l’appréciation positive comme reconnaissance de la convivialité, permet à l’individu d’être valorisé aux yeux des autres (« superhost » chez Airbnb) et est un facteur d’attraction commerciale. La convivialité devient alors « une marchandise déguisée sous les oripeaux d’un cadeau ».
Vers des « sociétés de contrôle »
Le système de plateformes n’est cependant pas sans défauts et comportement un certain nombre de biais. En premier, un biais de stigmatisation : des recherches ont montré que la couleur de peau ou la l’origine d’un patronyme était corrélée à une offre moins onéreuse.
Le principe de la notation et de l’appréciation va également permettre l’essor d’un nouveau type de pouvoir. L’auteur s’appuie sur les travaux de Foucault et de Deleuze : nous glisserions de « sociétés disciplinaires » vers des « sociétés de contrôle ». Les « sociétés disciplinaires » sont caractérisées par la présence d’institutions dominantes (Etat, École, Famille, Armée,…) qui socialisent les individus et constituent donc un contrôle « a priori » ». En comparaison, les « sociétés de contrôle » sont marquées un contrôle horizontal (entre pairs) qui se fait « a posteriori », notamment par les appréciations. ( Il convient de remarquer qu’on retrouve ici des thèses, absentes de ce livre, comme celle de la « désinstitutionalisation » ou comme la distinction entre « extro détermination » et « intro détermination » chez David Riesman - « La foule solitaire « – 1946). L’idée n’est donc pas nouvelle mais ce type de contrôle gagne en force avec le numérique où les contrôles croisés se multiplient (l’offreur et le demandeur sur Blablacar ou Airbnb laissent leurs appréciations mutuelles ; ce qui pousse à faire des commentaires élogieux et constitue un autre biais du système d’appréciations).
Les « sociétés de contrôle » vont donc concilier la liberté de l’individu et la normativité : chacun est libre de faire comme il l’entend mais le « juge de paix » sera l’appréciation a posteriori sur le service ou sur le comportement. Ce contrôle a posteriori tend également à se propager hors des de « l’Économie Marchande de Partag »e grâce aux progrès du numérique. Schwerer cite notamment le « pay as you drive » et le « pay as you live » où le montant à payer aux assurances dépendrait du comportement de l’assuré au volant ou de son « hygiène de vie ». Il cite également des dérives inquiétantes comme celle d’une application permettent de repérer les SDF lors des maraudes de façon à rationaliser l’aide mais aboutissant à diffuser des informations sur des SDF sans leur accord.
Quelles critiques ?
Le « capitalisme de partage », nouveau stade du capitalisme va donc susciter un courant nouveau de critiques. Schwerer classe celles-ci en deux catégories, les « critiques radicales » et les « critiques correctives ». Pour les premières il s’appuie essentiellement sur les travaux de Gorz, Bauwens et Rifkin. Rifkin appuie ses analyses sur la caractéristique centrale qu’est le « Coût marginal zéro » qui devrait amener à une « économie du gratuit ». Bauwens va de son côté prôner un modèle altruiste et anticapitaliste fondé sur la motivation non monétaire (qui est souvent plus puissante que la motivation monétaire). Ces analyses s’inscrivent dans la perspective des « Communs », concept applicable aux biens et services dont le coût marginal est nul. Cependant, l’auteur montre les failles de ces approches : une bonne part de l’activité économique connexe au numérique reste soumise aux coûts marginaux croissants (fournitures, matières premières,…). Mais plus fondamentalement, il considère que Rifkin reste prisonnier du modèle de « concurrence pure et parfaite » caractérisé par une atomicité des marchés et une homogénéité des produits. Dans ce cas, un coût marginal zéro amènerait à l’ère du gratuit. Mais on se rapproche souvent des marchés de « concurrence imparfaite » où la tendance à la différenciation des produits et à l’établissement de situations monopolistiques éloigne de la perspective du gratuit. Enfin la question du financement des investissements est cruciale. Dans le cadre des « Communs » ce financement sera le fait de fondations ou d’associations mais fera difficilement face à des procédés plus « classiques » de financement.
Pour Schwerer la « critique radicale » ne tient donc pas d’un point de vue économique et ne peut que glisser que vers une critique sociétale ou politique d’un autre ordre. Il envisage donc une autre critique, « critique corrective », qui aboutit non à s’opposer au système « capitaliste » mais à insérer des possibilités de changement au sein même de ce système (NB : ce qui n’est pas sans rappeler l’opposition entre « socialisme scientifique » et « socialisme utopique au 19ème siècle).
L’auteur voit donc l’émergence d’un « capitalisme de partage » qui aurait pour spécificité de mettre les « plateformes numériques » en son centre, d’intégrer des éléments non marchands (« convivialité) dans la relation marchande, d’imposer le particulier comme acteur central, d’effacer la distinction entre offreur et demandeur, d’établir un « contrôle a posteriori » et d’établir les « Communs » comme contre modèle ou comme modèle alternatif.
ANNEXES
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