A. HENNION : LA PASSION MUSICALE - METAILLE - 2007
La passion musicale
Antoine Hennion
Métailié, 2007
Article consultable à l’adresse ci-dessous
https://journals.openedition.org/lectures/3650
Etrange ouvrage, décousu, composé de savants parcours historiques, d'analyses sociologiques, de description ethnographiques et de digressions ; mais un ouvrage qui, au final, trouve son unité dans la confrontation à deux défis, le premier est l'énigme que constitue la musique pour l'analyse sociologique ; le deuxième est de montrer la fécondité d'une « analyse sociologique des médiations ». En effet, l'analyse sociologique n'est à l'aise, selon Hennion, que face à des objets stabilisés; or, contrairement à la peinture ou à la sculpture, la musique présente la particularité d'être au plus loin de l'objectivation et de l'extériorité. Antoine Hennion renvoie alors dos à dos les approches purement esthétiques de l'œuvre qui refusent les déterminations sociales et les approches « sociologistes » faisant de l'œuvre un simple reflet de la société. Pour éviter ces deux écueils il lui faut développer une approche prenant pleinement en compte les différents médiateurs de l'œuvre musicale. Ces médiateurs sont de toutes sortes : humains (public, auteur, interprètes, mécènes,...), collectifs (institutions,...), matériels (instruments, partitions, disques,...). Ce sont les interrelations entre ces médiateurs qui doivent être prises en compte pour comprendre le phénomène musical. La redécouverte de la musique baroque durant les années 1970 constitue, d'après Antoine Hennion, un cas d'école permettant d'illustrer sa démarche. Après avoir connu un déclin à la fin du 18ème siècle, la musique baroque avait été reprise au 19ème siècle et jouée avec les instruments et selon la sensibilité de l'époque. Deux voies avaient alors été choisies : soit « réécrire », réviser, la musique, soit s'en tenir aux seules notes écrites ce qui aboutissait à une transformation des interprétations originelles. Antoine Hennion illustre ce dernier point à l'aide de l'exemple de la notation du rythme : au moyen âge, la musique est dominée par un rythme ternaire marqué par l'alternance « longue-brève », ainsi qu'un goût pour l'ornement et de l'accentuation. Puis, avec l'apparition de l'imprimerie, la notation du rythme va s'égaliser et les deux demi-temps, longue et brève, vont être notés tous deux par une croche ; cependant il allait de soi que l'on joue ces deux croches comme l'alternance d'une longue et d'une brève. Cette évidence s'effacera au cours du 19ème siècle durant lequel on égalisera les rythmes dans l'interprétation mais il ne s'agira pas du résultat d'une erreur de lecture ; au contraire, il s'agit d'une adaptation de l'interprétation à un nouveau « rapport au temps » qui émerge à ce moment, rapport au temps marqué par la rationalisation et la dépersonnalisation de la musique.Un nouveau tournant va s'opérer aux abords des années 1970 grâce aux recherches musicologiques permettant de redécouvrir la musique baroque telle qu'elle a du être jouée avec les instruments et l'interprétation de l'époque. Pour Hennion, on a là une situation « quasi-expérimentale » puisqu'entre 1975 et 1985 coexistent deux manières d'interpréter la musique baroque, la manière du 19ème siècle (qu'Hennion nomme « tradition ancienne ») et la redécouverte de la manière originelle (« tradition nouvelle »), avant la « victoire définitive » de la deuxième manière. Mais peut on vraiment parler de reproduction d'une manière ancienne quand on s'adresse à une écoute qui n'est plus celle de la cour de Versailles ?L'Histoire du retour du baroque, décrite par l'auteur, n'est donc ni celle de la « réparation d'une erreur » ni celle d'une « stratégie de marché » et permet de voir le rôle de trois médiateurs : sa redécouverte par la musicologie, sa lente cristallisation institutionnelle et surtout les possibilités de conservation de la musique (notamment par le disque).Le livre d'Hennion se termine sur une présentation suggestive des différents genres musicaux par le croisement de divers médiateurs ou supports : la scène, l'instrument, la partition, le disque auxquels il ajoute la référence au marché et aux Institutions. Ainsi la « musique contemporaine » et les « variétés » se situent à deux pôles opposés : l'auto-légitimation et la référence à l'Institution pour la première, la référence au public et au marché pour les secondes alors que la musique classique emprunte à la fois au marché et à l'Institution et s'appuie sur les deux supports que sont l'écriture et le concert. Le rock s'appuie sur la scène pour contrebalancer une relative soumission au marché. Le jazz, quant à lui, se réfère à l'improvisation et au disque, la fixation de la musique sur ce dernier ayant été un moteur essentiel des transformations extraordinairement rapides du jazz. Enfin, les musiques dites « traditionnelles » ou « ethniques » seraient en disjonction maximale avec les médiateurs modernes : la faible séparation entre l'interprète et le public, le rassemblement, l'absence d'écriture,...A l'issue de ce livre, le lecteur peut éprouver deux regrets : d'abord que dans sa présentation de divers genres musicaux, l'auteur ne soit pas allé au bout de la logique de dissolution des genres préétablis pour construire sa typologie sur les seuls médiateurs. Mais surtout, on regrette qu'Antoine Hennion se soit arrêté au disque comme support et n'ait pas pris en compte le rôle de l'informatique comme procédé de reproduction de la musique (« téléchargement ») et de « re-création » (à partir de « samples » par exemple), évolutions qui déstabilisent les procédés classiques de diffusion de la musique et réaniment la scène et qui, également, ouvrent la voie à d'autres procédés d'écriture qu'on retrouve dans la techno ou l'électro-jazz.
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