Langage et pouvoir symbolique - Bourdieu
LANGAGE ET POUVOIR SYMBOLIQUE - BOURDIEU
(Cours donné à des élèves de Lettres Supérieures à propos de l'ouvrage de Pierre Bourdieu " Langage et pouvoir symbolique")
PREMIERE PARTIE : SOCIOLOGIE DE BOURDIEU.
A) QUI EST BOURDIEU ?
Pierre Bourdieu est probablement le sociologue français le plus connu et cité en France et à l’étranger. Né en 1930 dans une famille modeste du Sud-Ouest, il passe l’agrégation de philosophie puis devient professeur de sociologie à la Sorbonne avant d’occuper la chaire de sociologie du collège de France à partir de 1981 ; politiquement, il s’engage très à gauche et soutient notamment les mouvements de grève de 1995. Il meurt en 2002. A ses débuts, il s’est intéressé à l’ethnologie et à l’analyse de la société kabyle. Il s’intéresse également au problème de la culture et de son appropriation selon les différents milieux sociaux.. Le thème de la Culture est un ses autres thèmes de prédilection, notamment à travers son ouvrage, paru en 1979, « La distinction ». Ses contributions les plus connues concernent l’analyse du rôle de l’Ecole mais c’est en 1964 qu’il s’est vraiment fait connaître avec la parution de « Les héritiers » puis « la reproduction » qui appartient à l’ensemble des travaux qu’il consacre au rôle de l’école dans la société : à rebours des thèses sur l’école égalitaire, il montre que celle ci ne parvient pas à réduire l’inégalité des chances. L’Ecole, finalement, aboutit à reproduire en les masquant des inégalités déjà existantes dans la société (thèse contestée notamment par Raymond Boudon -voir plus bas). Mais en masquant ces inégalités, l’école les rend légitimes et exerce une « violence symbolique » à l’égard des classes populaires.
B) UNE SOCIOLOGIE DE LA DOMINATION-
1) Les thèmes essentiels
Selon une lecture radicale des travaux de Pierre Bourdieu, l’inégalité des chances face à l’Ecole résulterait de ce que le capital transmis par l’Ecole serait proche du capital familial des catégories favorisées et éloignées de celui transmis par les familles défavorisées. On se représente alors un individu comme soumis à des déterminations sociales dont il n’est pas conscient. Bourdieu pense que la sociologie a pour mission de dévoiler aux individus les mécanismes cachés qui les soumettent au système, ambition qui subsiste dans l’optique d’une sociologie critique. Aujourd’hui, l’ambition des sociologues se limite souvent à éclairer les décideurs ou les individus sur les évolutions qui entrent dans leur champ de compétence.
2) les concepts majeurs
Habitus :Selon la définition canonique de Bourdieu l’habitus est un ensemble de « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes »[. L'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences. » (Pierre Bourdieu Esquisse d'une théorie de la pratique, p. 282) Plus simplement, l’habitus désigne un système de dispositions durable acquis au cours de la socialisation et recouvre « ce qui va de soi » ou ce qui se fait apparemment naturellement.
Champs : L’espace social analysé par Bourdieu est structuré en divers « champs » c’est à dire des espaces sociaux spécifiques relativement autonomes comme le « champ politique », le « champ religieux », le « champ artistique », le « champ scolaire »,… cependant ces champs ne sont pas des donnés qui s’imposent aux individus, ils sont structurés par les actions et stratégies des individus qui essaient de s’imposer dans ce champ. Par exemple, dans le champ du « commentaire économique » il peut y avoir une concurrence entre les journalistes spécialisés (ou non) et les économistes professionnels, les entrepreneurs, les syndicalistes, etc…
Capitaux : A l’intérieur de ces champs les intervenants sont dotés de capitaux spécifiques dont Bourdieu distingue quatre sortes : le capital économique recouvrant l’ensemble des revenus et possessions, le capital culturel (ensemble des savoirs et savoir-faire, compétences, forme d'élocution, possession d'objets culturels, titres et diplômes scolaires, etc.... Il est en général mesuré par le niveau de diplômele capital social : réseau durable de relations sociales. Le capital symbolique : l’honneur, le prestige, la réputation, capital lui-même lié aux trois autres formes de capital. En fait, c’est la reconnaissance sociale d’une forme de capital. Les individus auront à leur disposition une masse globale de capital plus ou moins forte et une structuration particulière de capitaux. Par exemple, et si on en reste aux seuls capitaux économiques et culturels, les professions libérales et les chefs d’entreprise se distingueront des ouvriers par l masse globale de capital dont ils disposent. Mais par exemple, à capital global comparable, les professeurs de lycée disposeront surtout d’un capital culturel alors que les commerçants disposeront surtout d’un capital composé avant tout de capital économique
Classes sociales : Les individus sont donc dépositaires d’une masse plus ou moins grande de capital et en lutte pour s’imposer dans un champ particulier. Ils peuvent donc se retrouver proches les uns des autres dans l’espace social et être enclins à se rapprocher ce qui peut aboutir à la constitution de classes sociales mais, pour Bourdieu, les classes sociales ne sont pas un donné, elles n’existent qu’à l’état virtuel et sont « quelque chose qu’il s’agit de faire ». Les classes existent donc parcequ’elles sont en lutte pour démontrer leur existence ; cela se fera par exemple par le goût et la distinction : dans son ouvrage « La distinction » (écrit en 1979 mais fondé sur des questionnaires passés au début des années 1960), il montre que le goût permet de se situer socialement, et de situer les autres, distinguant la classe dominante de la petite bourgeoisie (marquée par la « bonne volonté culturelle ») et des catégories populaires (animées par le « goût du nécessaire »).
Violence et domination symboliques : Il ya donc une domination chez Bourdieu mais une domination qui n’est pas reconnue comme telle. Par exemple, la domination qui passe par la réussite scolaire ne sera pas perçue comme un travail de reproduction de la domination sociale mais comme le résultat d’un manque individuel de capacités oude travail. Ou si les filles se dirigent peu vers les filières scientifiques (alors qu’elles ont en moyenne de meilleurs résultats que les garçons) ce sera perçu par le fait « que ce ne n’est pas fait pour elles ». En ce sens, elles dominés participent à leur propre domination. La domination est avant tout une « domination symbolique » parce qu’elle est acceptée et intériorisée et la violence qui l’accompagne est une « violence symbolique ».
C) Filiations théoriques
On voit donc que l’objectif principal de Pierre Bourdieu est de dévoiler les mécanismes de domination sociale que les acteurs ont intégrés et dont ils n’ont pas forcément conscience. On peut dire en cela qu’il rejoint une certaine tradition marxiste mais en réalité il en est, de ses propres dires, assez loin. En effet, pour Marx, les classes sociales sont des phénomènes réels qui existent de toutes façons (indépendamment de la volonté de s individus) et qui s’enracinent dans l’économie. Pour Bourdieu, l’existence de classes sociales est « virtuelle » dans le sens où si les phénomènes de classe peuvent apparaitre, ils ne sont pas donnés une fois pour toutes et ces distinctions se font dans le domaine économique mais aussi et surtout dans le domaine de la culture et de la distinction. En ce sens, même quand il y a une réduction des différences sociales en termes de revenus, par exemple, la distinction sociale continuera à se faire dans le domaine des goûts, des pratiques culturelles, etc… La structuration des classes sociales, unidimensionnelle chez Marx, sera pluridimensionnelle chez Bourdieu. En ce sens, ses travaux se situent à la jonction des analyses de Karl Marx et de celles d’un autre grand sociologue, Max Weber.
DEUXIEME PARTIE : LANGAGE ET POUVOIR SYMBOLIQUE.
I) PRESENTATION DU LIVRE
« Langage et pouvoir symbolique » est la reprise et l’augmentation d’un ouvrage déjà paru « Ce que parler veut dire » (1982). « Ce que parler veut dire » relevait surtout de la sociolinguistique et de l’analyse du langage (dont l’analyse de la domination par le langage). « Langage et pouvoir symbolique » reprend ce livre mais Pierre Bourdieu y a ajouté une partie consacré au pouvoir symbolique dans le champ politique (cf annexe). On peut donc penser qu’il a développé une partie de sa réflexion première en abordant la question de la puissance du langage dans le « champ politique ».
ELEMENTS COMMUNS A « CE QUE PARLER VEUT DIRE » ET A « LANGAGE ET POUVOIR SYMBOLIQUE » |
PARTIES ET CHAPITRES SPECIFIQUES A « LANGAGE ET POUVOIR SYMBOLIQUE » |
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Ajout d’une préface et d’une introduction |
PARTIE I : L’économie des échanges linguistiques |
Ajout d’une annexe« Vous avez dit populaire ? » |
PARTIE II : L’institution sociale du pouvoir symbolique |
Le chapitre « La force de la représentation » est réintégré dans la partie III sous le titre « L’identité et la représentation » |
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PARTIE III : Pouvoir symbolique et champ politique |
PARTIE III : Analyses de discours ». Partie reprise sous le titre « Pour un pragmatique sociologique » (Partie IV) |
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II) SOCIOLINGUISTIQUE
La tradition centrale de la linguistique consiste à analyser la langue en dehors de ses usages sociaux, à la décontextualiser. Ainsi, Ferdinand de Saussure, précurseur des approches structuralistes, en distinguant la langue de la parole, fait de la première un élément qui peut être partiellement abstrait de ses conditions d’exercice. Plus près de nous, dans les années 60, Noam Chomsky développe ses approches (« grammaires génératives ») en supposant l’existence de locuteurs idéaux en situation symétrique. La linguistique classique s’attache donc souvent à l’analyse de phrases grammaticalement correctes correspondant plus ou moins à la langue écrite. Or, l’usage quotidien de la langue implique des écarts à la norme écrite aussi bien par la construction des phrases que l’adjonction d’onomatopées, de gestes,… L’analyse du langage ne peut donc pas être détachée de ses conditions sociales d’énumération. Mais la langue va connaitre des variations importantes suivant les groupes concernés; ces variations peuvent être lexicales, grammaticales ou phonologiques. Elles dépendent des lieux géographiques (région, rural/urbain), de l’origine sociale (sociolectes), des classes d’âge (ou plutôt des générations), du sexe. Cela nous amène à ce qu’il est communément admis d’appeler l’hypothèse de « Sapir-Whorf » (Whorf – 1969). Selon cette hypothèse, l’analyse de la langue est en mesure de nous révéler les univers mentaux des divers groupes de locuteurs et la structure de la langue impose une certaine vision du monde. Whorf, dans son travail sur la langue Hopie, considère que les Hopis n’ont pas de moyens linguistiques de marquer les différences entre le passé, le présent et le futur mais différencient ce qui est « objectif » (ce qui est, ce qui s’est passé,…) de ce qui est subjectif (ce qui est imaginé, ce qui pourrait arriver, ce qui va arriver, les désirs, les intentions,…mais également un acte qui en est à son début qui est en devenir). Ils n’ont donc pas une conception d’un temps linéaire, homogène et auquel on pourrait attribuer des qualités comme les durées longues ou courtes. Ainsi, l’élément temporel n’est pas séparé des éléments spatiaux ; cela fait que ce qui s’est passé loin de l’observateur ne peut être connu que si l’évènement est ancien et il n’y a aucun sens à dire que quelque chose s’est passé « ailleurs et au même moment ».
III) LE LANGAGE COMME MARCHE
Le marché linguistique
Bourdieu, et d’autres sociologues à sa suite, vont utiliser la métaphore du marché pour analyser le langage. Comme pour un marché, il ya à travers l’échange linguistique une offre et une demande d’information (factuelles mais aussi d’informations sur le statut social des uns et des autres). Bien souvent, il y a une hiérarchisation des diverses langues (par exemple, le français présenté comme langue alors que pendant longtemps, le breton ou d’autres langues ont été qualifiés de « dialectes » ou de « patois »). Bourdieu va mettre l’accent sur le fait que dans nos sociétés (et particulièrement dans la société française, une « langue standard » va s’imposer. Dans l’histoire des sociétés, la langue standard a à voir avec la modernité : en effet, son institution suppose l’unification du « marché linguistique » grâce à l’action de l’Etat et notamment de l’Ecole. La langue standard est destinée à être comprise par des locuteurs qui ne se connaissent pas et ne se rencontrent pas ; elle est donc un instrument de la rationalisation et de l’impersonnalisation des sociétés.
Langue légitime et habitus de classe
Mais cette langue standard est aussi la langue légitime et dominante (le « beau français »). Ce marché est dominé par les détenteurs de la compétence légitime et participe aux divers processus de domination à l’œuvre dans la société (il faut savoir « parler bien »). Ainsi, non seulement la langue mais aussi le vocabulaire, la syntaxe utilisée, l’accent, etc… seront autant de marqueurs linguistiques et sociaux. Par exemple, William Labov, partant de l’idée que certaines prononciations du « r » passent pour propres aux catégories favorisées, va montrer que cette prononciation sera faite par les employés des magasins « huppés » (repérés par leur localisation géographique ou leurs prix) et pas par ceux des magasins populaires. Il est facile de transposer cela à l’accent et au vocabulaire des banlieues ou de voir comme Sarkozy a pu jouer d’un « parler peuple ». Mais il faut ajouter qu’il s’agit là d’une pure domination symbolique dans laquelle les dominés intériorisent les principes à l’œuvre dans leur propre domination, cette intériorisation s’inscrivant notamment dans les pratiques d’hypercorrection propres à la petite bourgeoisie. Cela se passe quand certaines personnes sont dans l’angoisse de ne pas « savoir parler comme il faut » ; elles sont alors dans un état « d’insécurité linguistique » (« Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide » - Annie Ernaux « La place » - Gallimard – 1983.) et tentent de compenser cette insécurité par l’emploi d’un usage supposé prestigieux de la langue. Cette tendance à « l’hypercorrection » s’appliquera à la prononciation et à l’usage de certains termes ou de certaines formes grammaticales précises dans le but de masquer ses origines, et elle touchera essentiellement les membres des classes moyennes et les femmes. Cependant, l’usage étant souvent outré et mal maîtrisé, il peut entraîner une certaine stigmatisation de la part des détenteurs de la parole légitime (qui peuvent, stratégiquement, avoir des pratiques «d’hypocorrection»). On peut cependant remarquer l’existence de pratiques d’hypercorrection généralisées comme l’usage inapproprié du subjonctif quand l’indicatif suffit (il est notable que l’usage d’un indicatif à la place du subjonctif entraînera une réprobation alors que la faute inverse n’entraîne généralement pas de reproches). Bourdieu va consacrer une annexe au « langage populaire ». Il faut insister sur la polysémie du terme populaire (qui est « populaire » au sens de « famous » ou qui appartient au peuple). Ce terme de populaire ne peut se comprendre que relationnellement par opposition à « distingué » ou légitime. Ce langage, lorsqu’il est perçu comme une opposition au langage légitime, se retrouverait plutôt chez les hommes jeunes et peu intégrés et agirait comme un refus du légitime. A contrario, on retrouve chez les femmes jeunes et scolarisées une soumission à la langue légitime. On retrouve un résultat ancien du à Wiliam Labov selon lequel les femmesadopteraient des attitudes contradictoires d’hypercorrection dans le discours surveillé et d’adoption des formes neuves dans le langage familier. Compte tenu de leur rôle dans l’éducation des enfants, il n’est pas étonnant qu’elles aient un poids essentiel dans le changement linguistique. Cette réalité est d’ailleurs ancienne : alors que des pillards ne parlant que le Danois s’installent en 911 dans la région qu’on appellera dorénavant « Normandie », en 1066 leurs descendants qui traversent la Manche sous les ordres de Guillaume le Conquérant ne parlent que le Français. Cet abandon d’une langue en moins de deux siècles s’expliquerait, selon le linguiste André Martinet, par le fait que les Danois, venus seuls, ont pris femme sur place et c’est la langue des mères (et donc des vaincus) plutôt que celle des pères qui a été transmise (Régis – 1992).
III) LANGUE ET POUVOIR SYMBOLIQUE/POLITIQUE
- Le champ politique
Le champ politique se structure autour de la conquête du pouvoir politique (par les élections) ou par les pressions qu’on peut exercer sur celui-ci : pression directe quand un lobby ou un représentant syndical émet des opinions, pressionindirecte que font les journalistes au cours d’un éditorial par exemple. Le langage va donc être essentiel et on comprend le soin que prennent les hommes politiques à leur communication. Bien que le champ soit structuré de telle manière qu’il est parfois bon de parler « populaire » ou qu’il convient d’abandonner le langage technocratique,d’une manière générale, le langage légitime est celui qui correspond aux catégories sociales elles mêmes les plus légitimes. Il faut voir aussi que la professionnalisation croissante du champ politique tend à mettre le plus grand nombre « hors-champ ». Il ya donc une homologie entre l’espace politique et l’espace social qui permet la coïncidence des intérêts des politiques professionnels et ceux des individus.
- La langue mobilisatrice et performative
Le langage a de multiples fonctions (poétiques, informatives, phatiques, etc…). En politique, sa fonction première est de pouvoir mobiliser les foules.Sa performativité est alors essentielle. Bourdieu emprunte la notion de « performativité » au linguiste John Austin.Celui ci, dans son ouvrage « Quand dire c’est faire », va s’intéresser plus particulièrement aux « énoncés performatifs », c'est-à-dire les énoncés qui signent une action au moment où ils sont dits. Ainsi, l’énoncé « Je te baptise » est performatif. On peut considérer, avec Bourdieu, que des discours plus élaborés sont performatifs dès lors qu’ils transforment le réel, le discours économique en étant l’exemple le plus clair. Dès lors, on procède souvent à un élargissement de la notion de performativité en la rapprochant de celle de « prophétie autoréalisatrice ». Par exemple, quand un économiste annonce une crise à venir, il court le risque de provoquer cette crise car les individus qui l’écoutentvont moins consommer. Mais on voit du coup, que le caractère performatif d’un énoncé est indissociable de la personne qui l’énonce. Si celle-ci n’est pas habilitée, l’énoncé ne sera pas performatif (je serai incapable de vous baptiser et si j’annonce une crise, ça n’aura pas grand effet). Il faut donc un pouvoir symbolique pour que la performativité agisse, ce qui la rapproche de la « puissance magique ».
- Le Rite d’institution
Derrière cette parole « performative », il ya donc institution d’un « rite ». Bourdieu reprend ici la conception des rites de passage de Van Gennep. On pourra appeler « rite » un ensemble de gestes codifiés sans forcément de finalité pratique ou concrète mais à finalité symbolique (baptême, fiançailles, mariage, etc…). Van Gennep a mis en évidence la notion de « rite de passage » qui sont destinés à faire passer d’un état à un autre. Par exemple, le rite du mariage fait passer de l’état de célibataire (avec ses droits et obligations) à l’état de marié (avec ses droits et ses obligations). Le rite est décomposé en trois parties (séparation, liminalité et agrégation). Bourdieu va reprendre cette idée mais en insistant sur le fait que le rite ne peut être effectif que si celui qui l’instruit a légitimité pour le faire. Il préfère donc utiliser le terme de « rite d’institution ». L’acte d’institution est un acte de communication qui signifieà quelqu’un son identité et la lui impose en l’exprimant à la face de tous. Mais le rite ne sera efficace qu’à condition que tous y croient ; la croyance du groupe est donc essentielle.
III) LE MYSTERE DE LA DELEGATION
Se choisir un représentant, pour le groupe, va d’abord dire que le groupe va passer d’une situation d’agrégation d’individualité à al situation d’un groupe parlant d’une seule voix. Le représentant va alors user d’un « effet d’oracle », c’est à dire qu’il a le droit de parler au nom du groupe et pour le groupe. En fait c’est le porte-parole qui fait le groupe autant que le groupe qui fait le porte-parole ; le porte-parole fait parler le groupe au nom duquel il parle. Cette relation circulaire et de construction mutuelle entre le porte parole et le groupe est à l’origine d’un acte de « magie sociale » (selon les termes de Bourdieu). Cependant, le porte-parole comme le groupe vont changer. A mesure que le groupe, s’il s’agit d’un parti politique, se rapproche du pouvoir, il va devoir modifier son discours. Tant qu’il est loin du pouvoir, il cherche à mettre en évidence sa « spécificité » en mettant en avant ses idées et en cherchant la « conquête des esprits ». A mesure qu’il approche du pouvoir, il va devoir « ratisser large » et chercher l’efficacité de son discours et à la « conquête des esprits » va se substituer la « conquête des postes ». Le représentant, ou porte-parole, peut aussi changer ; A l’ origine cela peut être unindividu au pouvoir charismatique mais quand celui-ci se retire le pouvoir ne passera pas ipso facto à un autre individu charismatique mais la direction du groupe sera prise en charge par un groupe ou une coordination. A « l’effet d’oracle » succèdera un « effet bureau » (c’est la question de la « routinisation du charisme » qu’avait déjà posée Max Weber).
IV) CRITIQUES ET REMARQUES
Bourdieu insiste sur le rôle de la domination dans le langage, rôle effectivement essentiel mais il tend du coup à le surestimer et à sous estimer les capacités de résistance face à la langue dominante, capacités d’autant plus importantes qu’on se situe dans un contexte polylinguistique. En effet, Bourdieu parle surtout des contextes mono linguistiques comme la France. Mais en réalité, la plupart des pays du monde connaissent une situation polylinguistique et s’ily a en général, une langue dominante, on a aussi une spécialisation des marchés linguistiques par fonction. L.J. Calvet utiliser le concept de « marché linguistique » pour l’adapter à la réalité la plus fréquente dans le monde qui est celle du plurilinguisme et de la diglossie (Calvet – 1994), réalité généralement liée au phénomène de l’urbanisation. A Dakar, par exemple, il y a coexistence de trois langues – le français, l’arabe et le wolof – avec des mélanges et des néologismes : ainsi, on peut trouver du Wolof en caractères arabes ou latins. Cependant, chaque langue écrite a une fonction particulière par rapport à l’écrit public : le français est la langue officielle, le wolof est la langue véhiculaire et l’arabe, la langue de la religion. On constate alors l’existence de variétés « hautes » (prestigieuses) et « basses » de la langue et celles ci sont également marquées par une spécialisation fonctionnelle. Du point de vue de l’oralité, la situation va être beaucoup plus complexe ; l’exemple, rapporté par Calvet, d’une famille de Casamance installée à Dakar en est une bonne illustration. Les grands-parents sont monolingues et parlent le Diola – langue grégaire - les parents sont plurilingues mais le Diola reste leur langue première, les enfants sont également plurilingues mais c’est le wolof – langue véhiculaire de Dakar – qui devient langue première. Au sein de la famille, les parents parlent wolof aux enfants avec adjonction de Diola pour les enfants les plus âgés mais pas pour les plus jeunes. Qu’en est-il dans l’espace public, à savoir sur les marchés des produits ? Il y a alors une spécialisation selon les produits : le Peul est utilisé pour les marchés de laitage, le français pour les tissus, le wolof chez les tailleurs. Cependant, il s’agit ici du « Français d’Afrique », différent du Français standard par ses échanges faits avec diverses langues africaines. En fait, il ne s’agit pas réellement d’un « français d’Afrique » mais d’un « français urbain » comme il existe un « Wolof urbain » différent du wolof rural. L’urbanisation constitue donc le cadre essentiel de transformation des langues. Bien souvent, le plurilinguisme concernera plus de deux langues (à l’exemple du Luxembourg où le Lëtzebuergesch est utilisé dans la communication orale traditionnelle, le Français pour les textes officiels et l’Allemand est langue de lecture pour les textes non officiels). Ces langues pourront avoir des fonctions spécialisées et elles seront soit véhiculaires, soit vernaculaires (Une langue véhiculaire est une langue servant aux communications entre des peuples de langue différente, les langues vernaculaires sont les langues spontanément parlées dans un lieu, souvent opposées à véhiculaire (Rey-1992). Du coup, l’individu peut passer d’une langue à l’autre suivant ses besoins, ce qu’on appelle « l’alternance codique ». L’alternance codique consiste dans le passage d’une langue à une autre au sein d’un même échange voire au sein d’une même phrase. Un exemple rapporté par Gumperz permet de montrer qu’il peut s’agir là d’un élément compris dans une stratégie de communication : un étudiant noir parle en anglais à son professeur blanc pour avoir une recommandation et glisse une phrase en anglo américain noir afin de signifier à ses camarades qu’il n’est pas dupe du jeu social qu’il joue.
VI) OUVERTURES
Le livre de Bourdieu offre pas mal d’ouvertures pour la réflexion.
- Le rôle et la place du langage dans les interactions sociales, c’est à dire qu’on se pose la question de la sociolinguistique.
- La question de la domination symbolique en général dans la société
- La question du pouvoir dans la société et comprendre comment cette question peut être appréhendée par la sociologie.
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