L’ÉCONOMIE FACE À LA NATURE DE LA PRÉDATION À LA COÉVOLUTION
Harold Levrel – Antoine Missemer
« Les petits matins » - 2023
Introduction
L’objectif de l’ouvrage est ambitieux puisqu’il ne s’agit pas seulement de faire face aux défis environnementaux mais d’aborder une nouvelle étape de l’évolution. Après l’étape de la prédation et de la production à partir de la nature, il s’agit de réussir à vivre avec elle c’est à dire de mettre en place une « coévolution ». Mais pour arriver à cette coévolution il faudra, selon les auteurs, entamer cinq ruptures essentielles :
+ Réeencastrer l’économie dans les dynamiques naturelles après au moins deux siècles de désencastrement.
+ Reconnaitre la Dette Écologique que les systèmes économiques ont accumulé à l’égard de la Nature.
+ Apprendre à nourrir l’humain sans détruire durablement la Nature.
+ Apprendre à vivre avec la biodiversité sauvage (et donc apprendre à la reconnaitre).
+ Enfin, établir un « contrat naturel » dans la logique du « contrat social »
« RÉENCASTRER »
Il existait avant le 19ème siècle une réflexion, ou des embryons de réflexion, alliant la question économique à l’environnement naturel. Les auteurs citent Carl Von Linné (« Économie de la nature » - 1749) précurseur de l’écologie de Haeckel. Même si la réflexion est encore peu en lien avec l’Économie Politique, Linné chercha l’application des sciences naturelles aux activités agricoles et encouragera la création de chaires universitaires d’économie en lien avec l’agriculture. Cependant la question de la Nature disparaitra de la réflexion économique au cours du 19ème siècle (malgré Malthus et Ricardo) et au 20ème siècle la terre ne sera plus incluse comme facteur de production dans les modèles économiques. Les auteurs font toutefois mention de rares travaux économiques en lien avec l’écologie durant l’entre deux guerres. : « Land Economics » et « Land ethic ».
Land Economics : Le « land Economic » est « le champ de l’économie théorique et appliquée qui s’intéresse à la terre (…) et aux relations économiques induites par la propriété foncière » Les auteurs la qualifient « d’approche Institutionnaliste fondée sur l’écologie ». Ainsi, dès 1918, Ely s’intéresse à la conservation des ressources naturelles et dans les années 1910 il met en place à l’Université du Wisconsin une équipe dédiée aux questions foncières. Dans les années 1930, George S. Wehrwein propose une approche interdisciplinaire alliant l’économie à l’écologie. De plus, il remet en cause l’idée de main invisible qui ne peut être pertinente que dans les rapports inter-humains mais pas dans les rapports de l’Homme avec la Nature.
Land Ethics : Aldo Leopold, forestier, écologue et philosophe qui s’est formé à l’économie sur le tard, se fait connaitre par ses travaux sur la gestion du gibier et de la faune sauvage. Pour lui, il faut concevoir l’ensemble « animaux-végétaux-sols-humains » comme une seule communauté ou un seul organisme. Il envisagea la création d’une chaire consacrée aux « conflits à large échelle entre économie et écologie » mais cela ne s’est jamais fait.
La question des limites de la planète n’a pas connu une éclipse totale après 1940. On pense à Georgescu-Roegen mais avant lui il faut citer Karl Polanyi : alors que la définition de la nature est absente de la définition formaliste de l’économie (L. Robbins), elle est au cœur de la définition substantive de Polanyi qui fait de la terre (et donc de la nature) une marchandise fictive et qui dès 1943 annonce les dégâts que l’économie de marché fera subir à l’environnement. Les auteurs mentionnent également les travaux de Veblen, (consommation ostentatoire) et de Galbraith (filière inversée), ce dernier mentionnant les dégâts sur l’environnement et anticipant les dangers du « green washing ».
Mais la question commence à prendre forme dans les années 1950-60 avec la catastrophe du smog de Londres en 1952 (plusieurs milliers de morts), la parution du « printemps silencieux » de Rachel Carson (1962) et les travaux de Kenneth Boulding (1966). Le « moment pivot » est la parution du rapport Meadows (1972). Il faut donc attendre les années 1970 pour connaitre un véritable développement de la recherche alliant économie et environnement avec la création de « l’association des économistes de l’environnement » en 1979, lesquels considèrent qu’on peut analyser la question de l’environnement avec les outils économiques traditionnels. Il faut attendre 1987 pour que soit créée la « Société Internationale d’’Économie Écologique » dont le principe de base est que ces problèmes doivent être traités avec les outils de l’Écologie mais cela remet en cause les représentations économiques traditionnelles :
- Il faut considérer que le capital manufacturé est dépendant du capital naturel (et non l’inverse comme on l’a cru auparavant), ce qui rejoint l’idée que l’activité économique est encastrée dans la sphère sociale, elle même encastrée dans le système écologique.
- Il faut prendre en compte l’ensemble des biens et services non marchands fournies pas la Nature et toujours retenir l’aspect multifonctionnel du capital naturel (et non envisager celui-ci sous l’aspect d’une seule fonction).
- Il faut donc abandonner l’hypothèse de « durabilité faible » qui fait l’hypothèse d’une substitution entre capital matériel et capital naturel et repose sur une hypothèse de linéarité et lui préférer la « durabilité forte » qui exclut les possibilités de substitution « capital matériel/capital naturel » et retient l’idée de non linéarité et d’effets de seuil.
Mais la durabilité forte suppose trois conditions (selon Herman Daly -1990):
- Que le rythme de consommation des ressources renouvelables soit inférieur à leur rythme de renouvellement.
- Que le rythme des innovations permette de compenser la consommation des non renouvelables.
- Que les écosystèmes soient en mesure de compenser le rythme de pollution.
Cependant les auteurs reprochent à Daly de se limiter aux seules activités marchandes. Ils préconisent d’adopter une « vision co-évolutive » qui analyse les interrelations entre cinq grands systèmes : le système technique, le système des croyances et valeurs, le système des institutions sociales et des règles, le système des organisations et gouvernance, enfin l’écosystème.
Le rapport Meadows (1972) lequel sera presqu’immédiatement contesté par Robert Solow qui estime que des auteurs du rapport ont sous-estimé l’importance des mécanismes de marché et des innovations à venir et pose la question du découplage « croissance-environnement ». Cette question va se poser surtout à partir des années 2000 mais apparait comme peu plausible aux yeux des auteurs. Dans le même temps vont se poser les questions d’une possibilité de prospérité sans croissance (Tim Jackson – 2009) et celle de la décroissance (2002 : création de la revue académique « Degrowth journal »). La décroissance n’est pas synonyme de baisse du PIB mais d’une maitrise de la croissance du PIB avec un renforcement des liens sociaux et un processus de dé marchandisation.
RECONNAITRE DE LA DETTE ÉCOLOGIQUE
Pour pouvoir entamer une transition et le stade de la coévolution, il faut d’abord reconnaitre la dette écologique que les humains ont accumulé vis à vis du reste du monde vivant. La question centrale est de savoir comment évaluer et comptabiliser cette dette écologique.
Les travaux retenant une prise en compte de la nature sont anciens. On peut penser au système de Quesnay (tableau d’ensemble). Les auteurs signalent aussi l’existence d’une « autre école autrichienne » avec Otto Neurat ou Joseph Popper-Lynkeus qui proposent une comptabilité en nature (grandeurs physiques), la mise en place d’un revenu de base et la proposition de mise en place de deux secteurs- un secteur planifié comptabilisé en nature pour les besoins de base et un secteur marchand pour les « besoins d’agrément ». Les premiers travaux de comptabilité en biophysique sont également anciens (Podolinsky – 1880, Geddes – 1885, Howard T. Odum – 1971) et précurseurs de la notion « d’empreinte écologique » (William E. Ress – 1992) et de « date du dépassement ». Depuis les années 2010 on intègre la comptabilité écologique dans les comptabilités d’entreprise (2015 : obligation de bilans extra financiers, 2020 : mesure du caractère durable de l’activité d’une entreprise ou d’un produit financier).
Cependant deux questions essentielles doivent être posées :
- Comment considérer les écosystèmes ? S’agit-il d’un capital à intégrer dans les secteurs institutionnels (ménages, entreprises, administrations, …) ou doivent ils correspondre à un secteur institutionnel à part entière (ce qui permettrait de faire apparaitre la Dette Écologique) ?
- La comptabilisation doit elle être monétaire ou faite en nature (grandeurs physiques)? D’après les auteurs, la première solution semble insuffisante et on se dirige juridiquement vers des compensations physiques et non plus monétaires.
Face à ces questions, les auteurs prennent l’exemple du « zéro artificialisation nette » pour dégager les difficultés de mise en place. L’artificialisation nette correspond aux surfaces artificialisées moins les surfaces restaurées et un résultat positif permet de faire apparaitre la dette écologique. A nouveau se posent des questions cruciales : par qui cette dette écologique doit elle être prise en charge ? entreprise, ménages ou administrations ? Les coûts de l’artificialisation ne sont pas connus des acteurs économiques : il faut donc pouvoir les budgétiser pour inscrire les dettes au passif des acteurs responsables.
NOURRIR LES HUMAINS
La troisième rupture envisagée par les auteurs est d’apprendre à nourrir l’humain sans détruire durablement la Nature. Ceci est d’autant plus urgent que l’agriculture intensive montre aujourd’hui ses limites :
- Les pesticides connaissent des rendements décroissants
- L’agriculture représente 50% de la consommation totale d’eau douce.
- Il y a chute de la biodiversité : déclin des abeilles, effectifs des oiseaux liés aux milieux agricoles en chute de 18%
- L’agriculture est responsable de 15 à 20% des émissions de Gaz à Effet de Serre, 66% des émissions de méthane, 90% de la production de protoxydes d’azote.
Une économie circulaire.
L’idée et les pratiques sont anciennes : ainsi, la pratique du recyclage des eaux urbaines fut pratiquée en Chine, Japon et Indes. Plus récemment, on trouve les traces de cette idée dans le tableau d’ensemble de Quesnay et un développement plus élaboré chez Pierre Leroux qui envisage d’utiliser les eaux usées urbaines et les excréments humains pour fertiliser les sols (en revanche, il est sceptique quant à l’invention d’engrais à baise d’azote). Pierre Leroux conteste les travaux de Malthus en montrant que la responsabilité de la pauvreté n’est pas à mettre sur le décalage entre l’essor démographique et la croissance de l’agriculture mais dans le fait que l’industrialisation et l’urbanisation perturbent les cycles naturels. De même, Edwin Chadwick (1800-1890) envisage le recyclage des eaux usées dans un objectif prophylactique. Pour lui, comme pour Leroux, les maux sociaux ne sont pas d’origine naturelle mais sociale.
Cependant l’économie circulaire (s’opposant à l’économie linéaire) n’est pas une solution en elle-même. Si elle amoindrit les effets négatifs de la croissance économique, elle ne remet pas celle-ci en cause
Développement de l’agriculture biologique
Après 1945, l’agriculture productiviste fait table rase des connaissances passées et devient un des principaux secteurs responsables de la dette écologique. Face aux limites de l’agriculture productiviste il faut se tourner vers l’agriculture biologique qui permet le maintien d’une biodiversité (et une efficacité afférente), une moindre standardisation de l’alimentation ainsi que la valorisation des circuits courts. Mais cette conversion ne se fera pas aisément: elle réclame plus de main d’œuvre que l’agriculture intensive, une mise en place d’une rotation des cultures et d’un mixage « agriculture-élevage » et donc un renoncement à une productivité accrue. Cette conversion doit donc être systémique : cela implique un temps d’apprentissage non négligeable et les consommateurs doivent consentir à des prix plus élevés. Au niveau mondial, l’agriculture biologique suppose une réduction du gâchis alimentaire et de la consommation de viande.
L’ornithologie économique.
Les auteurs présentent la discipline nommée « ornithologie économique », apparue au début des années 1880 mais qui s’efface à partir des années 1920. Les « ornithologues économistes » sont à cheval entre les deux disciplines : la discipline s’intéresse à la place des oiseaux et insectes dans les systèmes naturels et dans les activités humaines, place qu’on essaie de déterminer par l’évaluation des dommages évités par leur présence ou par la méthode des coûts de remplacement (prix à payer pour un substitut artificiel).
VIVRE AVEC LA BIODIVERSITÉ SAUVAGE
Apprendre à vivre avec la biodiversité sauvage (et donc apprendre à la reconnaitre) est la quatrième rupture à entamer. Les auteurs abordent les idées de « wilderness » et de « réensauvagement »
L’idée de « wilderness » vient des États-Unis et plus précisément de H. Thoreau, Ralph Emerson et G.P. Marsh où la nature exempte d’humains est mythifiée. L’idée trouve son origine dans le mythe de la frontière (qui amène à ignorer la présence des autochtones) et se maintient dans l’imaginaire américain même après la fin de cette frontière. Elle conduit à la création de parcs naturels dont on cherche à mesurer la valeur en tant que services récréatifs.
Plus récemment, l’idée de « réensauvagement » (« rewilding ») amène à repenser nos rapports avec le reste des vivants. Les auteurs distinguent le réensauvagement passif (retour spontané des animaux sauvages comme les ours) et le « réensauvagement trophique » (réintroduction volontaire comme pour le cas des loups). Pour les auteurs, il s’agit d’une tendance de fond dont les dimensions économiques ne sont pas négligeables. Cependant, le réensauvagement n’est pas sans poser problème : il déstabilise les lignes de fracture habituelles entre protecteurs de la nature et défenseur des activités agricoles et il implique de trouver un équilibre entre pratiques agricoles, exploitations forestières et chasse.
Il y a peu de travaux sur les conséquences économiques du réensauvagement mais on peut retenir qu’il entraine des risques certains comme l’augmentation d’accidents routiers avec le prolifération des animaux, les conséquences sanitaires des présences d’animaux et le coût des moyens de protection nécessaires. En revanche, ce réensauvagement peut réactiver les pratiques de chasse et stimuler le tourisme d’observation de la faune. Mais ce réensauvagement amène à modifier les modes de vie et surtout notre manière de penser la nature.
DU CONTRAT SOCIAL AU CONTRAT NATUREL
Les auteurs reprennent un historique des relations de l’Homme avec la Nature sous l’angle de la propriété. Ils relèvent ainsi que les zones humides, essentielles à la biodiversité, avaient un droit d’accès et d’usage du 12è siècle au 18è siècle, avant que les physiocrates préconisent leur assèchement. De même, la forêt qui fournissait du petit bois et de l’alimentation pour le bétail ont été interdits d’accès avec les enclosures. Il y a toujours eu une propriété sur la nature mais ce n’est que depuis peu que la propriété privée domine, ce qui a été théorisé par la « tragédie des communs » de Harding. Pourtant d’autres lectures sont possibles comme celle de Roger Commons qui distingue une pluralité de droits entre public et privé et surtout comme celle d’Elinor Oström. Un contrat avec la nature suppose que celle-ci soit considérée comme un sujet de droit qui peut être représentée (association, « environnmental trustees », « land trustess » aux Etats-Unis) et que les compensations soient faites en nature. Levrel et Missemer considèrent donc que le Droit est à la proue des transformations écologiques du 21è siècle car ce sont les décisions de justice qui font émerger les nouveaux comportements (ils se réfèrent ici aux travaux de Commons).
Mais au-delà du Droit ils accordent une place centrale aux croyances et représentations du monde s’appuyant sur la notion de « régimes de réalité » développée par Dino Martucelli : « Les sociétés et l’impossible -Les limites imaginaires de la réalité »
Commentaire
Harold Levrel est docteur en économie (EHESS) puis a été chercheur à l’IFREMER, professeur à AgroParisTech, à l’Université Paris-Saclay et au Muséum national d’Histoire naturelle. Il fait également partie de l’Institut Veblen. Antoine Missemer est docteur (HDR) en économie, chargé de recherche au CNRS en économie et histoire de la pensée économique, membre du CIRED (Paris). Les deux auteurs sont donc bien des économistes qui sont passés par les « fourches caudines » attendues de la discipline mais qui nous proposent un livre en dehors des canons habituels de la discipline. Sa lecture a d’abord été (pour moi) un plaisir de découverte et d’ouverture d’horizons.
La question centrale du livre n’est pas simplement la question des limites environnementales (comment lutter contre, comment s’y adapter) mais de la coévolution « humanité-Nature ». Aborder cette question suppose une approche interdisciplinaire (Droit, Sociologie, Ethnologie,…) et les auteurs mobilisent donc aussi bien des sociologues (Martucelli) que des ethnologues.
Une telle approche doit s’inscrire dans la démarche économique la plus adaptée c’est à dire l’économie institutionnaliste (ou « hétérodoxe » »). On retrouve donc des auteurs majeurs trop peu cités dans le cadre de l’économie mainstream : Polanyi, Commons, Georgescu-Roegen,… et on retrouve avec plaisir les noms d’auteurs autrefois cités en SES (avant 2010) et inconnus des programmes actuels comme Veblen et J.K. Galbraith.
L’ouverture de « mes » horizons s’est faite aussi grâce à la découverte d’économistes dont, personnellement, je n’avais jamais entendu parler : notamment « l’autre école autrichienne » … des concepts peu usités ou inusités comme « wilderness » « l’ensauvagement », « land Trustees »,… et la découverte (pour moi mais je dois être particulièrement ignorant) de « l’ornithologie économique ».
Évidemment, cet ouvrage ne peut pas entrer dans les cadres de l’actuel programme de S.E.S.
On peut approfondir la découverte de cet ouvrage sur le site Veblen : https://www.veblen-institute.org/L-economie-face-a-la-nature-de-la-predation-a-la-co-evolution.html
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