RALENTIR OU PERIR
L’ÉCONOMIE DE LA DÉCROISSANCE –
Timothée PARRIQUE – SEUIL – 2022
« Économie de la décroissance ». Le sous-titre indique les intentions de l’auteur : comment entamer, le plus rapidement possible, une décroissance économique pour aboutir à une situation de « post-croissance » qu’on peut qualifier pour le moment de « prospérité sans croissance ». L’idée est maintenant connue que nous sommes à l’ère de l’Anthropocène, cependant l’auteur préfère les termes de « capitalocène », » éconocène » ou « Pibocène » pour mettre en lumière le fait que notre situation vis-à-vis de la croissance n’est pas due à une supposée nature humaine mais au développement du capitalisme.
L’économie Néo-Classique étant inopérante pour aborder cette question l’auteur se situe clairement dans le cadre des approches hétérodoxes notamment en adoptant les catégories polanyiennes (réciprocité, marchandises fictives,…). Il ne limite pas non plus sa réflexion aux seules activités dites économiques marchandes et non marchandes (services publics,…) mais aussi aux activités qui sont perçues comme hors du champ de l’économie (familiales, bénévolat,…)
LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE
Fausses promesses de la croissance.
De manière assez attendue Timothée Parrique reprend l’Histoire du PIB et de ses défauts et rappelle les dangers de la marchandisation qui accompagne la croissance économique.
Il liste les « fausses promesses » (actuelles) de la croissance économique en rappelant qu’elle ne réduit automatiquement ni la pauvreté ni les inégalités et que la production actuelle suffirait largement à satisfaire les besoins perçus comme nécessaires par la population (budgets de référence construits à partir de sondage). La solution n’est donc pas dans une augmentation de la croissance mais dans un meilleur partage de cette croissance. Elle ne réduit pas non plus les inégalités (la « théorie du ruissellement » est une fable).
Certes, elle peut créer des emplois mais quels emplois ? Parrique s’appuie sur l’idée de Bullshit (Graeber) pour rappeler que la croissance économique créé aussi des emplois inutiles voire néfastes et insiste sur la nécessité de démarchandiser un certain nombre d’emplois.
L’idée selon laquelle la croissance est nécessaire pour financer les dépenses publiques repose sur le présupposé que le secteur public n’est pas créateur de richesses.
Enfin, il rappelle que la croissance économique n’apporte plus beaucoup de surcroit de satisfaction (paradoxe d’Easterlin).
Limites physiques de la croissance économique.
Les limites à la croissance économique sont d’abord physiques (la France a d’ores et déjà dépassé six des sept limites planétaires : gaz à effet de serre, phosphore et azote, empreinte matérielle, empreinte écologique, usage des sols).
Les solutions les plus souvent préconisées sont inopérantes. Parrique commence par démonter l’idée de découplage entre croissance du PIB et impact environnemental en la qualifiant de « fake new ». Lorsque ce découplage existe c’est à dose infinitésimale et il est fortement limité par les rendements décroissants de l’énergie et par « l’effet rebond » (sans parler de l’essor de services qui sont loin d’être dématérialisés et de la prolifération des « fermes à crypto »). L’auteur disqualifie donc l’idée de « croissance verte ».
Si le recyclage retient son attention dans le cas de sociétés sans croissance, celui-ci ne freine en rien la croissance économique et ne peut que l’accompagner (et les possibilités de recyclage sont vite dépassées).
L’auteur s’amuse aussi de l’illusion scientiste de l’innovation et du progrès technique. Non qu’il soit opposé à l’innovation mais il ne croit pas à son pouvoir de faire reculer les limites environnementales et en profite pour traiter un fameux sujet de S.E.S. au baccalauréat : « Vous montrerez comment l’innovation peut être une solution aux limites écologiques de la croissance économique ». La réponse est pour lui clairement négative puisque les innovations, même « vertes », peuvent ne pas être adoptées (« dépendance au sentier »), et qu’elles doivent remplacer l’ancien et non s’y ajouter. Enfin, le développement des infrastructures nécessaires ne peut être suffisamment rapide face à l’urgence écologique. Il explicite ces idées en montrant qu’une augmentation de 1% de dépôts de brevets sur des technologies environnementales est corrélée à une réduction de l’empreinte écologique de 0,005%.
Enfin, il rappelle que dans les cas où un gain de productivité d’un facteur marchand se fait au détriment d’un facteur non marchand (notamment « naturel »), il n’y a pas de progrès au niveau global. On voit ici les dégâts de la disparition du troisième facteur (nature ou terre) dans une fonction de production et de l’hypothèse de substituabilité faible (proposée par Solow en 1974).
Limites sociales de la croissance économique.
A côté des limites physiques, la croissance économique connait aussi des limites sociales. Parrique rappelle que derrière toute production économique il y a un support non marchand (familles, réseaux, institutions,…) et que l’économie marchande est encastrée dans la reproduction sociale (au sens large) elle-même encastrée dans la sphère biologique.
La productivité réclame une mobilisation du temps social qui est non comptabilisée et quand elle l’est, on peut retrouver le paradoxe de la contre productivité d’Ivan Illich (Selon l’exemple connu : si on retire au temps gagné par l’utilisation d’une automobile le temps de travail consacré à son acquisition et son entretien et le temps perdu dans la circulation, un automobiliste ne va pas beaucoup plus vite qu’un bon marcheur ou qu’un cycliste).
De plus, la marchandisation a un effet performatif transformant l’individu en Homo-Oeconomicus qui passe sa vie à calculer et à chercher à débusquer la bonne affaire.
Le temps social constitue donc une limite infranchissable pour la croissance économique et la décorrélation entre croissance économique et satisfaction peut être expliquée par le fait que la marchandisation tend à dégrader ce temps social, on explique
POST – CROISSANCE
L’objectif proposé par l’auteur est d’aboutir à un stade de « Post-Croissance » qu’on peut définir comme une « économie stationnaire en relation harmonieuse avec la Nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance ».
Une économie stable n’exclut pas des variations de la production mais celles-ci devraient se faire à la hausse comme à la baisse en fonction de l’état de ressources naturelles et de notre capacité technologique et institutionnelle à les utiliser. Il faut que le mode de production soit aussi circulaire que possible et que le progrès technique soient destinés avant tout à baisser el temps de travail et à réensauvager une partie de la nature.
Le partage de la production doit assurer justice sociale et Bien-Être (qui restent évidemment à définir). L’auteur imagine que le partage puisse se faire à trois niveaux : à un premier niveau, par l’octroi d’un revenu minimum garanti (prés distribution de l’héritage), par discussions démocratiques sur le partage de la valeur ajoutée, et par une redistribution ultérieure via une imposition progressive.
Cette présentation du stade de la post-croissance en nous est pas entièrement étrangère tant elle nous rappelle les espérances de John Stuart Mill, Keynes et Marx mais elle ouvre aussi des horizons nouveaux.
D’abord une modification de notre rapport à la nature : l’auteur regrette l’utilisation du terme « écosystème » qui tend à présenter la Nature comme une machine au centre de laquelle nous nous situerions. Il vaut mieux envisager des « sociétés d’êtres vivants » dont nous serions un exemplaire. Il propose donc un « nouveau contrat avec la nature » en donnant des droits à la Nature (ce qui se développe à l’heure actuelle) et en interdisant l’élevage industriel, diverses actions qui ont le mérite de réencastrer en partie le marché dans la société. Réflexions qu’on peut approfondir également en questionnant note relation avec la nature notamment développée par Philipppe Descola (voir "Par delà Nature et Culture").
LA DÉCROISSANCE.
Pour arriver à un état de post-croissance il faut bien entendu décroitre.
Caractéristiques de la décroissance économique.
La décroissance économique suppose une baisse globale de la production et de la consommation mais cela ne veut pas dire que toutes les productions déclineraient et que ça se ferait n’importe comment : ce serait alors confondre la décroissance avec la dépression. La décroissance doit être planifiée et amener à réduire les activités inutiles, néfastes ou contreproductives pour la collectivité (activités polluantes, publicité,…) mais à augmenter d’autres activités (isolations, …), démarchandiser l’économie par l’essor des activités non marchandes et à réduire let temps de travail.
La décroissance doit donc être juste et concerne en priorité les plus riches qui sont les plus pollueurs. En revanche les revenus les plus faibles (ménages ou nations) doivent pouvoir augmenter leur consommation
Concrètement cela veut dire réglementation interdictions, prix évolutifs sur certaines consommations (voyages aériens, consommation d’eau,…), fiscalité, taxes carbone, encadrement des prix, accès gratuit à certains services publics. (Curieusement, l’auteur propose l’instauration de comptes carbone individuels revendables sur un marché secondaire sans signaler les dangers de cette mesure).
Une question politique.
Se pose la question des prises de décision. Espérer entamer une transition vers la post-croissance ne peut évidemment être laissée aux mécanismes de marché et doit être planifié. Mais planifié à quel niveau ? L’auteur fait des propositions : nationalisations, contrôle des grandes banques, démocratie participative locale, assemblées transnationales,… Un champ ouvert pour la réflexion politique où on devra autant s’interroger sur les obstacles à la décision au niveau international ou étatique que s’interroger sur les expériences de la démocratie locale, des réussites de New Lanark aux échecs de certaines tentatives aux États-Unis.
Une question de terminologie.
Mais avant cela, il faut faire accepter l’idée même de décroissance or le terme fait peur (et beaucoup lui substituent d’autres termes comme post-croissance) pour sa connotation négative et l’association souvent faite avec « appauvrissement », « déclin », « retour à la lampe à huile » mais l’auteur considère qu’il faut au contraire conserver le terme si on veut porter une critique radicale et nécessaire.
Le terme « décroissance » a une histoire assez courte. Après les contestations de la croissance dans les années 1960, le terme apparait pour la première fois le 13 Juin 1972 dans un article d’André Gorz, rejoignant les idées de Georgescu-Roegen (1971) et le « rapport Meadows » de 1972 (lesquels on donné naissance au terme « d’objection de croissance »). Parrique retient également comme repère le rapport Mansholt (1972), les écrits de Bernard Charbonneau (1974) et ceux d’André Amar (analysant la croissance comme idéologie).
La décroissance comme revendication apparait vraiment à partir des années 2000 (premier livre consacré explicitement à la décroissance en 2003, création du journal « la décroissance » » en 2004, « le pari de la décroissance » de Latouche en 2006, création de la revue Entropia en 2006). A partir de 2008, la décroissance devient un domaine d’étude à part entière et un domaine d’action et dans les années 2020 le GIEC commence à utiliser le terme.
Une question d’imaginaire.
Il faut donc cesser d’associer le terme « croissance » à « positif » et « décroissance » à « négatif » et il faut s’attaquer à la croissance comme idéologie ainsi qu’à « l’imaginaire de la croissance ».
Pour cela, il faut remettre en cause l’idée que la croissance n’aurait que des vertus et en montrer les coûts. C’est le plus simple et les idées avancent, semble-t-il, dans les esprits. L’auteur propose d’ailleurs de remplacer l’image d’augmentation liée à la croissance par celle « d’agitation ».
Plus difficile sera de faire saisir que la décroissance peut être bénéfique tant la phobie d’un ralentissement est forte.
Il faut également combattre les supposées vertus du « progrès technique pour le progrès technique ».
Enfin, et surtout, il faut s’attaquer à l’hypothèse l’infinité des besoins qui ne fait pas partie de la « nature humaine » (l’ethnologie nous le montre), obstacle ultime qui empêche d’accéder à une décroissance. Cependant, Timothée Parrique semble penser qu’une baisse des inégalités permettrait d’éliminer la consommation démonstrative (ou de comparaison) : ça me semble partiellement illusoire car le désir de distinction peut être renforcé par le rapprochement des conditions.
(Thierry Rogel - Mise en ligne le 27 Octobre 2025)
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