QUAND LA MONNAIE FAIT SOCIETE

QUAND LA MONNAIE FAIT SOCIETE

Table Ronde aux Jéco – Le 9 Novembre 2016-11-11 Participants : Michel Aglietta, André Orléan, François Velde (Banque de Réserve Fédérale de Chicago) – Modératrice : Jezabel Coupey-Soubeyran

Cette table ronde a lieu le matin même de l’annonce de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis.

 

En introduction de la table ronde, La modératrice, Jezabel Copey-Soubeyran, rappelle  qu’on ne sait pas définir la monnaie. Elle présente les trois intervenants. André Orléan commencera en présentant la nature de la monnaie et s’appuiera essentiellement sur l’ Analyse institutionnaliste qui récuse la primauté de la fonction de transaction de la monnaie et la thèse de la monnaie voile, la monnaie étant d’abord « objet de désir ». Michel Aglietta abordera la question de « l’énigme de la monnaie internationale » en rappelant que si une monnaie doit être adossée à une souveraineté (car elle est un bien commun), alors il ne peut pas y avoir de monnaie internationale (à l’exception du cas-limite de l’Euro). Enfin, François Velde présentera l’évolution des formes monétaires. Il devait aborder le cas du Bitcoin et des monnaies locales mais ne le fera pas faute de temps. Cependant ces questions seront abordées durant la quatrième partie de la table ronde consacrée aux questions du public.

 

PREMIERE INTERVENTION

LA NATURE DE LA MONNAIE (ANDRE ORLEAN)

André Orléan présente l’Analyse Institutionnaliste de la monnaie. Son intervention se décompose en trois parties : A) Le lien entre monnaie et valeur B) Le lien entre liquidité et lien social  C) la relation monnaie –politique.

  • Il rappelle que l’ Analyse institutionnaliste de la monnaie se distingue de l’approche substantialiste dominante depuis Adam Smith sur les points suivants. Pour l’ Analyse substantialiste le fait premier est la transaction, l’échange de marchandises se faisant sur la base de valeurs déterminéespriori (par l’utilité ou le contenu en travail) et la monnaie n’est qu’un voile destiné à faciliter la transaction. Dans l’Analyse Institutionnaliste, la monnaie est première et est objet de désir ; en ce sens, elle n’est pas un moyen mais une fin (ce qui remet en cause la thèse de la monnaie voile)
  • La monnaie invente alors un « nouveau monde moral » qui trouve son fondement dans la division du travail. Celle ci impose que chaque producteur doit pouvoir accéder aux biens d’autrui. Il faut pour cela un bien accepté par tous (liquidité) dont l’émergence relève d’une logique autoréférentielle et cela donne naissance à un corps collectif, la « communauté marchande »

Donc, le pouvoir de la monnaie trouve son origine dans la confiance collective et l’économie de marché est d’emblée chrématistique.                                                                           Dans ce processus d’émergence de la monnaie sur une base collective, il faut retenir le fait que la genèse de la monnaie est généralement corrélative à la genèse de l’Etat et que la valeur économique est semblable aux autres valeurs sociales (qui sont toutes des valeurs fondées sur des processus autoréférentiels). Dans cette optique, une crise sera définie par le fait qu’il y a conflit sur la définition de la valeur

 

DEUXIEME INTERVENTION

L’ENIGME DE LA MONNAIE INTERNATIONALE (MICHEL AGLIETTA)

Michel Aglietta rappelle que c’est la liquidité (la capacité à être accepté par tous) qui fait la monnaie et qu’elle est donc  de fait, un  bien public, or le marché ne peut pas mettre de prix sur un bien public. Donc, c’est la souveraineté qui fait la monnaie. De fait, il ne peut pas exister de monnaie internationale. L’Euro fait toutefois exception puisqu’il a un système de paiement et une institution économique souveraine (BCE). Cependant, les caractères particuliers de la BCE font que l’Euro n’est pas une monnaie souveraine même si elle en a le potentiel.

Il existe cependant des « devises clés » dont nous n’avons que deux exemples dans l’Histoire : le dollar et la livre. Le marché e permettant pas à lui seul l’apparition d’une devise clé, les données politiques sont donc essentielles (« Trade follows the flag »). La devise-clé est donc liée à la domination d’une puissance politique et son hégémonie est acceptée grâce à la convertibilité-or, l’or ayant l’avantage de n’être la dette d’aucun pays et d’être d’origine purement exogène. C’est quand cette hégémonie décline alors que la devise  clé subsiste que les dysfonctionnements apparaissent. Mais quels sont les principes qui valident une devise clé ? Pour Aglietta ce sont des idées collectives. Ainsi durant la période du « capitalise bourgeois » l’émergence de la Livre comme devise-clé s’est appuyée sur le principe dominant de la propriété alors qu’au 20è siècle, l’émergence du dollar s’est appuyée sur l’idée de « bien-être social ».

Aglietta illustre sa démarche avec le cas du système de Bretton-Woods. C’est d’abord une situation inédite car c’est la première fois qu’on a un système institutionnalisé. Ces accords vont donner un poids important aux Etats-Unis mais au cours des années 1960 on va avoir un décalage croissant entre le dollar et l’or (« douce insouciance ») du au financement de la guerre du Vietnam et au projet de « Grande Société » de Johnson. Cela aboutit à une inflation et à l’abandon de la convertibilité-or du dollar par Nixon le 15 Août 1971. On aboutit alors à un « semi $ standard » légitimé par les accords de la Jamaïque de 1976. Il y a en fait une remise en cause de l’hégémonie américaine qui se traduit par une baisse de la valeur du $ sur long terme (perte de 40% de sa valeur réelle entre 1964 et 2016) malgré deux périodes de hausse, sous Reagan et aujourd’hui . Le $ reste malgré tout liquide (accepté par tous). Enfin Aglietta termine en insistant sur la fait que nous sommes de plus en plus dans un monde de « biens communs ».

 

TROISIEME INTERVENTION : L’EVOLUTION DES FORMES MONETAIRES

 (FRANCOIS VELDE)

François Velde annonce qu’il va devoir tenir la gageure de présenter 3000 ans d’histoire de la monnaie en dix minutes. Dans sa présentation, cette histoire commence avec la monnaie métallique Il faut signaler que si sa présentation est orthodoxe, il fera à plusieurs reprises référence aux approches non orthodoxes de la monnaie. Ainsi il commence par dire que la première fonction de la monnaie est sa fonction de transaction et que la fonction d’unité de compte n’est pas spécifique de la monnaie, pour ajouter aussitôt que plus il lit d’ouvrages d’histoire plus il pense qu’on a trop mis l’accent sur la fonction de transaction alors que c’est la fonction d’unité de compte qui est vraiment importante.

Il indique également que c’est le décalage entre les deux temps de l’échange volontaire qui justifie l’usage de la monnaie et que cela favorise l’échange anonyme. Son fondement essentiel est donc sa liquidité ( de manière significative, il utilise le terme d’anticipations et non de confiance). Il indique ensuite que la fonction d’unité de compte précède la fonction de transaction de plusieurs milliers d’années et que la naissance de la monnaie (sous entendu monnaie métallique) se fait en 650 avant Jésus Christ en Lydie et inaugure une standardisation des moyens d’échange. Il indique également que la monnaie est toujours liée à l’Etat et que si la monnaie métallique a eu du succès en Europe, elle ne s’est pas, ou peu, diffusée en Asie.

Abordant ensuite la question de la monnaie publique et de la monnaie privée en Europe, il indique qu’au 13è siècle, des banquiers apparaissent et créent leur propre monnaie et qu’il faut attendre 1400 pour voir l’apparition de « banques publiques » dont il distingue deux générations :

  • En1400 apparaissent des banquiers à Barcelone, Gênes, Venise, Amsterdam qui proposent de la monnaie scripturale avec, en général, 100% de couverture or
  • En 1660, à Stockholm, Vienne, en Angleterre et en France apparaissent des banques qui proposent des monnaies papier convertibles. Ce sont parfois des banques privées mais qui sont liées aux besoins fiscaux des Etats.

Enfin, la monnaie fiduciaire va véritablement se développer à partir du 18è siècle.

Enfin François Velde termine son exposé en indiquant qu’aujourd’hui la fonction de transaction de la monnaie est mineure et que les objectifs de la politique monétaire sont la stabilité des prix, de le la croissance économique et, depuis 2208, la stabilité financière

 

QUESTIONS DU PUBLIC ET DEBAT

La modératrice, Jezabel Copey-Soubeyran, commence par  relayer les questions venant du public et concernant les conséquences de l’élection de Trump (Les transcriptions ont été faites sur le vif ; il ne s’ai onc pas d’une reprise mo tà mot des réponses)

MICHEL AGLIETTA : Les questions relatives aux conséquences de l’élection de Trump relèvent de questions boules de cristal. Nous n’avons toujours pas retrouvé la croissance d’avant 2008 et cette crise financière est le premier acte d’un nouveau régime de croissance. Cette crise financière a débouché sur une crise sociale qui se traduit par des phénomènes tels que le populisme l’élection de Trump et le Brexit. Ce qu’il peut dire c’est que le commerce international régresse et qu’il ya une « déglobalisation financière et que l’élection de Trump va probablement renforcer cette tendance. Nous n’avons pas besoin de globalisation financière, en revanche nous avons besoin d’une globalisation qui implique le retour des Etats dans le cadre des biens communs comme le climat.

ANDRÉ ORLÉAN : Dans les années 1880, il y avait eu aux EU un « parti populiste » qui demandait un retour au bimétallisme (car l’étalon or était associé aux grandes banques de l’Est). Ce mouvement a été battu en 1896 aux élections présidentielles

FRANÇOIS VELDE : Pour ce qui est de l’élection de Trump, François Velde a avancé son devoir de réserve (mais son air tétanisé depuis le début de la table ronde n’a trompé personne). Il rappelle que le populisme actuel est un populisme de pauvres de pays riches. Il indique que la situation est plus complexe qu’on ne le dit parfois. Certes les républicains disposent maintenant des principaux leviers du pouvoir mais le Parti Républicain est hétérogène (la question du Libre Echange, par exemple, traverse le Parti républicain et le Parti Démocrate) donc ça ne sera sans doute pas facile pour Trump de peser sur les politiques de Libre Echange et sur la Politique Monétaire. Suite à une question sur l’évolution possible des taux de change, il indique qu’il ne peut pas répondre car il pense que nous n’avons pas de bonne théorie des taux de change.

MICHEL AGLIETTA On est dans un cycle de hausse du dollar qui a démarré en 2010 mais il est possible que cette hausse s’arrête. On entre dans une ère de volatilité accrue sur les taux de change et les marchés financiers.

JEZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN : Est-ce que d’autres devises clés peuvent émerger ? Quelle pourra être la place du Yuan ?

MICHEL AGLIETTA : il faut rappeler qu’il ne peut pas y avoir plusieurs devises clés. En ce moment, c’est le système même des devises clés qui est remis en cause. Quant à la Chine, elle veut retrouver  sa place d’Empire du milieu qu’elle avait avant 1820 mais elle ne veut pas que le Yuan soit devise-clé.

JEZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN : l’Euro est une monnaie sans souverain. Quels problèmes cela pose-t-il ?

ANDRÉ ORLÉAN : On a créé un pseudo souverain, la BCE, On est alors dans un entre-deux : un souverain contraint par un ensemble de règles. Le pouvoir politique ne veut jamais laisser le pouvoir monétaire seul mais il est inopérant dans le cas de l’euro.

JEZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN : Quelles seraient les conséquences d’un « Frexit » ?

MICHEL AGLIETTA : Les gouvernements ont fait n’importe quoi depuis 2010 avec les politiques d’austérité et ont affaibli l’Europe et c’est la BCE qui a sauvé l’euro. Il faut un vrai budget au niveau de l’Europe. Il est difficile d’envisager un consensus entre nations autour de la politique monétaire. L’éclatement de la zone euro est très envisageable.

JEZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN : Et les monnaies locales ? Et le Bitcoin ?

ANDRÉ ORLÉAN : Les monnaies locales sont une très bonne illustration de la théorie institutionnaliste. Une crise monétaire, c’est le fait que des acteurs ne se reconnaissent plus dans la définition la valeur. Le Bitcoin : il est difficile d’y voir une monnaie, c’est plutôt un objet spéculatif mais on peut peut-être le voir lié à une « communauté internet »

FRANÇOIS VELDE : Il y avait beaucoup de monnaies locales au Moyen Âge et ce n’est pas un  système idéal. Il ne faut pas souhaiter leur essor. Le Bitcoin est intéressant parcequ’il est construit sur la seule confiance dans le protocole (il s’agit d’une « confiance décentralisée »)

MICHEL AGLIETTA : ce qui est fondamental dans la monnaie c’est le système de paiement (qui fait que la transaction doit être acceptée par toute la société). Jusqu’ici les systèmes de paiement sont fondés sur un tiers (banque centrale). Le Bitcoin invente un système de paiement non hiérarchisé validé par le « blockchain ». Le Bitcoin réduit les coûts de transaction, il intéresse donc les banques mais ce qui compte c’est le blockchain. En ce moment, els banques essaient de s’emparer de ce blockchain. Si les banques centrales s’emparent du blockchain, elles pourraient court-circuiter les banques commerciales. Alors les banques commerciales ne créeraient plus de monnaie. Dans ce cas la « monnaie hélicoptère » deviendrait une option possible.

Donc, le Bitcoin est un détail mais le blockchain est un élément central de l’avenir.

Lien video vers la rencontre https://www.touteconomie.org/conferences/video-quand-la-monnaie-fait-societe

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