Le betisier du sociologue

 

LE BÊTISIER DU SOCIOLOGUE

Nathalie HEINICH - Klincksieck - 2009

Octobre 2017, je m’astreins enfin à faire la note de lecture d’un livre paru en 2009. Pourquoi attendre huit ans ? Parcequ’en général, j’aime faire des notes de lecture d’ouvrages avec lesquels je me sens pleinement en phase et avec celui là , c’est une recette de cocktail : un tiers, un tiers, un tiers. A 100% en phase avec le premier tiers du livre, 50% d’accord avec le deuxième et à 100% en désaccord (voire en colère) avec le reste. Ce qui m’a décidé c’est la lecture ultérieure de deux autres ouvrages, « Le danger sociologique » de Bronner et Gehin et «Pour la sociologie »  de Bernard Lahire (très éloigné des deux précédents). Trois livres qui, malgré tout ce qui les oppose, participent à une même volonté de défense de la sociologie.

« Le bêtisier du sociologue » est composé de vingt-deux courts chapitres regroupés en sept parties. Dans chaque chapitre, Heinich aborde un problème particulier associé à la pratique de la sociologie en l’introduisant avec une anecdote, une réflexion entendue dans un media ou au café, un propos tenu dans un colloque,… Cette démarche rend son propos accessible au lecteur, même non sociologue, et on peut remercier l’auteur de ne pas abuser du jargon technique des sociologues et d’adopter une langue claire et accessible.

Le début de son ouvrage consiste à prévenir contre les tentations faciles consistant à « discuter de la société »  en employant des notions suffisamment vagues pour être séduisantes et prêter à des généralisations faciles à partir d’observations limitées, : ainsi, on peut aisément disserter sur la « société », le « pouvoir » ou ce qui concerne « l’art » (dont Heinich est spécialiste). Il est alors aisé d’essentialiser les concepts utilisés (notamment dans  les théories réalistes, par opposition aux approches nominalistes). Parmi ces concepts, ceux de Nature et de Social occupent une pace non négligeable mais on tend trop facilement à voir ce qui est « Nature » comme objectif et irréversible et ce qui est « social » comme subjectif maitrisable et réversible. Or entre le supposé « naturalisme réaliste » et le « subjectivisme relatif », il existe un autre monde celui des conventions (« conventionnalisme ») qui est notre monde et qui fait du social une matière tout aussi irréversible que la nature. Heinich dénonce ensuite la tendance à voir systématiquement des énigmes et à chercher  du « caché »derrière les phénomènes analysés (« il n’y a de science que du caché »), attitude qui peut amener aux « théories du soupçon » et, dans le pire des cas, aux « théories du complot ». Elle s’attaque au passage à l’utilisation de l’expression « tout se passe comme si… » (dénonciation qu’on retrouve chez Boudon ainsi que dans « le danger sociologique » de Bronner et Gehin.) Cette obsession consistant à vouloir débusquer des force cachées peut, de plus, avoir pour effet contre-productif d’empêcher de mettre en évidence des effets d’émergence dus à une agrégation d’actions individuelles. Dans la troisième partie du livre, l’auteure (qui s’oppose à la féminisation de certains termes) s’attaque aux erreurs classiques de raisonnement comme les confusions sémantiques (confondre « comparer avec » et « comparer à », « norme statistique » et « norme morale »), la mauvaise constitution des panels d’entretien, l’assimilation de l’échelle statistique et de l’échelle individuelle ou bien ne prêter d’intérêt qu’à l’exceptionnel et à la transgression de la norme au détriment du normal et du plus fréquent. Elle rappelle également la fâcheuse tendance à réifier les frontières entre catégories, ce qui amène à des perspectives manichéennes et interdit de voir les situations de continuité. Bien sûr, elle revient sur les très classiques erreurs relatives aux analyses statistiques : la confusion ente corrélation et causalité, entre causes et conséquence, l’ignorance des effets de structure ou l’absence de prise en compte de variables temporelles. Enfin, elle rappelle les confusions récurrentes sur le concept de « compréhension » qui ne renvoie ni à la justification, ni au subjectivisme ni au concept d’explication. Dans la partie IV, elle traite des possibles manipulations rhétoriques par l’abus de chiffres et de statistiques qui peuvent écraser le qualitatif (notamment dans l’utilisation des sondages d’opinion), l’abus des termes qui sont à la frontière du vocabulaire sociologique et du vocabulaire de sens commun comme « droits », « démocratisation », « symbolique »,…) Enfin, dans la partie V, Nathalie Heinich condamne la tendance de certains sociologues à confondre leur travail de recherche avec le militantisme. Le sociologue doit écouter les acteurs sociaux mais doit renoncer à prétendre parler à leur place.

Enfin elle débusque quatre façons de ne pas voir la réalité :

+ Le « conceptualisme » qui consiste à envisager le concept comme but ultime et non comme moyen de décrypter le réel ; on en vient alors à se battre contre des concepts qu’on prend pour le réel (elle vise ici aussi bien « l’homme pluriel » de Lahire que le « néo tribalisme » de Mafesoli).

+ De même, elle fustige « l’économisme » qui consiste à poser l’homo-œconomicus comme un postulat idéologique.

+ Elle rejette le « radicalisme » qui consiste à faire d’un point de vue le « tout » de la réalité (« tout est politique », « tout est socialement construit », « tout relève du calcul cout/avantage »,…).

+ Enfin, elle s’en prend au « logicisme » c'est-à-dire à la tendance à attribuer un régime de réalité au principe de non-contradiction et considérer que ce qui n’est pas rationnel n’est pas réel (principe qui s’applique au chercheur mais pas aux acteurs sociaux). Cette position peut amener à réfléchir en termes purement dichotomiques et on risque alors d’ignorer la multiplicité des causes d’un phénomène. De plus, cette démarche n’incite pas à faire des analyses en termes de processus.

Pour l’essentiel le livre de Nathalie Heinich est plaisant et fructueux (même si, ça ou là, on peut être sceptique face à certains propos, vis-à-vis de Lahire, par exemple). Le problème c’est qu’il lui arrive aussi de déraper et de tomber dans les pièges dont elle veut prémunir le lecteur. Ainsi on peut relever quelques propos outranciers comme « ce délire de réforme » (p. 17), et l’utilisation fréquente du terme « bêtises ». Elle invite à distinguer les jugements de fait des jugements de valeur mais ça ne  l’empêche pas d’émettre un jugement de valeur sur le mérite et la hiérarchie (p. 115-116) Par ailleurs, elle prend dans ce livre des positions militantes sur le mariage homosexuel (p.93) ou sur la féminisation des termes (p.117), montrant ainsi que la frontière entre recherche et prise de position personnelle est parfois bien poreuse. Dans le chapitre « Economisme » elle s’éloigne dangereusement de ce qui aurait du rester la critique d’une hypothèse. Prenant l’exemple d’une analyse du bronzage sur la plage sous un angle rationaliste (dont je ne suis pas friand moi-même), elle ne critique pas le modèle ou l’hypothèse adoptée mais écrit « Voici l’humanité telle que le voient les zélateurs des conduites économiques rationnelles : partagée entre perversion et névrose obsessionnelle » et de reprendre « Moi je dis : vive l’irrationalité ! ». On est loin de la distance nécessaire à une saine critique. Enfin, il ya des erreurs surprenantes comme celle consistant à fustiger ceux qui confondraient la génétique des populations avec la sociobiologie. J’ignore peut-être des choses mais il ne me semble pas que cette confusion soit répandue et je serais curieux de savoir qui pourrait la faire. Sûrement pas Albert Jacquard, spécialiste des modèles théoriques en génétique des populations, qui n’avait pas de mots assez durs contre la sociobiologie. Albert Jacquard était par ailleurs un fervent partisan de l’acquis dans la trop fameuse querelle de l’inné contre l’acquis. Cependant, de nombreux biologistes ou penseurs (Henri Atlan) considèrent que la dichotomie « inné-acquis » (trop souvent confondue avec l’opposition « génétique-social ») devrait être dépassée, ce que ne semble pas faire Nathalie Heinich en conservant un peu rapidement cette dichotomie (p. 110) (en revanche, qu’on puisse, comme elle le demande, tester la croyance dans l’inné ou l’acquis chez les acteurs sociaux est totalement légitime). De là, elle passe à la question raciale (p.111) en considérant que la couleur de peau est une évidence qu’il n’y a pas à questionner : La descente au café du commerce est ici affligeante. Où est l’évidence? Par exemple, on a pu qualifier Obama de « premier président noir » des Etats-Unis or on peut se demander pourquoi un métis apparaitrait spontanément comme noir aux yeux de la plupart des individus (en tout cas des « blancs »). Où passe la frontière entre noirs et blancs ? C’est effectivement socialement (voire psychologiquement) construit,

Je termine sur des notes franchement négatives qui justifient ma réaction très mitigée vis-à-vis de ce livre. Nathalie Heinich illustre le fait, peu nouveau, que les penseurs (ici les sociologues) sont rarement totalement fidèles à leurs principes et on a pu prendre en défaut Durkheim, Boudon ou Bourdieu. Pour autant, et malgré mon opposition à ses prises de position sur des phénomènes de société, je n’abandonne pas la lecture de ses livres sur la sociologie de l’art (où je suis particulièrement incompétent), sur Norbert Elias (que j’apprécie) et je pense que « De la visibilité » est un excellent livre.

 

 

 

 

 

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