« NOUS, ON N’EN PARLE PAS » - Les vivants et les morts chez les manouches – Patrick Williams

« NOUS, ON N’EN PARLE PAS »

- Les vivants et les morts chez les manouches –

Patrick Williams –

Editions de la Maison des Sciences de l’Homme - 1993

 

La question centrale de ce livre est de comprendre comment les manouches s’inscrivent dans l’univers des Gadjés et l’auteur, Patrick Williams, s’appuie pour cela sur une enquête menée auprès de « Manus » d’Auvergne (dont les ancêtres sont arrivés d’Allemagne entre le milieu du 19ème siècle et le début du 20ème siècle) dont les conclusions ne sont, aux dires mêmes de l’auteur, peut-être pas généralisables à l’ensemble des manouches et/ou des tziganes. Cependant, on ne saurait négliger son apport qualitatif montrant que cette inscription des manus dans le monde se fait d’abord par leurs relations aux morts.

Les relations aux défunts.

Cette relation se fait d’abord par le silence. Ainsi, on évoquera le défunt avec précaution en fonction de la proximité que l’on avait avec lui. Ceux qui en sont éloignés l’évoqueront beaucoup, peu de temps après le décès puis le feront de moins en moins à mesure que le temps passe. A l’inverse, ceux qui lui sont proches attendront que le temps passe pour l’évoquer. Cependant, ces données ne sont pas totalement institutionnalisées : comme à l’exclusion des enfants, des parents  et des germains, rien ne déterminera a priori la proximité de chacun vis-à-vis du défunt, celle-ci dépendra donc en partie d’une initiative individuelle. Les objets appartenant au défunt ne sont pas conservés ; ils sont soit placés dans le cercueil (s’il s’agit de bijoux par exemple), soit utilisés pour fiancer les funérailles (argent) ; en général, ils seront détruits ou vendus. S’ils sont conservés, ils ne seront utilisés qu’avec respect. Dans tous les cas, ces objets sont perçus comme « mulle » (« objets du mort ») mais ne sont jamais désignés comme tels. On sait qu’ils le sont et le silence les entoure. Le respect au défunt peut également se faire par des interdits alimentaires (on ne mange plus le mets préféré du disparu) ou des interdits s’appliquant à ses chansons préférées. Il peut se faire, à l’inverse, par le partage alimentaire (on verse une goute de vin pour le mort). Tous ces liens au mort se font sans être dits, ce qui fait qu’il n’y a pas de mémorisation formelle du défunt mais ce silence, cet « oubli », installe le mort parmi les vivants. De ce fait, le mort édifie la communauté sans avoir besoin de passer par une histoire de la communauté. La communauté, c’est la réunion des morts et des vivants mais, comme Patrick Williams ne cesse de le montrer, cette communauté se constituera avant tout par le silence.

Les morts et leurs places       

Les manus de passage dans une région iront visiter aussi bien les morts que les vivants ; c’est dire qu’ils prendront un soin particulier aux visites aux cimetières et se rendront sur les caveaux familiaux (il ya peu de tombes individuelles) qui sont bien souvent les points de référence dans le territoire. Mais si les manus attachent autant d’importance à ces visites c’est aussi parceque ce sont les seuls endroits où le groupe manu est véritablement visible par  les gadjé. A l’inverse, on évitera longtemps le lieu du décès. Mais il existe aussi des « mulengre placi », des « places des morts ». Sur ces places on dépose les objets « mulle », les objets ayant appartenu au mort (le camion, la caravane,...) mais ces lieux cessent d’être des lieux de la vie quotidienne. Tous ces éléments (l’objet « mulle », les divers interdits, le rapport à l’espace et au temps) permettent d’inscrire le mort dans la communauté et donc institue la communauté. Ces divers liens avec le mort sont, selon l’auteur, l’équivalent de « rites de passage « , à la différence qu’ils ne sont ni formels ni officiels. En effet, cela donne lieu à des gestes et des comportements qui sont intimes et ne sont pas publics (mais ils ne sont pas secrets non plus), individuels (et non collectifs), permanents  et imparfaitement normalisés car ils laissent place à l’initiative individuelle. Mais il n’est pas question de les expliquer ni de poser des questions à leur propos. L’auteur montre donc que l’interprétation de ces éléments, nécessaire à l’institution de la communauté réunissant morts et vivants, repose avant tout sur le silence et le vide (l’auteur signale que les espaces des Manus sont des espaces où il n’y a personne). Mais si on ne dit rien, si on transmet pas d’informations sur les gestes à tenir vis-à-vis du mort, il ne faut pour autant pas se tromper ce qui ferait perdre la face (se tromper c’est être « ialo » et il n’y a pas plus ialo que les gadjé). La présence des morts colle à donc tous leurs gestes, nous situant au delà du clivage « profane-sacré », et quoi qu’ils fassent, ils semblent « occupés d’eux-mêmes » c'est-à-dire « occupés de leurs morts ». La pudeur est une valeur essentielle des Manus et le silence unit les manus entre eux. Il semblerait que la tentation du silence ait touché de nombreuses sociétés mais, d’après l’auteur, les manus seraient les seules à l’avoir menée à son terme.

Manus et Gadjé

La communauté doit aussi tenir compte de l’existence des Gadjé. Les Manus vivent dans un monde déjà balisé par les Gadjé donc la seule manière pour les Manus de s’inscrire dans le monde c’est de le faire par le silence, le vide et l’absence car ce que les Gadjé perçoivent, ils se l’approprient. Ainsi les Manus ont deux noms, un nom « officiel » pour les Gadjé et un nom pour la communauté (le « romanolap ») qui est purement individuel et disparait à la mort du porteur. Aucune cérémonie n’accompagne l’imposition de ce nom qui peut être donné à la naissance mais peut aussi changer à l’adolescence. Le monde des manus a changé depuis les années 1950, à la fois avec les premières conversions au pentecôtisme (en 1952) et avec l’acquisition d’une voiture (créant sans un premier temps, un décalage entre ceux qui se motorisent et ceux qui en  restent au cheval). Ca permet d’ailleurs de relativiser l’idée de « sédentarisation » un manu sédentarisé et motorisé parcourant plus de kilomètres qu’un nomade d’autrefois et son cheval. L’auteur montre qu’on peut distinguer deux dimension du monde des manus : celle qui change et se voit et est réservée aux Gadjé ; et celle qui ne change pas mais est invisible. Celle qui se fonde d’abord sur le silence.

Patrick Wiliams réussit ici ce que seuls les ethnographes, et peu d’entre eux, réussissent parfois : dévoiler un monde qui se fonde sur l’implicite, l’invisible et le silence, un monde qui s’effriterait au premier regard indélicat et il faut pour cela non seulement le talent de l’ethnographe mais aussi un vrai talent d’écriture.

Commentaires

  • Nérina
    Bonsoir,

    moi j'en parle sans problème de la morts et des vivants et je suis manouche!par ailleursj'en parle dans un livreven attente d'édition
    • thierry rogel
      • thierry rogelLe 11/05/2014
      Bonsoir Nérina Merci de votre commentaire et prévenez moi quand votre livre paraitra. Je vais aller voir votre site qui me parait intéressant.

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