REPENSER L'ECONOMIE

REPENSER L’ECONOMIE (Philippe HERLIN - 2012- EYROLLES)

La crise économique qui frappe le monde aujourd’hui est aussi une crise de la « science économique ». Tous les économistes ont bien conscience des limites de l’analyse standard (du moins peut-on l’espérer) et tentent de les dépasser.  Deux voies sont pour cela sont possibles : certains amendent le modèle standard en rendant ses hypothèses plus réalistes (asymétrie d’informations, rigidité des prix,...) mais on peut se demander dans quelle mesure on ne conserve pas alors les défauts de base de conception du modèle. D’autres auteurs, de plus en plus nombreux, entament une critique « externe » de la science économique et envisagent de la remettre en cause dans ses fondements mêmes. Philippe Herlin se situe dans cette mouvance mais ne fait pas véritablement œuvre originale ; l’intérêt de son livre est avant tout d’être une synthèse d’un certain nombre de travaux faits par d’autres.

 Avant d’entamer l’analyse de ce livre, il convient de présenter Philippe Herlin afin de prévenir des critiques ne relevant pas de l’analyse économique. Philippe Herlin est chercheur en finance mais également engagé en politique ainsi que le montre une rapide recherche sur Internet. Représentant la droite de l’UMP, il s’est présenté à sa présidence après avoir œuvré plusieurs années au sein du Front National. Autant rappeler d’emblée ces positions qui sont très loin de correspondre à celles de l’auteur de cette note de lecture  mais qui ne parasitent pas les analyses développées dans cet ouvrage. Le positionnement théorique d’Herlin est d’ailleurs assez surprenant : certes il ne cache pas ses préférences pour les auteurs dits « autrichiens » et pour Hayek en particulier mais cela n’apparait que dans les derniers chapitres du livre. Auparavant il aura cité et utilisé les apports de Mandelbrot, Taleb (ces deux auteurs étant les principales références de son lire),  Jorion, Orlean, Soros et Liaeter, auteurs qui ne partagent pas tous, loin de là, ses positionnements théoriques.

 Pour Herlin, il n’est guère utile d’essayer d’amender un modèle d’analyse vicié à la base parceque fondé pour l’essentiel sur l’hypothèse erronée d’une disposition des phénomènes selon une « courbe de gauss » et il consacre la première partie de son livre à montrer comment l’utilisation de la courbe de Gauss s’est peu à peu imposée en finance depuis le 19ème siècle à travers les travaux de Bachelier, Regnault puis au 20è siècle, Samuelson et Markowitz. Comme on le sait, la courbe de Gauss suppose que les événements se distribuent selon une courbe en cloche ; la majorité des évènements si situe donc autour de la moyenne et les écarts à la moyenne sont d’autant plus rares qu’ils sont importants. Le modèle du jet de pièce (tirage à pile ou face) correspond exactement  à la distribution gaussienne : chaque jet donne une chance sur deux de tomber sur pile et les séries longues se situeront généralement autour de cette moyenne de 50-50 mais cela suppose que les différents lancers sont indépendants les uns des autres. Pour tous les événements relevant de la courbe de Gauss et de la « loi normale » on pourra calculer une moyenne et un écart-type.

Ce modèle est –il adapté au cas de la finance ? C’est ce qu’estime Louis Bachelier puisqu’il optera pour une « marche au hasard » du cours des titres et supposera que le cours d’une action est indépendante du passé. Dans les années 1970, Markowitz estimera le prix d’une action en fonction de la moyenne des prix antérieurs puis, avec  Sharp et surtout Fama, on supposera que le marché absorbe toutes les informations disponibles. Cette hypothèse sera à l’origine de la théorie des » marchés efficients » : efficience faible si les cours incorporent seulement l’information passée, efficiente forte s’ils incorporent toutes les informations en plus des informations passées et d’efficience semi-forte s’ils incorporent seulement les informations publiques en plus des cours passés. Cependant, quelle que soit l’efficience retenue, on suppose qu’il existe une valeur fondamentale du titre autour de laquelle les cours observés graviteront. Dans ces conditions, il est possible de dégager une moyenne et un écart-type des cours des titres. C’est aussi cette démarche qui domine dans la théorie néo-classique où les prix gravitent autour d’une « valeur fondamentale » de la marchandise (donc d’une valeur supposée intrinsèque à cette marchandise). Mais, reprenant entre autres les travaux d’André Orléan (« L’empire de la valeur »), Herlin montre qu’en ce domaine la valeur fondamentale n’existe pas : pour un titre, calculer une valeur fondamentale suppose de connaitre les flux de revenus futurs à venir donc de prendre en compte un nombre énorme de variables aboutissant à une incertitude extrême quant au résultat.

Dans ce cas, ce n’est donc pas la loi de Gauss (ou la « Loi Normale » ou le « mouvement brownien ») qui s’impose mais la « Loi de puissance ». Celle-ci est de la forme y = ax puissance k.

Dans ces conditions, toutes les analyses changent car dans le cadre de la « Loi de puissance » les phénomènes extrêmes ne sont pas rares et sont mêmes fréquents. La moyenne n’a alors plus de sens dans la mesure où les variances deviennent énormes. On passe du « hasard sage » de la loi normale au « hasard sauvage » de la « loi de puissance ». Herlin prend l’exemple  de la « Loi de Pareto » comme exemple canonique de la « Loi de puissance ». Elle s’applique notamment aux cas où les événements ne sont pas indépendants les uns des autres et particulièrement au marché financier (Herlin rappelle à ce titre que l’expression « économie casino » pour désigner la spéculation n’est pas  appropriée dans la mesure où au casino les tirages sont indépendants les uns des autres et relèvent de la « Loi Normale »).

 Cette loi de puissance met donc en évidence le caractère extrême des phénomènes et la théorie économique ne l’a jamais réellement prise en compte. Pourtant elle faillit le faire à plusieurs reprises qui furent autant d’occasions manquées. Si on exclut les travaux  de King sur les prix agricoles, la première occasion fut la loi de Pareto mais, d’après Herlin, celui-ci ne prit pas conscience de son importance  quand il reprit la chaire de Walras dont les travaux reposent sur la loi gaussienne. Puis Frank Knight (1885-1972) développa la distinction entre « le risque » qui relève des probabilités et de la loi normale et « l’incertitude », mais son refus de mathématiser son travail en a freiné l’essor. Keynes, bien sûr, mit en avant le rôle de l’incertitude radicale (et son fameux «  Nous ne savons pas, tout simplement ! »). Enfin, Hayek et Schumpeter mirent en évidence l’importance de l’incertitude.

Pourtant la science économique ne sut s’extirper du carcan théorique du 19ème siècle et, face à l’incapacité des modèles à décrire correctement la réalité, tenta de  sauver ces derniers à coups d’hypothèses de plus en plus particulières.

La science économique n’a toujours pas su prendre ses distances avec l’hypothèse gaussienne, pourtant d’autres avertissements vinrent ensuite.

Dès 1962, Benoit Mandelbrot avertit du danger d’utiliser l’hypothèse gaussienne dans le cadre des marchés financiers.  Il montre que l’hypothèse d’indépendance des cours ne tient pas et il propose en 2004 une application du principe des « fractales » aux marchés financiers.  Du coup, les phénomènes extrêmes ne sont pas rares et on peut s’intéresser aux fameux « cygnes noirs » (selon le titre du livre de Nicolas Taleb).

Mais, loin de disparaitre,  la logique qui s’appuie sur la loi normale va s’imposer peu à peu aux autres secteurs de la science économique.

Elle va d’abord influencer l’économie d’entreprise via l’utilisation d’outils financiers dans la gestion de l’entreprise. Mais cela entraine de fâcheuses conséquences : d’une part l’introduction de fait de la loi normale via ces outils conduit à minorer le risque et à adopter les stratégies les plus risquées. De plus, cela pousse à adopter le point de vue de l’actionnaire et non celui de l’entrepreneur. De ce point de vue, il deviendra rationnel, pour augmenter le rendement des capitaux, d’adopter des stratégies d’abandon des éléments fixes de l’entreprise (externalisation, délocalisation,...) puis à racheter ses propres actions et à augmenter l’endettement.

Le même recours à la « Loi Normale » va s’observer dans l’essor de la macroéconomie, laquelle, en favorisant l’utilisation d’agrégats, va s’appuyer sur des comportements « moyens » et donc valoriser une approche gaussienne incapable de prendre en compte les ruptures de tendance.

De même, Philippe Herlin propose de rompre avec la vision des marchés imposée par l’analyse néo classique où ceux-ci tournent autour d’une moyenne (prix d’équilibre) et où les valeurs extrêmes sont exceptionnelles. En effet, cette analyse statique des marchés suppose des états indépendants les uns des autres (proposition propre à la démarche gaussienne) alors que les marchés « ont de la mémoire », ce qui fait que les gains et pertes ne se répartissent pas uniformément dans le temps mais se concentrent sur des petits intervalles de temps ; les bulles sont donc inévitables.

 Herlin propose alors d’adopter, à la suite de Mandelbrot, une analyse fractale de l’économie et d’intégrer la notion d’entropie à l’analyse économique.

Les fractales sont ces formes qui se répètent à des échelles différentes (chaque fragment d’un ensemble a la même forme que l’ensemble). L’entropie permet de s’échapper de la vision newtonienne de l’économie, déterministe et réversible, pour adopter une démarche où l’irréversibilité domine et où le déterminisme devient probabiliste. On prend alors le contre pied de la « concurrence pure et parfaite » pour adopter la vision hayekienne du marché.

Dans les chapitres 11 et 12, Philippe Herlin conteste la traditionnelle représentation de l’offre et de la demande par l’analyse néoclassique en adoptant la théorie de la « proportion diagonale », présentée par Paul Jorion dans son livre « Le prix » et directement inspirée d’Aristote. Paul Jorion a développé cette thèse après avoir observé que sur des marchés concrets notamment le(marché aux poissons de l’ile d’Houat), la fixation des prix ne suivait pas les principes de fixation par l’offre et la demande de biens qui ne suivent que la rareté relative des marchandises. Au contraire, pour Jorion le rapport d’échange  ne reflète pas seulement la rareté relative des marchandises mais également le statut social des échangistes ainsi que leur rareté relative. Il y a donc toujours un rapport de forces au sein du marché. Dans ce cadre « le prix des personnes détermine le prix des choses ».

Dans le chapitre 13, il reprend les thèses de George Soros sur la réflexivité et la formation de bulles spéculatives.

Il propose également de tenir compte des apports de la finance comportementale qui montre les limites de l’hypothèse de rationalité des acteurs. Dans la réalité ceux-ci sont facilement « gaussiens » ce qui les amène à prévoir en prolongeant les tendances passées et les rend incapables d’envisage des ruptures de tendance. Ces biais touchent également l’analyste et l’auteur invite à se méfier de quatre biais majeurs, l’erreur d’induction l’erreur de confirmation, l’erreur de narration et l’illusion rétrospective. La première consiste à prolonger indument els tendances passées. La seconde consiste à rechercher les éléments qui confirment notre thèse au lieu de chercher (selon la réfutabilité de Popper) les éléments qui l’infirment. Le troisième biais consiste à se laisser prendre aux plaisirs d’un scénario qui tendrait à construire de toutes pièces des liens logiques entre des éléments épars (à la façon des storytelling analysés par Christian Salmon). Enfin, l’illusion rétrospective consiste à analyser les comportements  passés en fonction de ce qu’on sait aujourd’hui.

 Pour faire face à la crise l’auteur propose donc une révolution mentale dans la manière d’appréhender les phénomènes économiques. Il faut d’abord cesser d’analyser l’économie en termes d’agrégats mas la voir en termes de réseaux, c'est-à-dire d’agents en situation d’interdépendance, ce qui permet de mieux comprendre la fragilité du système face aux risques d’une trop grande spécialisation. Il faut au contraire préférer des situations de « redondance » des activités.

 L’auteur invite également distinguer les activités économiques selon leur caractère « scalable » ou non. Est « scalable » une activité suffisamment routinière et sûre pour qu’elle fasse l’objet d’une analyse de type gaussien. Il est par exemple possible de déterminer quels doivent être la moyenne et l’écart type du chiffre d’affaires de ventes de pizzas dans une grande ville. A l’inverse les activités non scalables sont celles dont il est difficile voire impossible de déterminer la réussite comme, par exemple, le succès d’un roman qui pourra aussi bien être un échec commercial qu’un immense succès.

Dans ces conditions les « cygnes noirs » sont fréquents mais il est impossible d’en calculer les probabilités d’apparition mais plutôt qu’essayer de déterminer vraiment leur venue, il vaut mieux mettre en place les conditions qui en réduiront les effets néfastes.

Parmi celles ci, Herlin, s’appuyant sur les idées de Bernard Liaeter, propose  de développer les systèmes de monnaie complémentaires. Il remarque d’abord que les formes de monnaies « spéciales » pullulent : de la monnaie locale volontairement créée, aux formes particulières de monnaie comme les « kilomètres » (« miles ») en passant par les « monnaies internet ». De plus, la liquidité croissante des actifs les rapproche des formes monétaires. Mais contrairement aux apparences, il n’y a rien de nouveau et on rejoint la forme historique selon la quelle la diversité monétaire est la règle alors que la recherche d’une monnaie unique émanant de l’Etat est caractéristique des deux siècles derniers. Mais la conception traditionnelle de la monnaie (monnaie neutre) est inadaptée au cas la « monnaie officielle » qui n’est pas neutre et est propice à l’apparition de « cygnes noirs »,  relevant donc de la « loi de puissance » et non de la « loi gaussienne ». En revanche, les monnaies complémentaires, dans le cas où elles relèvent de monnaie de type « monnaie fondante » correspondraient à l’approche gaussienne de l’économie et auraient un effet stabilisateur (contra cyclique) face aux monnaies officielles. Allant au bout de cette logique, Philippe Herlin rejoint par la suite la thèse hayekienne de développement de « monnaies privées » (sans relever cependant, que la logique hayekienne rejoignant une conception individualiste de la monnaie s’éloigne de la conception collective de monnaies complémentaires).

 Il faut voir ce livre comme une tentative de synthèse d’un grand nombre d’approches diverses mais qui ont pour point commun de développer une critique externe de l’analyse économique. Herlin s’appuie essentiellement sur les travaux de Mandelbrot et, à sa suite, de Nicolas Taleb. Mais il utilise également les apports de Paul Jorion, André Orléan, Georges Soros et Bernard Liaeter, autant d’auteurs parfois très éloignés les uns des autres. On pourra cependant reprocher à l’auteur quelques approximations et erreurs, fruits sans doute d’une relecture rapide (ainsi une curieuse allusion à deux textes de Keynes là où il n’y en a, à notre connaissance, qu’un seul). Par ailleurs il n’est pas obligé de le rejoindre sur sa profession de foi hayekienne qui apparait clairement dans les derniers chapitres du livre (notamment sur la défense de monnaies privées). Cependant on tirera grand profit de sa lecture.

 

 Un certain nombre d’ouvrages utilisés par Herlin (ou d’ouvrages d’auteurs cités par Herlin) ont fait l’objet de notes de lecture sur ce site.

On peut citer les ouvrages d’André Orléan :

  « L’Empire de la valeur » 

 « Le pouvoir de la finance »

Pour une présentation générale des travaux d’André Orléan : Pour une approche unidisciplinaire des sciences sociales

De Georges Soros, « La vérité sur la crise financière » 

« Au cœur de l’argent » de Bernard Liaeter : 

De Paul Jorion, « L’argent mode d’emploi» 

« Storytelling » de Salmon 

 « Le virus B » de Pracontal et Walter n’est pas cité par Herlin mais permet de bien comprendre l’importance de l’hypothèse « brownienne » en finance 

 

 

 

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