PAUL JORION - L'ARGENT MODE D'EMPLOI – FAYARD – 2009
L'ARGENT MODE D'EMPLOI
PAUL JORION
FAYARD – 2009
(Thierry Rogel – professeur de sciences économiques et sociales)
INTRODUCTION
Paul Jorion a acquis une soudaine notoriété après la publication de son livre « Vers la crise du modèle américain ? » en 2006 et annonçant la crise des subprimes[1]. Paul Jorion n’est pas un économiste de formation mais un anthropologue dont la thèse de doctorat porte sur les pêcheurs de homards de l’île d’Houat et dans laquelle il cherche à comprendre
DETTE ET MONNAIE[8]
« MACHINE DE PONZI »
La « machine de Ponzi » (ou « pyramide » ou « cavalerie ») va constituer le cœur de son analyse de la crise actuelle. Rappelons que le principe de la machine de Ponzi est de proposer une rémunération élevée aux agents qui ont bien voulu placer leurs fonds dans un organisme grâce aux apports de nouveaux entrants, eux-mêmes attirés par les fortes rémunérations proposées. Le système fonctionne tant qu’il y a de nouveaux entrants et se grippe quand les ressources en nouveaux entrants sont saturées. Pour Jorion, le principe de la « cavalerie » ne se retrouve pas seulement dans les cas d’escroqueries du type Madoff mais également dans le fonctionnement même du capitalisme. Ainsi, il cite Modigliani pour qui le système bancaire fonctionnerait en situation de « quasi-cavalerie » ainsi que Shiller qui analyse les bulles spéculatives comme des systèmes pyramidaux. Il va cependant s’attarder sur les travaux de Minsky qui analyse le développement du crédit comme un processus en trois étapes dont la dernière fonctionnerait comme une « machine de Ponzi ». Dans la première étape, la phase ascendante du cycle fait qu’il y a peu de risques de non-remboursement des crédits et les prêteurs se mettent alors à sous-estimer ce risque. Dans la deuxième étape (« phase spéculative »), les difficultés de remboursement du capital s’accroissent mais cette réalité est masquée par le fait que les emprunteurs peuvent toujours rembourser les intérêts. Enfin, dans la troisième étape, les emprunteurs sont incapables de rembourser les intérêts et le capital et le système ne tient que grâce aux nouveaux entrants ; il entre alors dans un fonctionnement de type « machine de Ponzi ». Jorion reprend ce schéma en trois étapes mais reproche à Minsky d’expliquer le passage d’une étape à l’autre par un mécanisme psychologique de sous-estimation du risque. Il préfère analyser ces transitions comme le résultat d’une adaptation rationnelle des individus au nouveau contexte et s’amuse du fait que l’analyse est à fronts renversés, l’économiste ayant recours aux outils de la psychologie et l’anthropologue usant du concept préféré des économistes. Il précise son analyse en l’appliquant au cas de la « bulle immobilière » : à la deuxième étape (« spéculative »), le remboursement peut être fait par la revente de la maison ce qui favorise la poursuite de l’endettement ; à la troisième étape (« Ponzi »), la pratique des prêts hypothécaires permet de se désintéresser du paiement des intérêts, cette étape précédant de peu la raréfaction du crédit et l’éclatement de la crise financière. Au final, le fonctionnement économique depuis trente ans peut être assimilé à une machine de Ponzi et si les système des subprimes a débouché sur l’éclatement d’une bulle ce n’est pas parcequ’on a prêté aux plus pauvres qui étaient incapables de rembourser, c’est plutôt qu’en faisant entrer les plus pauvres dans la cavalerie , c’est à dire les derniers entrants possibles, on est arrivé aux limites du système.
« Qu’est ce qui ne marche pas avec l’argent ? » : c’est la question qui sous-tend toute la démarche de Jorion. Le premier problème tient, d’après lui, dans la contradiction qui existe entre le caractère « égalitaire »[11] de l’usage de l’argent dans sa fonction de transaction et son caractère inégalitaire dans sa fonction de réserve de valeur, caractère renforcé par la structure sociale tripartite. Le deuxième problème tient dans la nature du crédit. S’il y a crédit et paiement des intérêts c’est que l’argent est concentré en un nombre toujours plus restreint de mains et qu’il ne se trouve donc pas là où il serait nécessaire. Il en résulte donc à la fois une tendance à la formation de bulles spéculatives et une nécessité de développer l’endettement pour soutenir la demande de consommation mais il insiste sur le fait que la taille des bulles spéculatives actuelles rend inopérant le recours traditionnel à la socialisation des pertes. Le problème que pose Jorion est alors de voir comment contrer cette tendance à la concentration de l’argent et il passe en revue les différentes possibilités déjà testées. La première solution rejoint les propositions marxistes visant directement la propriété privée, ainsi que celles prônant l’abolition de l’héritage ou, plus timidement le développement d’un impôt progressif. La deuxième solution, d’inspiration religieuse, aboutirait à l’interdiction du prêt à intérêt. Il envisage également de limiter les effets néfastes des opérations sur dérivés en conservant, par exemple, la fonction assurantielle des CDS mais en prohibant leurs usages spéculatifs créateurs de risques et il propose la règle suivante : « Les opérations à terme ainsi que les options d’achat sont autorisées. Elles lient leurs contreparties jusqu’à livraison. En conséquence, il n’existe pas pour elles de marché secondaire. Les paris relatifs à l’évolution des prix sont, eux, interdits » (Jorion page 313).
Ce livre est triple, à la fois un livre de vulgarisation sur l’argent, une tentative de renouvellement de son analyse et une interprétation de la crise que nous traversons[12]. La tension entre ces trois objectifs fait la fragilité même de l’ouvrage. Paul Jorion entame la remise en cause des analyses « économiques » de la monnaie de façon provocatrice en déclarant ne pas s’être renseigné sur ces analyses avant d’élaborer la sienne propre de façon à développer pleinement ses apports d’ingénieur financier et d’anthropologue. Pourtant, on sent un flottement dans certaines analyses : par exemple, il prétend (dans l’analyse des trois étapes de Minsky) privilégier une analyse en termes de comportement rationnel et non une analyse en termes de comportement psychologique mais à la fin de l’ouvrage il présente une des ses références, sinon sa référence essentielle, le roman « l’argent » de Zola. Excellente référence au demeurant mais le roman de Zola repose entièrement sur des présupposés psychologiques à l’égard de l’argent et notamment sur la cupidité ; il me semble donc qu’il y a au moins deux pistes d’analyse qui ne sont guère distinguées dans l’ouvrage. Par ailleurs, la lecture des sources indiquées en fin d’ouvrage surprennent. Certes, la majorité d’entre elles sont des ouvrages d’économistes (50% de l’ensemble) et il y a une présence incontestable d’ouvrages relevant de la philosophie (15% des sources) ou littéraires (15%) mais les références sociologiques sont quasi-inexistantes (les trois ouvrages cités – de Lénine, Marx et Engels – peuvent-ils entrer dans le corpus sociologique ?) ainsi que les références ethnologiques et anthropologiques. Peut-on ignorer les écrits de Mauss, Simiand et Simmel ? Enfin, si les seuls économistes à trouver grâce à ses yeux sont ceux qu’il nomme « structuralistes », il n’y a aucune mention des recherches pourtant riches qui se font autour d’Orlean, Aglietta ou Blanc. Donc, un essai stimulant, provocateur et prometteur mais qui n’entraîne pas totalement la conviction. Peut être pas l’ouvrage révolutionnaire qu’on pouvait attendre mais une pierre à l’édifice que devrait être une véritable analyse de l’argent.
[1] En 2004, il rédige « La crise du capitalisme américain » alors qu’il travaille pour Countrywide, le principal établissement de crédit immobilier américain. Le manuscrit a été refusé par tous les éditeurs contactés avant d’être accepté par les éditions de la Découverte qui, par prudence, ajoutèrent un point d’interrogation au titre et le publièrent en 2007, avant que la crise des subprimes n’éclate véritablement..
[2] « La bourse et la vie – Entretien avec Paul Jorion » - L’Echo du Samedi 14 Novembre 2009
[3] P. Jorion : Les Pêcheurs de Houat : anthropologie économique, Collection Savoir, Hermann, Paris, 1983
[4] « Le salut viendra d’une autre science économique, dont aura été éjecté l’homo oeconomicus, une caricature de l’être humain sous la forme du sociopathe, comme je le rappelais l’autre jour ».
http://www.marianne2.fr/Keynes-Un-Marx-edulcore-!_a182294.html
[5] « (…) ce que je vais tenter d’accomplir pour la monnaie sera du même ordre que ce que Freud a réalisé pour la psychologie » - « L’argent, mode d’emploi » page 371.
[6] J. Sapir : « Les trous noirs de la science économique » - Fayard - 199
[7] On pensera évidemment à « la violence de la monnaie » (M. Aglietta et A. Orlean – P.U.F. – 1984) qui découle des travaux de René Girard.
[8] P. Jorion utilise de manière indifférente les termes d’argent et de monnaie.
[9] On peut, bien entendu, ne pas être totalement convaincu par cette présentation de l’école autrichienne.
[10] Ce n’est pas sans rappeler la partition adoptée par Thorstein Veblen. Voir par exemple : http://www.alternatives-economiques.fr/de-smith-a-minsky---les-economistes-et-la-finance_fr_art_633_40448.html
[11] Le fait que l’argent soit libérateur et égalitaire est clairement établi par Simmel que Joron ne cite pas.
[12] Une analyse d’inspiration marxiste clairement déclarée, ce qui rend pittoresque sa participation régulière à BFM radio.
Commentaires
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- 1. pierre Le 06/08/2012
J'avoue que je ne voie pas en quoi la référence à des oeuvres philosophiques et littéraires vous choque . Les philosophes et les poètes sont d'excellents observateurs de la nature humaine et de la société de leur époque .
Bien des prétendus scientifiques , sociologues et économistes , en revanche , accumulent les sottises et le pire , c'est qu'ils ne se remettent nullement en cause et leurs prédictions fausses ne les empêchent nullement d'être sans arrêt interviewés .
Si on veut savoir ce que c'est que l'argent , il vaut mieux s'adresser à un sage , qui aura un regard plus détaché et donc plus objectif qu'à un homme qui pense à son cursus honorum et à ses shows médiatiques , tout bardé de diplômes qu'il serait .-
- thierry rogelLe 06/08/2012
Voici l'adresse de mon texte en faveur de la filière littéraire (sans aucun chauvinisme disciplinaire) https://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/documents-divers/autour-des-livres/pour-defendre-la-filiere-litteraire.html -
- thierry rogelLe 06/08/2012
Bonjour, à la suite de votre commentaire j’ai relu attentivement ma note et je pense que vous m’avez mal lu. Je ne suis pas choqué par la présence de références littéraires (je parle d’ailleurs d’excellente référence pour « l’argent » de Zola ; au passage je vous invite à visiter la partie de mon site entièrement consacrée à l’écrivain de SF Robert Sheckley : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/documents-divers/robert-sheckley-textes-oublies ) . Je regrette l’absence de références sociologiques. En effet, j’attendais beaucoup de Jorion qui est anthropologue de formation (et non économiste) et il existe un corpus impressionnant de travaux anthropologiques, sociologiques et ethnologiques sur l’argent que Jorion n’exploite pas. Quant aux bêtises proférées par des sociologues et des économistes ; certes, il y en a et comme c’est un domaine également partagé , nous n’aurions aucune peine à trouver des écrivains et des philosophes proférant des bêtises. De même qu’il y a, à l’inverse, des philosophes comme des sociologues ou des économistes qui font avancer la réflexion. En ce domaine comme en d’autres, le chauvinisme disciplinaire n’est pas une bonne chose. Enfin, le couplet habituel sur les « prédictions fausses » (des économistes je suppose ?) montre qu’il faut encore faire comprendre les spécificités des sciences sociales (notamment la notion de réflexivité) ; je vous invite à lire, par exemple, ce petit texte (où je cite à nouveau Zola) http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/textes-pedagogiques/economie-et-sociologie/reflexivite-predictions-creatrices-predictions-destructrices.html En tout cas merci de votre commentaire car vous m’avez décidé à publier un petit texte en faveur de la littérature que je gardais sous le coude. Je vous fais signe dès que je l’aurai mis en ligne
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