ACTUALITE DE LA PHILOSOPHIE DE L'ARGENT - INTERVENTION EN CLASSE DE PSI - 2010
INTERVENTION SUR LA « PHILOSOPHIE DE L'ARGENT »
DE GEORG SIMMEL - PSI - ANNEE 2010 -
CHAPITRE III : L'ARGENT DANS LES SERIES TELEOLOGIQUES -
SECTION I ET II.
PARTIE I : LES EFFETS DE L'ARGENT.
PROBLEMATIQUE : l'image idéalisée de l'argent consiste à en faire un pur intermédiaire de l'échange qui n'implique aucun attachement ou refus, bref aucune attitude spécifique vis-à-vis de lui. Cela correspond à la perception naïve de sens commun mais aussi à la conception dominante en économie. Georg Simmel montre qu'à travers le concept de « séries téléologiques », il existe des attitudes particulières à l'égard de l'argent. Selon les normes en vigueur dans la société étudiée , ces attitudes pourront apparaitre comme anormales et pathologiques ou, au contraire, comme normales et s'intégreront dans le fonctionnement global de l'économie et de la société.
I) COMMENT L'ARGENT S'INSERE DANS LES CHAINES TELEOLOGIQUES
A) Principe et tendance à l'extension des chaines téléologiques.
Le terme « Téléologie » : renvoie l'intention de l'action par rapport à la pure causalité (de « Téléo » : objectif). « Téléologique » parce que l'homme agence des moyens, par exemple il fabrique des outils, en vue d'atteindre des fins. Or, l'argent est d'abord un moyen
Les chaines téléologiques tendent à s'accroitre dans les sociétés modernes. Pour simplifier l'explication on peut prendre l'exemple d'une chaine téléologique simple (« je cueille un fruit pour me nourrir ») et d'une chaine plus complexe (« je fabrique un panier pour ramasser les fruits pour me nourrir ou bien je vais voir un commerçant qui a acheté des fruits au cultivateur »). Dans le premier cas, il y a un intermédiaire ; dans le dernier cas, il y en a trois.
La tendance des sociétés complexes est donc à l'allongement de ces chaines téléologiques : en effet, nous sommes dans des sociétés à division du travail où nous ne faisons pas tout nous-mêmes ; ce que je veux consommer est produit à l'autre bout du monde et passe par de multiples intermédiaires.
On voit la spécificité des sociétés contemporaines et complexes par rapport aux sociétés traditionnelles. On obtient un produit par la coopération d'individus qui ne se connaissent pas donc par la division du travail et par les mécanismes de marché.
Ces mécanismes de marché ne fonctionnent que grâce à un intermédiaire qu'est l'argent.
B) Le moyen et l'outil
On voit que l'intermédiaire peut être une action (je me déplace pour aller cueillir, ou je donne un ordre), un individu, une institution, un panier,...
L'outil, chez Simmel, est un moyen qui perdure : ce peut être un outil au sens strict du terme (marteau, on rejoint la notion d'investissement en économie...), un savoir ou une institution,...
Un savoir : si le temps passé à développer un savoir permet d'améliorer l'atteinte de l'objectif
Une institution : par exemple l'Ecole est un moyen détourné d'acquérir du savoir pour aboutir à un objectif.
C) L'argent comme moyen des moyens
L'outil est limité par son usage à l'exception de l'argent puisqu'il ne sert à rien d'autre qu'à acquérir des biens. Il est donc apte à entrer dans toutes les chaines téléologiques.
II) COMMENT DES FORGENT LES ATTITUDES PSYCHOLOGIQUES VIS A VIS DE L'ARGENT.
A) La chaine téléologique liée à l'argent
La chaîne téléologique désigne la chaîne allant du désir d'obtention de l'argent à la jouissance de l'objet obtenu. On peut la résumer ainsi :
« Recherche de l'argent==> possession d'argent==>obtention de l'objet ==> jouissance de l'objet »
Dans ce cas, l'argent est un pur instrument d'échange sans qualités propres et non recherché pour lui-même. Mais Simmel note que cette chaîne peut s'achever en divers points et aboutir à certains comportements vis à vis de l'argent, comportements qui, s'ils sont excessifs ou en contradiction avec les valeurs sociales dominantes, seront considérés comme autant de comportements pathologiques mais qui peuvent apparaitre aussi comme normaux. Il faut garder à l'esprit que la notion de normalité est relative.
Nous verrons aussi que les catégories établies par Simmel peuvent être utilisées pour comprendre la situation actuelle. Simmel retient six comportements typiques à l'égard de l'argent : le dénuement, la cupidité, l'avarice, la dépense compulsive (démonstration et prodigalité), le blasement, le cynisme.
B) La recherche exclusive de l'argent : la cupidité.
« Recherche de l'argent==>... : cupidité
La chaîne peut s'arrêter dès la recherche de l'argent, c'est à dire que la recherche effrénée sera un but en soi. Simmel voyait là l'exemple de la cupidité, la fétichisation de la monnaie et sa recherche pour elle même. Cela peut concerner quelques profils psychologiques particuliers mais également caractériser la situation de personnes démunies qui cherchent la seule possession de l'argent dans une société qui la valorise (à travers les jeux d'argent, par exemple) ou, au contraire, trouver son exutoire dans des pratiques spéculatives.
Ainsi, la recherche de l'argent pour lui-même, comme symbole de puissance, est un puissant moteur de l'activité économique (recherche du profit,...) et est à la base du capitalisme dans le sens où il transforme un désir de puissance sur les autres en activité. Il est aussi à la base des activités spéculatives.
Mais un individu qui ne rechercherait que l'argent pour l'argent serait qualifié de cupide et perçu comme un « malade ». Socialement, les excès de la cupidité sont à la base des mouvements spéculatifs et de la crise financière que nous avons connus. Cela renvoie à l'argent de Zola.
Comment alors expliquer l'existence de ces salaires mirobolants de PDG représentant plusieurs milliers d'années de Smic et qui ne pourront de toute évidence, pas être dépensés? J.M. Keynes (qui a lu Freud) donne la réponse suivante : il y a deux manières d'atteindre l'immortalité, la création artistique et l'accumulation d'argent ; l'accumulation est alors une façon de repousser la pulsion de mort Bernard Madoff, en risquant, à 60 ans passés, 150 ans de prison n'atteint-il pas ainsi, de manière paradoxale, une certaine forme d'éternité ?.
Keynes avait en horreur cette attitude à l'égard de l'argent. Citation : imaginant ce que sera notre monde vers l'année 2030, il écrit « On verra dans l'amour de l'argent - non pour les joies et les distractions qu'il vous procure mais pour lui-même - un penchant plutôt morbide, une de ces inclinations plus ou moins criminelles, plus ou moins pathologiques, que l'on remet, non sans un frisson, entre les mains du psychiatre. (...) »
C) Le refus de la dépense : l'avarice.
« Recherche de l'argent==> possession d'argent==> ... : avarice
La coupure peut voir également lieu au moment de la dépense. On refuse alors de dépenser l'argent possédé. Cela peut correspondre à un comportement prudent d'épargne et de précaution mais également à un comportement avaricieux, perçu généralement comme anormal.
L'avarice est une extension indue du sens de l'épargne. Ne pas vouloir tout dépenser peut être bénéfique pour financer l'investissement. Cependant, un excès d'épargne réduit la consommation et l'activité économique ; l'avare de Molière.
D) La dépense pour elle-même : la prodigalité.
« Recherche de l'argent==> possession d'argent==>obtention de l'objet ==> ... : prodigalité
La dépense peut également être un but en soi : la jouissance réside alors dans la dépense elle même et non dans la possession de l'objet. Cette dépense peut être faite pour soi même (achats compulsifs) ou pour les autres (prodigalité démonstrative). Il est inutile d'insister, pour le moment, sur les soubassements psychologiques de ces comportements : peur de manquer, désir de se valoriser aux yeux des autres ou volonté d'être aimé.
Simmel pensait au plaisir de la dépense pour la dépense, notamment pour les autres. Mais cela peut être rapproché de la « dépense compulsive » et de la comparaison avec les autres. La prodigalité est une déviation de la générosité, l'achat compulsif de la volonté de satisfaction,... L'important n'est alors pas de bénéficier de la valeur d'usage de l'objet mais de dépenser pour dépenser, posséder pour posséder, notamment dans un désir de comparaison sociale. Il faut bien voir que cette comparaison sociale fut un des moteurs de la société de consommation... Cela peut amener à développer un endettement. L'endettement fut traditionnellement mal vu car caractérisant soit des personnes trop pauvres soit des personnes ne sachant pas maitriser leurs désirs. Avec les trente glorieuses, cela devint un moyen normal d'acquisition de biens. Mais on sait à quel point le surendettement s'est développé dans certaines économies modernes et est perçu maintenant comme un comportement pathologique..
E) Le refus de l'argent.
Simmel retient également une coupure qui se fait dès le début de la chaîne. Il s'agit alors d'un refus de l'argent, d'une recherche de dénuement qu'on va retrouver chez les ascètes, par exemple.
Plus récemment, certains psychologues ont mis en évidence des cas « d'anorexie monétaire ou financière », c'est à dire de refus pathologique de l'argent. La notion n'étant pas clairement établie, certains classent l'avarice dans cette catégorie. Il nous semble qu'elle mérite un traitement spécifique. L'analogie avec l'anorexie n'est pas à prendre à la légère : l'argent occupe ici la même place que la graisse ou le surpoids et est source de souffrance (y compris imaginaire) ; l'anorexique fera donc tout pour s'en débarrasser et se croira toujours « trop riche », de même que l'anorexique se croit toujours trop gros. L'anorexique monétaire évitera donc de demander ou de gagner de l'argent, trouvera la plus grande gloire à travailler gratuitement. Bien entendu, il lui est nécessaire de dépenser mais , bien souvent, il évitera un achat qui lui paraît dispendieux pour lui préférer une multitude de petits achats qui, au bout du compte lui coûteront plus cher, et, surtout , ne lui apporteront aucun plaisir. Par ailleurs, il peut être capable de bien gérer ses dépenses quotidiennes et d'en tirer une certaine fierté et, dans le même temps, d'effectuer une forte dépense qui le mettra en danger.
En bref, l'anorexique refuse, autant que possible, l'appropriation d'argent et, s'il en a, la dépense ne doit pas amener de plaisir, voire être douloureuse.
Les racines psychologiques de ce comportement sont assez claires mais nous verrons par la suite qu'elles s'épanouiront plus aisément dans un milieu culturel spécifique. Ce refus de l'argent peut provenir d'une socialisation ayant excessivement mis l'accent sur la dimension « démoniaque » de l'argent, socialisation typique des milieux bourgeois du milieu du XXème siècle. Elle peut provenir également d'une stigmatisation sociale (« Le riche est de toutes façons un salaud ») dont on peut trouver de multiples exemples dans les années 1970. L'individu recherchera alors sa dignité et son identité dans le refus des activités lucratives ; loin de mesurer sa valeur au prix auquel on le paie, il la mesurera dans l'impossibilité de comparaison monétaire.
(Mais nous en verrons ultérieurement une autre explication possible correspondant au refus de la relativité).
Le refus de l'argent est rarement vu comme plausible et l'anorexie monétaire reste une rareté. Pourtant, il ya des sociétés où l'argent est plus ou moins rejeté (sociétés religieuses). Constatons aussi que dans le système des castes indiennes, les Brahmanes, considérés comme supérieurs parceque de plus grande pureté religieuse, sont, selon la tradition, normalement pauvres et vivent de l'aumône. Enfin, il a existé quelques périodes de refus de l'argent (URSS entre 1919 et 1921) correspondant à des périodes révolutionnaires.
Il n'est pas impossible qu'il y ait des mouvements de refus dans l'argent dans certaines périodes de crise comme aujourd'hui (nous en verrons les raisons profondes ensuite).
F) L'aplanissement des valeurs.
« Recherche de l'argent==> possession d'argent==>obtention de l'objet ==> jouissance de l'objet »==>... : cynisme et blasement
Les deux attitudes qui intéressaient le plus Georg Simmel se situent à la fin de la chaîne téléologique. La première concerne le « blasé » : pour celui ci, puisque tout peut s'acheter, alors « tout vaut tout » ; le blasé ne perçoit plus de différences entre les choses, les êtres et les valeurs. Et pour combattre ce « blasement », il est possible qu'il se précipite dans les activités frénétiques que seront les festivités, la drogue, le sexe, le jeu et les achats compulsifs (et cela rejoint la « prodigalité »).
Le cynique, à la différence du blasé, c'est que les choses ont des valeurs différentes mais il prend plaisir à tout ramener au même niveau par le seul acte d'achat « tout ne se vaut pas mais tout peut s'acheter »). Pour Simmel, ces deux dernières attitudes seront typiques des sociétés monétarisées du XXème siècle.
G) Le Cynisme et le marché.
De toutes ces attitudes vis-à-vis de l'argent, le cynisme est, d'après Simmel, la plus typique des sociétés modernes. Comme pour toutes les autres attitudes, il peut être vu comme pathologique ou comme normal. Le cynisme sera même à la base des économies modernes. Simmel lui-même déclara : « le prix de marché (...) est l'objectivation achevée de la subjectivité cynique ».
Comment peut-on justifier cette idée ?
Qu'est ce qu'un prix de marché ? (ni ami, ni ennemi)
Le prix de marché est le prix qui s'impose en fonction de l'offre et de la demande de biens, indépendamment des personnalités des individus. On peut l'opposer par exemple, au « prix d'ami » et au « prix d'ennemi » (on vend plus cher à celui qu'on n'aime pas).
Il faut voir que dans un marchandage simple (sur un marché ou dans un souk) il y a des liens personnels qui s'insère dans la relation marchande ; en revanche, sur une criée aux poissons ou dans une vente aux enchères, les personnalités vont avoir tendance à s'effacer (bien que celui qui est plus ambitieux ou plus aventureux que les autres fera monter les prix). En revanche, sur un marché régional, national ou international, la variable « personnalité » disparaît complètement. L'individu n'est plus en mesure de peser seul sur le prix en marchandant : tout ce qu'il peut faire c'est renoncer à acheter ou chercher ailleurs. Le prix apparait alors comme une donnée « objective » c'est à dire extérieure aux individus et qui s'impose à eux.
III) LES EFFETS DE L'ARGENT SUR LA SOCIETE.
A) Qu'est ce que l'objectivation ?
Selon Simmel, l'effet principal de l'argent sur la société est son « objectivation » (passant par le cynisme).
« Objectif » renvoie à la notion d'objet c'est-à-dire, au sens large, à ce qui est extérieur à l'individu. Est « objectif tout ce qui s'impose à l'individu (ou « tout ce qui est commun à tous »). Est subjectif ce qui renvoie au sujet pensant.
Les objets, les règles du lycée, les règles de politesse,... sont objectives dans le sens où elles s'imposent à nous.
La façon dont nous parlons, notre imaginaire, nos passions,...ont un caractère « subjectif ».
Bien sûr les deux sont liés : je peux parler à ma manière mais dans une certaine mesure seulement, compte tenu des règles en vigueur dans le groupe auquel je participe.
Ainsi des phénomènes subjectifs peuvent devenir objectifs (« objectivation ») : ainsi les prix que chacun propose finissent par s'imposer à tous sur le marché.
A l'inverse, on peut interpréter des données objectives, c'est le mouvement de « subjectivation » : je peux interpréter les règles qu'on m'impose où la situation sociale dans laquelle je me trouve.
Simmel tient compte de ces mouvements d'objectivation et de subjectivation mais il met l'accent, dans ce livre, sur l'objectivation et montre que de nombreux éléments vont en ce sens : le développement de l'esprit scientifique, par exemple, est un facteur d'objectivation en nous montrant que les phénomène surnaturels sont universels et ne sont pas animés par des forces particulières comme des forces magiques ou des forces maléfiques. L'autre agent essentiel est le Droit moderne qui correspond à ce qu'une peine s'applique uniformément à tous en fonction d'un acte donné alors que dans les sociétés traditionnelles la punition sera souvent liée à l'importance sociale de la victime (on devra payer un « wergeld », une amende plus forte, pour un chef que pour un quidam). Le troisième élément important est la croissance démographique : plus il y a d'individus moins il est possible de tenir compte des personnalités particulières.
On voit donc que l'idée « d'objectivité » doit être reliée à celle d'impersonnalité.
L'usage de l'argent va être l'agent essentiel de cette objectivation et de cette impersonnalisation car il permet d'accroitre la sphère des échanges en permettant d'acheter et de vendre au loin à des étrangers.
L'argent se prête mal au phénomène du cadeau
Dans quelques courtes pages, Simmel montre qu'un cadeau doit se situer dans un équilibre fragile entre objectivité et subjectivité. Ainsi, quand on fait un cadeau, il est rare qu'on offre quelque chose d'entièrement « subjectif » (un bricolage maison, les légumes de son jardin,...) à moins que cela corresponde à un talent particulier (on est bon peintre ou bon pêcheur) ou à des statuts particuliers (un enfant peut offrir quelque chose qu'il a fait lui même). En général, un cadeau doit voir été acheté (donc l'argent est partie intégrante du cadeau) mais il doit avoir été bien choisi en fonction de la personnalité de l'individu et du lien qui unit le donataire au récipiendaire : on a donc un équilibre entre l'objectivité représentée par l'argent et la subjectivité correspondant au choix du cadeau.
Simmel en concluait que l'argent ne pouvait pas faire l'objet d'un cadeau (on verra que cela a tout de même pu se produire). Prenons des exemples actuels : dans quels cas l'argent peut-il intervenir dans le cadeau ? Nous avons d'abord les « chèques cadeau » qui sont une manière de donner de l'argent en maintenant l'équilibre entre objectivité et subjectivité (sinon pourquoi donnerait-on un chèque cadeau d'une certaine valeur et pas le billet lui-même ?)
On peut également donner de l'argent à un enfant ou à un adolescent. A un enfant, ce sera en général sous la forme d'une pièce de monnaie, plus rarement d'un billet, mais pas d'un chèque. Pour un adolescent ce sera sous forme de billet ou de chèque mais pas sous forme de pièces et pas sous forme de virements (le chèque marque bien la volonté de permettre à l'adolescent d'accéder à un statut autonome mais le refus du virement marque encore la nécessité du passage de la main à la main qui reste un élément de subjectivité).
Mais en dehors de ces cas est-il possible d'offrir de l'argent ? Un mari peut il offrir de l'argent à sa femme, un fils peut-il offrir de l'argent à son père ?
B) Le relativisme.
L'argent est aussi l'agent essentiel de la relativité parcequ'il permet la comparaison. Il est donc à la base des capacités de comparaison que développent les individus qui apprennent alors à comparer des objets incomparables : c'est grâce à l'usage de l'argent que l'on peut dire qu'un compact-disc "vaut" cinq paquets de cigarettes. Dans le cadre du troc, on pouvait déjà faire ce genre de comparaison mais elle restait largement dépendante d'appréciations individuelles (il est probable que les "termes de l'échange" se modifient d'un échange à l'autre). Son usage autorise la comparaison et favorise donc le sens de la relativité et une certaine tolérance, une ouverture d'esprit.
L'argent ouvre donc la voie au « relativisme », c'est à dire à la capacité à se défaire d'une référence à la « substance » des choses, au déclin de la subjectivité et à la préférence croissante du quantitatif au détriment du qualitatif
Mais on voit les dangers de cette qualité de l'argent car, en même temps, il amène tout sous la même toise : tout pourra se comparer grâce aux prix et on peut être amené à dire que telle activité qui rapporte dix fois plus que telle autre vaut dix fois plus. « Quand tout a un prix, plus rien n'a de valeur ».
D'après la psychanalyste Reiss-Schimmel, l'argent étant l'agent même de la relativité, le refus de l'argent (dénuement) témoignerait sans doute d'une recherche d'absolu et d'un refus de cette relativité.
C) La rationalisation
La monnaie, en tant qu'unité de mesure, permet de comparer des objets intrinsèquement incomparables et, en tant qu'instrument d'échange, elle favorise la division du travail, donc accroît la distance qui existe entre le producteur et le produit final. Cela aura des répercussions essentielles car, en favorisant la comparaison et en multipliant les stades intermédiaires dans la division du travail, on développe la tendance à la « rationalisation du monde ». Ce dernier terme est plutôt attaché au sociologue Max Weber qui, cherchant ce qui distingue la civilisation occidentale des autres civilisations, constate que toutes ont développé les mêmes domaines : architecture, musique, droit, production,... mais ce qui distingue l'Occident des autres ères de civilisation, c'est la manière dont cela a été fait ; l'Occident est le seul à avoir fondé ces démarches sur la démonstration rationnelle, le calcul, l'ajustement des moyens aux fins visées, le recours à l'écrit et à la codification, à la formalisation et l'impersonnalisation des relations. Par exemple, La musique existe partout mais les procédés de notation sont occidentaux, la science n'est pas seulement empirique mais fondée sur la démonstration rationnelle ; la règle de droit ne dépend pas des parties en cause mais est impersonnelle et c'est en Occident que le désir de s'enrichir passera par la comptabilité et le calcul.
D) L'argent et les liens sociaux
Comme on l'a vu précédemment, l'argent se prête mal aux liens empreints de subjectivité comme le cadeau ; de manière générale, l'argent côtoie avec difficultés l'amitié, l'amour, les relations subjectives de voisinage,...Simmel pensait aussi qu'il épargnerait le corps et la culture (il s'est planté).
Donc il tend à détruire les « relations communautaires » subjectives au profit des relations sociétaires plus objectives et marchandes Ce n'est d'ailleurs pas forcément un mal : regardez le cas des vendeurs de journaux du type « réverbère » ou autres dans la rue. Par cet achat on remplace une relation charitable, éminemment subjective mais également humiliante, par une relation marchande impersonnelle et objective (ou du moins on fait semblant) ce qui donne une certaine « dignité » à l'individu puisqu'il reçoit de l'argent en échange d'un produit qu'il fournit et non en échange de la pitié qu'il inspire.
On comprend mieux l'idée répandue selon laquelle l'argent remettrait en cause les relations sociales et noierait les grandes valeurs et les grandes aspirations dans « les eaux glacées du calcul égoïste ».
Donc l'argent n'est pas seulement destructeur mais apparait comme un élément essentiel du lien social moderne.
E) La tragédie de la Culture.
Ce concept est évoqué dans plusieurs articles de Simmel et traverse une bonne partie de son oeuvre; on en trouve cependant un traitement spécifique dans " La tragédie de la culture" (petite bibliothèque rivages - 1988).
a) Simmel commence par spécifier le concept de "Culture".
Il distingue l'esprit subjectif (la personnalité ou les besoins de l'individu) et les productions de l'esprit (ou esprit objectif) que sont l'art, le droit, la science,...Ces productions de l'esprit ont pour caractéristique d'acquérir une autonomie vis-à-vis du sujet; la Civilisation nait de cette contradiction et de cette tension entre esprit subjectif et les productions objectives de cet esprit.
b) La Culture est, dans ces conditions, un moyen de résoudre ces tensions. Un homme cultivé ne sera pas un individu qui a pris connaissance de toutes les productions objectives mais un homme qui aura été capable d'intégrer ces productions objectives pour développer sa personnalité, l'unité de son psychisme. Par conséquent, Simmel indique une deuxième définition de la Culture selon laquelle c'est le passage du sujet vers le sujet en passant par l'objet : l'esprit subjectif (du créateur) se réalise à travers des productions objectives qui elles mêmes seront réintégrées par l'individu dont elles nourriront l'esprit subjectif. Il doit donc y avoir une synthèse entre objectif et subjectif.
Cette synthèse peut se voir chez le créateur (artiste ou savant) puique son travail lui permet de libérer ses propres pulsions (sa subjectivité) mais il va en même temps s'effacer devant la cause qu'il défend ou soutient, l'objet de sa création.
Cependant si la Culture est le résultat d'une synthèse entre objectif et subjectif, il peut y avoir aussi des ruptures entre ces deux éléments, ruptures recouvrant notamment son idée de "tragédie de la culture".
Ce que Simmel appelle la "tragédie de la culture" (tragédie de l'homme moderne ) : par le fait de la division du travail les objets culturels s'accroissent rapidement et tendent à dépasser les capacités de l'individu à les intégrer. L'homme moderne est donc entouré d'une multitude d'éléments culturels qui ne sont pas dépourvus de signification mais qui ne sont pas non plus pleinement signifiants; donc il ne peut pas les assimiler mais il ne peut pas non plus les rejeter. On comprend l'importance qu'il accorde à l'art qui, tout à moins à son époque, échappe à la division du travail.
DEUXIEME PARTIE : L'ARGENT, VALEUR EN SOI DANS LE MONDE MODERNE ?
Problématique : Une conception de l'argent est de vouloir en faire un pur instrument de l'échange (ce que la partie précédente a nuancé). Une autre conception consiste à dire que l'argent devient une fin en soi et prend la place de tout. Cette dernière position est également partiellement vraie. Nous verrons ici par quels cheminements, l'argent peut devenir une fin en soi.
I) POURQUOI L'ARGENT PEUT DEVENIR UNE FIN EN SOI.
A) L'argent n'a pas d'usages en soi ce qui lui donne une valeur supérieure à tous les biens.
Comme il donne la liberté de tout acheter, il vaut plus que la somme de tous les biens qu'il permet d'acheter. Par exemple, si un billet de 10 Euros permet d'acheter un pain, un journal et un litre de rouge pour une valeur de 10 euros, il a un avantage sur ces objets c'est qu'il sera accepté par tous et pourra s'intégrer dans toutes les chaines téléologiques. En cela le billet de 10 euros vaut plus que les 10 euros de biens qu'il permet d'acheter. On comprend alors que l'argent sera recherché préférentiellement.
B) Traiter le moyen comme une fin.
Nous avons vu que l'argent est recherché parcequ'il est un équivalent général et permet de tout acquérir. Mais il faut aller plus loin : comment obtenir un moyen pour aboutir à une fin ? Simmel montre que psychologiquement, cela aboutit à traiter le moyen comme une fin. Par exemple, un concours est un moyen pour aboutir à une fin qui est l'obtention d'un emploi donné. La meilleure de réussir ce concours est de le traiter comme un fin en soi. Que les moyens tendent à prendre la place des fins est, d'après Simmel, une constante de l'esprit humain.
Mais comme l'argent est le moyen des moyens, on comprend qu'il tend à prendre la place de fin à la pace des autres valeurs (valeurs, religion,..) ; Simmel pensent que deux sphères seulement seraient protégées de l'intrusion de l'argent : le domaine de l'intimité (famille, amitié,...) et le domaine de la culture.
C) La faim d'argent n'a pas de limites
La plupart des objets consommés subissent la loi de la satisfaction marginale décroissante. Seul l'argent ne subit pas ce phénomène. On comprend alors que le besoin d'argent peut ne pas avoir de limites et aboutir à la cupidité.
D) Le désir d'argent est lié à ses superadditum
Le terme de superadditum utilisé par Simmel désigne tous les avantages que procure l'argent en lui même.
1) Suprématie du possesseur d'argent sur le vendeur. Extension à la finance et à la Banque.
Le possesseur de biens ne peut pas les garder indéfiniment, à l'inverse du possesseur d'argent. Donc ce dernier a toujours la suprématie dans l'échange (on comprend le poids des intermédiaires, des banquiers et des financiers).
2) Puissance, faveur, crédits,...
Le prestige et le pouvoir accordé au possesseur d'argent n'a pas besoin d'être précisé. Mais c'est aussi celui à qui on prêtera le plus facilement car on est sur qu'il remboursera. Un exemple actuel nous est donné avec les « crédits revolving » dont les taux oscillent entre 15 et 20% (contre 5 à 7 % pour un crédit à la consommation normal) et qui s'adressent à des ménages à revenus précaires.
3) Le mépris aristocratique de l'argent.
Seul celui qui a de l'argent peut se permettre de ne pas avoir de soucis d'argent.
II) L'ARGENT EST CONGRUENT AVEC UNE SOCIETE INDIVIDUALISTE.
A) Argent et liberté
+ Pour Simmel, la liberté individuelle comporte deux faces :
Ce peut être d'abord la face positive de la liberté en tant que cela correspond au fait que l'on peut faire ce que l'on désire. L'argent étant le moyen des moyens ouvre au maximum les possibilités d'action. De plus, comme il est facilement transportable, il favorise la mobilité géographique.
+ Mais la liberté, c'est aussi le déclin de la tutelle personnalisé. L'argent permet de se libérer de ces tutelles. L'exemple le plus connu est celui du serf qui dépendait personnellement de son seigneur. Le fait de pouvoir payer ses impôts en argent et non plus en nature (dîme, corvée,...) a permis aux serfs de dégager un surplus qui leur permet de se dégager de cette tutelle. Pour autant, cela ne veut pas dire que tut va pour le mieux car, en se libérant de cette tutelle, le paysan va être amené à vendre ses produits sur le marché et il deviendra dépendant des cours de marché c'est-à-dire d'un processus impersonnel. De même, alors que le serviteur du seigneur ou du noble était dépendant de celui-ci en particulier, le salarié est formellement libre de changer d'employeur. Donc on se libère de l'humiliation qui est le propre de la tutelle personnalisé pour s'engager dans des relations monétaires qui sont souvent plus violentes encore que la tutelle personnalisée.
+ Cette liberté est aussi une victoire sur le temps (par l'épargne) et sur l'espace (placements) ce qui se traduit pas l'essor des Société par actions et des marchés financiers.
B) L'argent et l'exclusion
Pour Simmel, l'argent entretient des liens particuliers avec la situation d'exclu d'un groupe particulier (il pense notamment aux juifs ; nous sommes en plein antisémitisme). La figure de l'étranger occupe une place particulière dans l'œuvre de Simmel, figure qui recouvre en fait chez lui aussi bien l'exclu que le minoritaire; l'étranger c'est celui qui à la fois appartient et n'appartient pas au groupe - le commerçant, le vagabond, l'exilé,...C'est probablement avec ce concept de l'étranger que l'argent entretient les relations les plus étroites.
+ L'argent, facilement transportable, est utile pour des groupes amenés à fuir d'un instant à l'autre. D'une part, l'exclu (ou l'étranger) est, de par sa position, proche de l'argent. Le caractère mobile de ce dernier est particulièrement adapté à la situation instable et difficilement contrôlable du migrant. De plus, l'argent comme l'exclu sont, pour le groupe, caractérisés par leur caractère impersonnel : il n'est donc pas étonnant que l'étranger puisse, par l'argent, accéder à des positions qui lui seraient interdites par ailleurs.
+ Mais il est également facilement appropriable : le possesseur est donc toujours en danger d'être privé de sa fortune et d'être exclu.
A l'inverse, le développement de l'usage de l'argent favorise les phénomènes d'exclusion, la spoliation étant plus aisée avec un bien aussi mobile et Simmel rappelle que les hommes d'argent risquent toujours le déclassement social.
+ Simmel retient trois figures particulières d'étrangers liés à l'argent : les spéculateurs, les commerçants et les juifs (qui, historiquement, ont été exclus de l'interdiction médiévale de l'usure). En fait, en se référant à l'exemple d'Anvers au 16ème siècle, Simmel nous montre que c'est la situation des groupes minoritaires (et non des seuls étrangers) qui rapproche de l'usage de l'argent. Cette position de l'étranger prend une singulière importance dans la démarche de Simmel puisqu'elle doit s'accroître avec l'extension des échanges marchands et l'impersonnalisation des échanges (Il n'y a que deux personnes avec lesquelles on ne doit jamais faire d'affaires, les amis et les ennemis, nous rappelle Simmel).
TROISIEME PARTIE : ET AUJOURD'HUI ?
I) L'ARGENT EST-IL VRAIMENT DEVENU LA VALEUR ULTIME DE NOS SOCIETES ?
Objectivation et subjectivation : l'opposition Simmel- Zelizer.
Pour comprendre ce débat, il fut distinguer clairement les diverses analyses à l'égard de l'argent.
+ Les économistes dominants (appelés « néoclassiques ») analysent l'argent comme un pur instrument d'échange totalement détaché de racines sociologiques ou psychologiques. L'argent ne peut donc pas être désiré pour lui même et ne peut pas être source de crises.
+ C'est un peu différent pour l'économiste majeur du XXème siècle, J. M. Keynes : celui-ci tenait compte du fait que l'argent pouvait être désiré pour lui-même soit dans le cas de la spéculation (on cherche de l'argent pour faire de l'argent) soit dans le cas d'une « épargne de précaution »(en cas de crise, l'épargne ne servira pas à acheter ultérieurement mais l'épargne est « stérilisée » pour être utilisée en cas de coup dur).
+ Pour les sociologues « classiques » tels Simmel ou Weber, l'agent est un phénomène « extra social » qui impose ses effets objectivant et nivélateurs (ou « niveleurs ») sur l'ensemble de la société.
Viviana Zelizer, une sociologue contemporaine, conteste l'idée que l'argent n'entrainerait qu'une objectivation et un nivellement de la société. Elle montre, qu'au contraire, l'argent est un objet social comme un autre qui fait l'objet de « subjectivation ». Cela veut dire qu'un euro n'est pas toujours égal à un euro : tout dépend dans quelles circonstances il a été donné, qui est le donataire et qui est le récipiendaire. Par exemple, si on vous donne de l'argent pour votre anniversaire en vous disant « achète toi ce qu'il te plait » on s'attend à ce que vous le dépensiez dans des achats correspondants à des dépenses de plaisir ou ostentatoires (vêtements, jeux vidéos,...) mais pas que vous l'utilisez pour payer votre garagiste, rembourser vos dettes ou acheter des poireaux. L'argent est donc « marqué » par la situation sociale dans laquelle il est donné.
Exemple : Le premier marquage social présenté dans le livre de Zelizer concerne l'argent qui circule dans la sphère domestique : à la fin du 19ème siècle, dans les ménages de classes moyennes où le père est le seul actif, se posent les problèmes de la nature et des principes de redistribution en faveur de l'épouse et des enfants. Ici, l'argent qui doit revenir à l'épouse occupe une place cruciale : doit il être donné régulièrement ou « au coup par coup »? Doit-il couvrir les seules dépenses domestiques ou, aussi, les dépenses personnelles de la femme ? Doit-il être considéré comme un cadeau ou comme un dû ? Doit-il être considéré comme l'équivalent d'un salaire ? Surtout, comment éviter qu'il soit considéré comme l'équivalent de l'argent de la prostitution ? Dans tous ces cas, il y a une volonté de marquage social car derrière tous ces problèmes de définition de l'argent apparaissent les problèmes des statuts de la femme et du travail domestique et cette définition se situe au centre des relations entre mari et femme.
Un deuxième exemple montre l'importance de cette notion de « marquage social », c'est celui de l'aide aux pauvres et/ou aux chômeurs. Est-ce un dû que la société doit donner aux plus pauvres ou à ceux auxquels elle n'a pas su donner fournir d'emplois ou est-ce une charité qu'on leur fait et qui est toujours susceptible d'être remise en cause ? Le type d'aide accordée sera directement dépendant de l'image adoptée : on privilégiera l'aide en nature quand on estime que les pauvres sont incapables de sortir seuls de leur situation et gaspilleraient des aides en espèces dans des dépenses inutiles. Les prestations en liquide supposent au contraire que les pauvres sont en mesure de se réintégrer dans la société pour peu qu'ils apprennent à gérer leur budget et à consommer correctement et les travailleurs sociaux iront en général en ce sens.
II) L'ARGENT REHABILITE : LA RUPTURE DES ANNÉES 80
Simmel, célèbre de son temps, a été oublié entre les années 1940 et 1980 et connait un regain de notoriété depuis trente ans. Cela tient probablement au fait que ses recherches deviennent à nouveau parlantes : d'une part, c'est un sociologue qui s'intéressait aussi bien aux « petites choses » qu'aux grandes, à l'analyse de la conversation, de la mode, de la coquetterie aussi bien qu'à la religion ou à l'Etat. Dans une société où se développent les « micro relations » à travers Internet, les blogs,...ce qu'on appelle « les réseaux sociaux », Simmel apparait comme un précurseur.
Mais c'est surtout son travail sur l'argent qui retient l'attention car l'argent, qui a bien sur toujours existé, a connu une réhabilitation extrêmement forte durant les années 80 qu'on n'a pas surnommées par hasard les « années fric ». Celle-ci est particulièrement surprenante en France qui a toujours été un pays méfiant à l'égard de l'argent (méfiance qui tient à la fois à un vieux fond catholique, à l'esprit républicain et à une influence non négligeable du marxisme). L'évolution se repère facilement si on se réfère aux propos d'anciens présidents de la République française : les propos de De Gaulle pour qui la politique ne se fait pas à la corbeille » et ceux, plus nets encore, de Mitterrand sur l'argent qui corrompt, l'argent qui détruit, contrastent avec les propos de Nicolas Sarkozy à la suite de son séjour sur le yacht d'un ami milliardaire juste après son élection : « Je n'ai pas l'intention de me cacher, je n'ai pas l'intention de mentir, je n'ai pas l'intention de m'excuser". Il y a fort à parier qu'il lui serait beaucoup plus difficile de tenir ces propos aujourd'hui. On peut se demander si un cycle de réhabilitation de l'argent ne s'est pas clos avec la crise financière actuelle. Mais la première chose à voir c'est comment cette réhabilitation s'est faite. Les années 80 vont marquer un tournant dans l'acceptation de l'argent avec quelques inflexions dans les années antérieures.
Cette réhabilitation de l'argent relève bien sûr de la sphère économique mais cela n'a pu se faire sans une réhabilitation culturelle, remettant en cause le caractère « démoniaque » de l'argent.
Ce retour de l'argent date des années 80 mais on peut en trouver de timides traces dès les années 1970.
+ Culturel : en 1968, la publicité télévisée pour les marques apparaît pour la première fois (jusqu'alors seules les réclames pour les produits étaient autorisées).
+ Economique : l'année1971 est celle des premières remises en cause du système monétaire international dit "de Bretton-Woods" (abandon du système dit de Bretton-Woods) et ouvre une ère où la monnaie circulant au niveau international n'est plus du tout contrôlée et régulée (essor des changes flottants, abandon de la référence à l'or,...). Pour certains économistes, la crise financière dans laquelle nous sommes trouverait son origine dans cet évènement.
+ Culturel : en 1975, pour la première fois depuis les années 30 un nouveau jeu d'argent est créé, le Loto, avec pour objectif explicite d'apporter de nouvelles sources de recettes à l'Etat (jusqu'alors, seuls existaient la loterie nationale et le PMU, la première était destinée à financer des aides pour les « gueules cassées » de la guerre 14 ; le second était destinée à financer l'amélioration de l'espèce chevaline). Cet évènement, trop peu cité, marque le début d'une réhabilitation de l'argent dans notre société.
+ Culturel : l'activité des casinos était strictement réglementée. En 1984, l'introduction des machines à sous est autorisée. En 1987, on facilite largement l'implantation de nouveaux casinos.
+ Economique : dans les années 80, on assiste à un retrait de l'intervention de l'Etat dans l'économie et à un retour du marché. Cela se traduira, par exemple, par une « marchandisation » de domaines jusque là épargnés : les chaînes de télévision de « service public » rabougrissent à vue d'œil, laissant la place aux chaînes privées (TF, M6,...) ou à but commercial (Canal Plus, dans un premier temps propriété de l'Etat par l'intermédiaire d'Havas). Les chaînes publiques semblent suivre la marche, la transformation de leur structure de recettes dans le sens d'un recours accru à la publicité les oblige à rechercher l'audimat. Seules restent dans l'esprit « service public » des années 60, Arte et la 5. On en regretterait presque le temps de la main mise du pouvoir politique sur la télévision. La publicité, rejetée et combattue par quelques uns jusque dans les années 70, est maintenant incontestée : une émission spécifique lui est consacrée durant près de 15 ans (« Culture Pub »), les jeunes se bousculent pour assister à la « nuit de la publicité ».
Le service public de l'Éducation Nationale est de plus en plus mangé sur ses marges par les entreprises privées du style Acadomia,...
Dans le même temps, on assiste aux premiers développements de la bourse dès 1982, abandon de l'encadrement du crédit en 1984 et développement des « 3D » (déréglementation, dérégulation, désintermédiation) la même année et si les déséquilibres économiques semblent quitter les domaines de la consommation et de l'investissement durant cette période, permettant d'avoir une inflation sous contrôle, ils gagnent les sphères monétaires et financières, engendrant des séries de périodes d'euphorie spéculatives aboutissant invariablement sur un krach (Krach de 1987, crise des caisses d'épargne américaines dans les années 1980crises du SME de 1992 et 1993, crise du Peso de 1994, bulle Internet de 1997- 1999, crise des subprimes).
+ Culturel : les jeux télévisés brassent de plus en plus d'argent. Les premières manifestations en sont « la roue de la fortune » (apparition dans les années 80), l'éphémère mais significatif « Je compte sur toi » et bien sûr « Qui veut gagner des millions » où le gain possible semble inversement proportionnel aux compétences exigées. Cette explosion des jeux télévisés accompagne celle des jeux de tabacs (de grattage ou de tirage) : Loto, Euromillions, Keno ; Morpion,...actuellement, ils se comptent par quinzaine et il n'y a guère de raisons qu'on s'arrête en si bon chemin. Une étape significative est franchie avec « Rapido » dont les résultats sont donnés au bout de quelques minutes, incitant le joueur compulsif à renouveler ses mises. Hier, l'Etat fournissait des « gauloises troupes » aux conscrits et favorisait leur tabagisme ; aujourd'hui, il est le premier responsable de l'addiction aux jeux. L'addiction trouve sa pleine mesure dans les jeux en ligne sur Internet.
+ Culturel : Internet devient également un agent essentiel de l'essor de l'argent dans la société, non seulement par le développement des jeux en ligne mais surtout par le développement des activités de commerce (B to B).
+ Économique : années 1990 et 2000 : création de l'Euro (le pont et la porte).
Lorsque l'Institut Monétaire Européen lança un concours afin de choisir l'iconographie des billets en Euro, il imposa qu'il n'y ait pas de références à un pays européen en particulier. Le lauréat du concours, Robert Kalina, décida d'évoquer les grandes époques de l'Europe (du style classique gréco-romain sur le billet de cinq euros à l'architecture moderne du XXe siècle sur le billet de cinq cents euros) et illustra chaque billet d'édifices fictifs avec, au recto, un pont représentant ce qui relie les hommes, et au verso une fenêtre ou une porte toujours ouverte qui invite à se diriger vers l'avenir. Est-ce volontaire ou non, il est remarquable de constater que Robert Kalina a retrouvé les intuitions de Georg Simmel à travers la métaphore du pont et de la porte marquant le caractère dual de l'interaction et le caractère neutre et impersonnel généralement attribué à l'argent.
CONCLUSION
On le voit, durant cette période, l'argent n'est plus rejeté comme auparavant (en tout cas en France) et il trouve toute la place pour se déployer. Mais s'il est un bon serviteur, il est un mauvais maitre : une autre manière de dire que c'est une formidable invention en tant qu'instrument des échanges mais qu'il devient dangereux quand il est désiré pour lui-même. Jusqu'à présent son rejet culturel l'empêchait de « devenir un mauvais maitre » mais, sur cette période des années 80, on peut dire qu'il n'y a plus de contradiction entre les valeurs associées à l'argent et les valeurs de la société : l'enrichissement devient licite et revendiqué et il n'est plus nécessaire qu'il s'appuie sur une cause ; qu'on s'enrichisse par le loto ou par la bourse revient au même et n'est pas plus rejeté que l'enrichissement par le travail. On peut donc étaler sa richesse sans complexe, ouvrant la vie au cynisme. L'essor des activités qui viennent de l'argent et vont à l'argent (bourse, jeux,...) ouvre également la voie à l'attitude cupide.
Ce désir d'argent est il nouveau ? On peut effectivement se dire que toujours et partout, on désire l'argent et prendre les pays anglo-saxons comme exemple. Il semblerait cependant qu'il y a aujourd'hui une rupture : le désir d'argent était au 19ème siècle encadré par l'éthique protestante : tout enrichissement ne se valait pas (au moins officiellement) mais aujourd'hui, il n'y a plus ou presque plus de justification à la richesse ; la richesse se justifie par elle même.
Désormais, il n'y a apparemment plus de barrières culturelles et institutionnelles à l'essor de l'argent. Pour Walras, la monnaie était le seul bien qui ne pouvait pas être associé à une satisfaction marginale décroissante. Cela reste à démontrer. Bien au contraire, les plaisirs de la consommation liés à l'argent s'émoussent à mesure que la consommation se développe et le plaisir de la possession de l'argent pour lui même perd de son importance. Mais pour l'instant, la manière préférentielle de dépasser cet obstacle est de chercher plus d'argent encore. De la cupidité, nous passons au blasement et à l'addiction. Telles sont peut être les pathologies monétaires à venir à moins que la crise actuelle soit un avertissement salutaire.
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