LES ORIGINES – POURQUOI DEVIENT-ON CE QUE L’ON EST ?

LES ORIGINES – POURQUOI DEVIENT-ON CE QUE L’ON EST ?

Ed. Autrement  - collection « Les grands mots » - 2023

(Note de lecture par Thierry Rogel - 4 Février 2023)

Le dernier livre de Gerald Bronner n’est pas un ouvrage savant mais plutôt un ouvrage « grand public » dans lequel l’auteur  mêle sa biographie aux apports de la sociologie. Aux données sociologiques se mêlent les remémorations et souvenirs, fatalement subjectifs et probablement déformés. L’intérêt de ce travail est celui d’un essai qui ne démontre pas forcément mais ouvre des pistes de réflexion, entraine des approbations ou des réfutations, des convictions ou du scepticisme.

Gerald Bronner est connu notamment pour ses travaux sur les rumeurs et sur la question de la transmission des connaissances. Spécialiste de sociologie cognitive, il entreprend d’importer les concepts de « biais cognitifs » en sociologie. Disciple déclaré de Raymond Boudon il s’appuie sur l’individualisme méthodologique et il entreprend de faire la jonction entre la sociologie et les sciences biologiques (pour plus de précisions voir « Croire : les apports de la sociologie cognitive. A propos des travaux de Gerald Bronner »). Il est aujourd’hui un universitaire reconnu et controversé (professeur de sociologie à Strasbourg puis à la Sorbonne, auteur d’ouvrages de sociologie souvent primés, membre du comité de rédaction de l’année sociologique ; directeur de collection chez Hermann puis aux PUF), un éditorialiste dans plusieurs revues (Le point , la revue des deux mondes, …), participant à de nombreuses instances (membre de l'Académie des technologies, de l’Académie nationale de médecine et du conseil scientifique d'Areva, membre du Centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté (CPIC) de Pontourny, Président de la Commission « Les Lumières à l’ère du numérique ». Eduqué par une mère femme de ménage et un beau père livreur, ayant grandi dans une ZUP, il ne bénéficiait pas vraiment des conditions favorables à une réussite scolaire mais plutôt de celles propices à l’échec et à la délinquance (qu’il déclare avoir côtoyée de près). Pourtant, il a été le premier de sa famille à obtenir le baccalauréat et sa réussite scolaire font de lui un représentant de ceux que Bourdieu a qualifiés de « miraculés ». Dans « Les origines », après de nombreux auteurs (chercheurs et écrivains) dont les plus connus sont Annie Ernaux et Edouard Louis, il raconte de l’intérieur cette ascension sociale mais alors que ces auteurs mettent l’accent sur les difficultés symboliques et psychologiques que représente cette ascension, Bronner tient un tout autre discours. On se rappelle des pages passionnantes d’Annie Ernaux expliquant combien elle avait du mal  à joindre les deux mondes sociaux auxquels elle participait, le langage et les intérêts de ses congénères de Science Po confrontés aux « fautes de français » de son père et à son goût pour les flonflons et les musiques de cirque. Autant de sources de souffrance dont elle a découvert la théorisation à la lecture des ouvrages de Pierre Bourdieu. Gerald Bronner ne rejette pas ce récit qu’il appelle « doloriste » et qui représente une expérience sociale réelle mais il estime qu’il existe d’autres vécus de cette ascension sociale et désire  donc, selon ses propres termes, « présenter une réalité plus complexe » dont son histoire personnelle représente une facette et où l’ascension, sans être forcément facile, n’a pas occasionné cette souffrance et cette douleur. Bronner n’utilise jamais le terme de « transfuge de classe » pour lui préférer « transclasse » car un « transfuge » est étymologiquement un soldat désertant ou passant à l’ennemi ou bien un individu changeant de camp ou de convictions. Une accusation de traitrise qui symbolise la honte que les transclasses devraient avoir en quittant leur origine sociale

Des processus de socialisation diversifiés

            L’idée de reproduction sociale qui est au cœur des travaux de Bourdieu et qui représente le cas largement dominant dans la société française (ce que Bronner écrit également) repose sur l’idée d’une socialisation assez homogène qui ne serait que familiale, et essentiellement parentale. Pour Bronner, cette explication est insuffisante et d’autres agents de socialisation peuvent avoir une  influence non négligeable sur le parcours de l’enfant : les frères et les sœurs, les autres apparentés significatifs (un oncle ou une tante par exemple), les pairs, les rencontres fortuites (tel instituteur attentif ou, plus fortuitement, tel policier compréhensif cité dans un ouvrage de Norbert Alter). Certes il y a des chances pour que ces agents aient des actions congruentes mais ils peuvent aussi entrainer des effets contradictoires sur l’enfant ou l’adolescent. C’est d’ailleurs ce qu’on peut tirer de la lecture de "La famille Belhoumi" de Stéphane Beaud et de nombreux travaux s’attaquent  à l’influence ce des frères et sœurs (Sébastien Grobon : «Le social dans la fratrie, entre ressemblance familiale et différenciation des individus » - Dossier d’études n°161- Mars 2013 ; Camille Peugny : « L'expérience vécue de la mobilité sociale : le poids de la fratrie »- Informations sociales 2012/5 (n° 173)  Stéphane Beaud : « La France des Belhoumi » La découverte - 2020). Parmi tous les facteurs explicatifs, Bronner propose de mettre en avant les plus fins et des moins aisément repérables qui sont constitués par les injonctions, regards et remarques les plus furtifs : les premiers regards et les premières incitations que l’on porte sur l’enfant ; il se rappelle par exemple de son père lui disant lorsqu’il était jeune « toi, tu iras loin », retrouvant les enseignements de "l’effet pygmalion" (que curieusement, il ne convoque pas). Il insiste également, en convoquant son cas personnel, sur la question de la « singularité » des « transclasses ». Bronner s’est toujours senti « singulier », notamment dans son rapport précoce au langage, ce qui repousse le questionnement à un autre stade : qu’est ce qu’il fait qu’il n’était pas comme les autres ? Son discours va donc du plus global (socialisation familiale) sans pour autant évoquer une « socialisation de classe » au plus particulier jusqu’à l’identité personnelle. Mais l’identité personnelle n’est pas seulement donnée par les divers groupes d’appartenance et les diverses socialisations mais également par le récit que l’individu va construire sur lui.

Le Récit au coeur

C’est ici que la démarche de Bronner devient plus spécifique et intéressante en insistant sur la dimension narrative de la vie sociale. Cela nous éloigne des statistiques sociales (qu’il utilise en général assez peu)  et nous rapproche de la psychologie voire de la littérature (j’ai plus d’une fois pensé aux travaux de Jérôme Bruner en lisant ce livre) et cela ne surprend pas de la part d’un sociologue spécialiste des rumeurs et légendes urbaines, auteur de romans et fan radical de Tolkien (ainsi qu’il se présente dans son livre). Dès le début de son ouvrage il rappelle que toutes les sociétés humaines se sont construites sur des discours mythologiques (ce qu’il avait déjà développé dans son premier ouvrage, «L’incertitude » - PUF -1997, et qui constitue donc une forme de récit en abyme sur son propre parcours). Les groupes, les familles et les individus se construisent aussi à partir de récits sur eux-mêmes. Le récit que chacun construit sur son parcours et son identité est le résultat des « petits riens » que l’on a connu dans son enfance, de souvenirs assemblés et déformés sur une armature collective constituée par un ensemble de récits collectifs. Dans notre société les récits collectifs expliquant pourquoi nous sommes ce que nous sommes sont multiples et en concurrence. Ces récits peuvent avoir une part de réalité mais à les prendre au pied de la lettre, on risque les effets pervers. Bronner commence par le récit psychanalytique fondé sur un traumatisme d’enfance qui a eu un grand succès dans les milieux intellectuels et est également très présent dans la culture populaire. Il rappelle ainsi qu’on retrouve le deuil du à la perte des parents dans de très nombreux romans et bandes dessinées (même si l’origine n’est pas forcément à rechercher chez Freud puisque le roman populaire du 19è siècle le précède). Plus récemment on a vu se développer le « récit génétique » pour lequel tout viendrait des gènes et dont on connait les dérives possibles (pour une présentation : « Une société entière dans ses gènes »). Bronner n’oublie pas de fustiger le récit adossé à « l’idéologie du mérite » qui, poussé à son terme aboutit à rendre les perdants responsables de leur sort (« puisque quand on veut on peut, si tu n’as pas pu, c’est que tu n’as pas assez voulu » qui retrouve l’aphorisme de Bourdieu « quand on peut, on veut »), critique déjà présente dans l’ouvrage de Michael Young de 1958 « La méritocratie en Mai 2033 ». Cependant Bronner tient à distinguer l’idéologie de la méritocratie (ou le caractère normatif du mérite) du caractère prescriptif du mérite. Il rappelle également le récit du « tout est possible », proche de l’idéologie du mérite, en tout cas produit du « quand on veut on peut ». Récit dont on connait les dangers de frustration déjà détecté par Durkheim dans « Le suicide » et qui fonctionne à plein aujourd’hui. Enfin, le dernier récit évoqué par Bronner est le récit de l’ascension sociale. Il remarque d’abord que beaucoup d’intervenants sur la scène médiatique aiment mettre en avant leurs origines populaires, même quand ils sont nés dans un milieu favorisé, allant jusqu’a convoquer les grands parent ou arrière grands parents. Mais ce récit de l’ascension prend aujourd’hui des allures de récit « doloriste » qui présente l’ascension sociale comme une épreuve douloureuse fondée sur un triptyque « honte-envie-culpabilité ». La toile de fond est la prédominance de la reproduction sociale (qui est bien entendu réelle) sur laquelle se fonde une envie des membres des classes populaires à l’égard des classes dominantes et une hybridation de honte de ses origines et de culpabilité à avoir réussi. Bronner se demande pourquoi ce récit est devenu dominant alors qu’il pouvait être au 19è siècle source de fierté.  Il faut sûrement en chercher les racines dans la structure sociale et les rapports sociaux mais ne donne pas de réponse (en réalité, il en esquisse une en fin d’ouvrage). Récit dominant, Bronner s’inquiète du risque qu’il devienne auto-réalisateur notamment en passant par la culture populaire (crainte qu’il avait développé dans son précédent «livre « Le danger sociologique » et qui me semble surestimée). Enfin, il conteste l’idée que ce récit corresponde à la majorité des cas et pose l’hypothèse que de manière générale cette ascension sociale est bien vécue. Il n’en apporte pas la démonstration mais il propose une typologie constituée à partir de divers exemples qu’il a récoltés, exemples qui reposent essentiellement sur les premiers regards portés sur l’enfant. Le premier cas est le sien, le cas « libératoire » où le regard de l’entourage est à l’origine son ascension sociale. Mais on peut également retenir le cas « intimidant » où l’enfant limite ses ambitions. La situation peut également être inhibitrice : reprenant les thèses de Boudon, il rappelle que pour certains, dépasser le niveau de ses parents est un aboutissement perçu comme satisfaisant et ils ne sont pas prêts à investir plus dans leurs efforts pour réussir. Enfin le dernier cas est le « reste à ta place » où le discours interdit toute ascension sociale.

Les atouts des « petits »

Bronner remet en cause le récit « doloriste » sur plusieurs points.

+ Il n’a pas eu conscience tout de suite de sa situation sociale par rapport aux catégories favorisées tout simplement parce qu’il a grandi dans un milieu socialement homogène où il était « un peu plus riche » que les autres. Pendant longtemps, il n’a pas su qu’il était pauvre et cette conscience tardive est venue au cours de sa progression scolaire.

+ Pour lui, il ne suffit pas de parler des avantages des dominants car les classes populaires ont aussi des atouts. Le bourgeois peut être moqué, notamment par sa supposée faiblesse physique et son manque d’habitude de la bagarre. Il s’ensuit qu’il n’y a pas forcément d’envie vis-à-vis des dominants et que la thèse de la hiérarchie d’imitation tirée des travaux de Veblen ne couvre pas la totalité de l’expérience sociale (mais on retrouve cette idée d’opposition aux dominants chez Bourdieu). Ce sentiment d’être dominé et cette envie d’imitation ne vont arriver que plus tard quand les enfants des classes populaires seront en contact direct avec les enfants de classes favorisées ; cependant Bronner se demande si l’usage des réseaux dits sociaux et de youtube ne rend pas cette rencontre plus précoce et plus violente aujourd’hui.

+ De plus, les réussites comme l’obtention du baccalauréat sont de véritables victoires qui peuvent renforcer leur confiance en eux alors qu’ils ne seront perçus que comme un passage normal sans mérite particulier pour des enfants de cadres ou de professions libérales.

+ Enfin, il pense que les transclasses ont,  par la diversité de leurs expériences sociales, des atouts que n’ont pas les membres des classes dominantes.  On pourrait même dire que la Société se voit souvent mieux d’en bas (ce qui est montré dans le magnifique livre de Robert Murphy Vivre à corps perdu).

Et Bourdieu ?

Pourtant Bronner va retrouver par moment une optique très « bourdieusienne ».

+ Ainsi il passe quelques pages à parler de l’importance de l’odeur chez les pauvres, odeur qui sera combattue par exemple chez sa grand-mère parce qu’elle peut traduire une présence de saleté et révéler la pauvreté de la famille. Maintenir la maison propre est un véritable combat social (plus encore que dans d’autres groupes sociaux). Très « bourdieusienne » est également la description de l’appartement de sa grand-mère, « temple du stigmate social » écrit-il, et il joue avec le croisement des stigmates : « il y avait ce qu’on ressentait en entrant, ce qu’elle croyait qu’on ressentait et ce que nous croyions qu’elle croyait que nous ressentions » et dans ce jeu sur les croisements des stigmates il convoque Erving Goffman (totalement absent de son précédent livre « le danger sociologique »). Et il est encore plus bourdieusien lorsqu’il écrit que si un riche avait pénétré dans cet appartement il n’aurait pas manqué d’être émerveillé et de faire des éloges mais que ces éloges auraient été pris comme des insultes.

+ Il ressent un manque qu’il présente comme personnel dans un domaine inattendu mais qui ne surprend pas. Il est impressionné par le fait que les autres ont une histoire familiale et non seulement une histoire familiale riche mais surtout cohérente : avec des propriétés qu’on se transmet ; des histoires de migrations familiales ou des récits de militantisme syndical ou politique solidement ancré. Chez lui il n’y avait ni livres ni disques ni tradition familiale, ni surtout de maisons qui auraient été conservées ; seulement la TV, les grosses têtes sur RTL, les piques nique et la belote le dimanche mais rien pour construire une identité familiale et une identité personnelle (ou du moins le pense-t-il). Mais quand il écrit qu’il a le sentiment que les autres ont une Histoire « Et nous pas », on ne voit pas clairement s’il parle de sa famille, des familles de son quartier et de ses copains ou des « pauvres ».

+ Enfin, il est vraiment très « bourdieusien » quand il donne la clé de la popularité du discours doloriste en retournant tous les stigmates.  Le  récit doloriste est, écrit-il, notamment porté par les dominants : « Ceux-ci, insatiables, veulent tout : le capital économique, social et culturel hérité de leurs parents et , en plus, la supériorité morale de ceux qui n’ont pas peur de dénoncer les privilèges de classe en sachant parfaitement que leur combat ne risque pas de mettre en péril les leurs » (p.107)

Le livre est plaisant et aisé à lire, suggestif dans ses remarques mais peut-être irritant pour certains. On peut apprécier son ton « pacifique » tranchant avec son livre précédent « Le danger sociologique » qui avait les allures d’un livre de combat et tendait à revendiquer un monopole de l’analyse sociologique pour la démarche de la sociologie analytique (ou plus habituellement de « l’individualisme méthodologique ») sous l’ombre tutélaire de Max Weber. Or dans ces souvenirs, Gerald Bronner apparait souvent comme « bourdieusien » et nous offre de belles pages que ne renieraient pas les interactionnistes et notamment Goffman (qu’il cite) ou Georg Simmel, l’autre figure essentielle de la sociologie, aux côtés de Durkheim et Weber, et auquel on peut rattacher l’interactionnisme de l’École de Chicago. Comme souvent Bronner rattache les considérations sociologiques aux « invariants » biologiques, domaine en construction passionnant mais extrêmement délicat à parcourir (pour s’informer sur quelques ouvrages relatifs à cette connexion entre sciences sociales et « sciences de la vie » : voir  « Biologie, sciences de la vie et société » ). Personnellement, je vois une ouverture certainement aussi enrichissante du côté de la mobilisation de la narration : nous ne sommes pas seulement ce que l’environnement social fait de nous, nous sommes aussi le produit de nos propres récits individuels et collectifs, ouverture qu’on trouve aussi en économie avec les ouvrages de Robert Shiller comme « Narrative Economics »»

            Et Gerald Bronner ferait le lien avec ses plus anciennes obsessions, les légendes urbaines, la fantasy et les super-héros.

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