Ch. LALLIER : Pour une anthropologie filmée des interactions sociales

Pour une anthropologie filmée des interactions sociales

Un ouvrage de Christian Lallier

Archives contemporaines - 2009

A lire en ligne https://journals.openedition.org/lectures/2593

Christian Lallier est l'auteur de plusieurs documentaires d'observation dont « Changement à Gare du Nord » (1995), « Agence EDF-GDF, service de Brie-Comte Robert » (1996) et « Nioro-du-Sahel, une ville sous tension » (Mali - 1996-1998). S'intéressant à l'usage de la prise de vue dans l'enquête ethnographique, l'auteur retient trois modes d'enquête filmique : en premier lieu, l'activité filmée qui consiste en une simple opération de captation équivalente à une prise de notes avec un objectif de décryptage de l'image. En second, l'élaboration d'un film contribuant à la valorisation d'un savoir préexistant (l'image a alors une simple fonction illustrative). Enfin, et c'est la démarche adoptée par l'auteur, le film s'apparentant au documentaire d'observation dont l'objectif est de rendre compte d'un échange social ou d'une interaction entre individus. Dans ce dernier cas, l'observation filmée ne consiste pas à représenter une activité mais à rendre compte d'une activité singulière à travers les interactions à l'œuvre entre deux acteurs. Le but n'est donc pas de « représenter le réel » (ce qui serait une gageure) ni de présenter un échange comme typique d'une situation sociale mais de montrer comment les individus s'engagent dans l'échange et construisent les interactions. Pour cela, Lallier adopte une démarche d'«observation filmante» (par référence à « l'observation participante »).

2Le but n'est donc pas de faire une représentation voire une captation du réel mais de montrer le processus d'engagement des individus et le travail de construction de l'échange social ce qui suppose de faire apparaitre le jeu adopté par chacun, la hiérarchie des rôles de chacun ainsi que la juxtaposition ou l'entrecroisement des territoires (Lallier rapporte la phrase de Simmel selon qui « la frontière n'est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale ») ou les différents « mondes » qui se juxtaposent (« mondes » au sens de Goffman à savoir la scène les coulisses,...). C'est ce qu'il montre par exemple, en décrivant son travail sur le documentaire « Changement à gare du Nord ». Sa réflexion prend donc pied sur une pratique d'une dizaine d'années et emprunte aux cadres d'analyse interactionnistes (notamment à Goffman) mais également à l'ethnométhodologie et aux écrits de Simmel.

3Le documentariste doit donc faire apparaitre ce travail des relations sociales ainsi que les multiples écarts au rôle dont est capable tout individu correctement socialisé, à savoir le jeu continuel qui se produit entre l'engagement et la distanciation (cf Norbert Elias), entre le surengagement et le détachement. Cependant, les échanges sont implicites et, par définition, difficiles à faire apparaitre sous « l'œil » de la caméra. A ce titre, les situations de crise ou les comportements déviants, impliquant un rappel à l'ordre ou une négociation, sont des circonstances favorables pour le documentariste puisqu'elles impliquent l'explicitation des règles de l'interaction en cours. Dans une optique goffmanienne, l'auteur montre que filmer l'interaction revient à faire apparaitre comment les protagonistes mettent tout en œuvre pour « sauver la face », d'autrui et la sienne propre. Le documentaire d'observation ne dispense donc pas un savoir de type analytique mais propose les conditions d'un apprentissage mimétique.

4La question généralement posée est celle de savoir comment l'observateur (ou plutôt les observateurs, cameraman et preneur de son) font pour ne pas troubler la situation filmée et être sûr que cette situation filmée correspond à la « situation réelle ». Poser la question en ces termes ne peut qu'aboutir à une impasse car on y reconnait une opposition entre le sujet et l'objet, opposition de plus en plus souvent remise en cause dans les diverses disciplines scientifiques (principe d'incertitude en physique, effet Hawthorne en sciences sociales,...) ; Lallier dépasse également cette opposition en considérant que le « filmant » fait donc entièrement partie de l'interaction étudiée. En ce sens, filmer est pour l'auteur un acte performatif et, loin d'observer pour filmer, on filme pour observer. La présence de la caméra est donc une condition de l'observation et non un biais dans l'observation.

5Le documentaire d'observation occupe donc une place intermédiaire entre la « pure (et hypothétique) captation du réel» et l'œuvre de fiction, le réel étant alors, au sens de William James, le sens particulier qu'on attribue à une situation et qui domine tous les autres sens possibles. Pour s'insérer correctement dans l'interaction en jeu, l'observateur doit donc se « faire petit », occupant une place « liminaire », mais en même temps, en tant que « tiers exclu », il favorise l'objectivation et la structuration de l'interaction (il occupe alors, selon l'auteur, une place similaire à celle de l'étranger chez Simmel). Il n'est donc pas utile que le filmant soit invisible ou se cache (bien au contraire, ce peut être contre productif, car c'est là qu'il risque de provoquer le plus de troubles). Il peut être visible (voire, comme l'indique l'auteur, debout sur une table), l'important est qu'il soit perçu comme un élément périphérique pour les interactants. Par exemple, le fait d'être perçu comme « technicien » s'occupant de sa caméra peut servir de façade permettant d'oublier sa position d'observateur. L'importance n'est donc pas la visibilité ou l'invisibilité du documentariste mais son acceptation par le groupe et donc sa légitimité.

6Se présenter, expliquer ses objectifs est une première étape nécessaire. Même les moments de préparation comme la pose d'un micro sur un vêtement avant la prise de vue peut servir de rituel d'entrée dans la phase « sacrée » du tournage. La bonne application de l'interaction proviendra aussi d'un échange tacite entre le documentariste et les protagonistes où le filmant est censé donner une « plus-value » symbolique à la situation vécue par le filmé. Il faut donc, pour le documentariste, être inséré dans l'interaction en trouvant la bonne distance avec le groupe. La mise en place d'une confiance est donc un élément ni nécessaire ni suffisant au bon déroulement de « l'observation filmante ». Elle peut même être néfaste si les interactants se méprennent sur le statut du documentariste et tentent de l'instrumentaliser plus ou moins consciemment. Filmant et filmé doivent donc se trouver dans ce que l'auteur nomme une « Non Interaction Modalisée » et le filmé en particulier, dans une situation assimilable à un « double-bind ».

7Cela n'empêche pas, bien entendu, les cas de rupture. Ce peut être le refus d'être filmé, par exemple quand les individus se sentent rejetés par l'institution à laquelle ils appartiennent et qu'ils sont censés incarner. Cela peut se traduire par des formes de fuite ou, au contraire, de « surjouement ». Enfin, l'auteur consacre plusieurs pages au « regard caméra », c'est-à-dire au coup d'œil que le protagoniste lance à la caméra, brisant par là même l'impression que le cameraman n'est pas là et impliquant soit un désengagement soit une résistance à l'observateur. Au-delà des aspects purement techniques de la prise de vues des interactions, l'auteur montre l'importance des approches interactionnistes et ethnométhodologiques dans le travail de terrain.

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