D’ERVING À GOFFMAN

D’ERVING À GOFFMAN

Une œuvre performée ?

Yves Winkin – Les essais médiatiques – 2022

Cet ouvrage ne constitue pas une présentation du travail de Goffman mais une biographie dont l’objectif est de saisir comment Erving Goffman a pu devenir un auteur central en sociologie en seulement quarante ans d’activité. On y trouvera donc peu d’analyses des concepts et outils utilisés par Goffman.

Yves Winkin a rencontré Erving Goffman en 1975-76 puis en 1983, soit trois ans après la mort de Goffman, il rencontre sa femme Gillian Sankoff dans le but d’écrire une biographie de Goffman. Celle-ci ne lui dira rien, respectant ainsi le vœu de Goffman qui considérait que son travail ne devait se comprendre qu’en lui-même et pour lui-même. Winkin va donc recueillir ses informations à partir d’entretiens avec ceux qui ont pu rencontrer Goffman, en visitant les lieux où le sociologue a vécu et en récoltant divers documents (lettres, manuscrits,…). La tâche n’a pas été facile car le travail de Goffman n’a pas donné seulement lieu à des livres mais est également passé par de nombreuses conférences dont il reste peu de choses (Goffman refusant les enregistrements).

La première partie du livre est consacrée à une présentation chronologique de la vie de Goffman. La deuxième partie est centrée sur sa pratique de conférences.

Goffman nait le 11 Juin 1922 à Manville dans l’Alberta (Canada) et meurt le 20 Novembre 1982. Ses parents sont des juifs immigrés d’Ukraine qui connurent une relative ascension sociale en s’installant à Winnipeg (Manitoba) où ils rejoignent des juifs plus fortunés de seconde génération. En 1948, il rencontre Angelica Schuykler Choare, surnommée « sky », appartenant à la grande bourgeoisie. Il l’épousera en 1952, union dont nait son premier fils, Tom, en 1953. Mais Sky est sujette à de multiples épisodes de dépression et se suicide en Mai 1964. En 1981, il épouse la sociolinguiste Gillian Sankoff (venue travailler avec William Labov) et son deuxième enfant, Alice (future sociologue), nait en 1982.

En 1937, Erving Goffman entre à la Saint John’s Technical High School, un lycée public de très haut niveau où il apparaît comme un étudiant brillant et original mais différent des autres élèves et ne les invitant jamais chez lui. En 1939, il s’inscrit à l’Université du Manitoba à Winnipeg en licence de sciences (Maths, physique, chimie). En 1943 il entre au NFBO (relevant de l’Office Canadien du Film) où il s’imprègne de culture visuelle. Enfin il termine sa licence à l’Université de Toronto en sociologie et anthropologie.

En 1949, il dépose un projet de thèse sous la direction de Loyd Warner et part pour le département d’anthropologie d’Edimbourg puis il effectue dès décembre 1949 un travail de terrain de douze mois dans les îles Shetland (il prend un travail de plongeur dans l’hôtel où il loge). Mais sa thèse n’est pas bien reçue car il ne propose pas une étude de communauté comme cela se fait habituellement mais une étude « dans la communauté », renversant ainsi la hiérarchie habituelle entre propositions générales et travail de terrain. En 1955, il se fait embaucher à l’hôpital psychiatrique de Ste Elizabeth pour une année d’observation participante et il se débrouille pour rester (clandestinement) la nuit dans l’hôpital. Il tiendra en 1956 une conférence très agressive à l’égard des psychiatres ce qui lui vaudra pas mal d’inimitiés (dont celle de Margaret Mead). En 1957, il rejoint Herbert Blumer à l’université de Berkeley et sera témoin dans les années 1960 des émeutes étudiantes pour lesquelles il n’a pas beaucoup de sympathie. En 1966 il se rend à l’université de Manchester (d’après Winkin sa présence à Manchester expliquerait en partie que cette université soit devenue le cœur des analyses ethnométhodologiques et conversationnelles). En 1967 il rejoint Cambridge et en 1968 il s’installe à Philadelphie où il conduit un séminaire d’anthropologie (mais il ne met pas les pieds dans l’université et reçoit ses étudiants chez lui).

Au cours de sa carrière il a côtoyé les chercheurs et auteurs parmi les plus marquants de leur époque : non seulement Warner, Blumer déjà cités mais également David Riesman, Thomas Schelling, Pierre Bourdieu (qu’il rencontre à Paris en 1972), Everett Hugues ou Ray Birdwhistell.

En 1952, il publie l’article « calmer le jobard » et entre 1958 et 1963 il publie cinq livres : « The Presentation of Self in Everyday Life » (1959) (« La présentation de soi dans la vie quotidienne », « Asylumsé - 1961 (Asiles ), « Encounters: Two Studies in the Sociology of Interaction – Fun in Games & Role Distance », « Stigma » (1963) (« stigmates – les ausages sociaux du handicap »), « Behavior in Public Places: Notes on the Social Organization of Gatherings » (1963). En 1970, il oublie « strategic interaction », « relations in public » en 1971, « Frames » en 1974 (« les cadres de l’interaction »), « genders advertisements » en 1979 et « Forms of Talk » (« façons de parler » ) en 1981.

Si ses contributions écrites sont bien connues il n’en est pas de même de ses apports oraux faits au cours de débats, colloques et de conférences et c’est sur cette dimension qu’Yves Winkin insiste dans la deuxième partie de l’ouvrage. Il s’agit toujours d’interventions universitaires, Goffman n’ayant pas fait d’interventions publiques ou de vulgarisation. Winkin considère que Goffman fait partie des « conférenciers rentiers » c’est à dire ceux qui tournent inlassablement et qu’il distingue des « banquiers symboliques » qui sont très sollicités mais répondent peu (bien que l’auteur pense que Goffman soit à la marge de cette catégorie) et des « gagne petits » (conférenciers occasionnels). En effet, Goffman fait inlassablement des conférences, n’hésitant pas à proposer la même conférence en plusieurs occasions ; ces conférences sont souvent une façon de tester ou de roder de futurs écrits.

De ses prestations orales se dégagent deux portraits diamétralement opposés : il peut apparaitre comme « tiré à quatre épingles » dans certaines circonstances ou mal habillé dans d’autres ; certains le présentent comme mal aimable et cassant (interdisant les photographies et les enregistrements) d’autres le présentent comme aimable. Mais c’est aussi dans ces conférences qu’Erving devient Goffman : « c’est la conférence qui performe Goffman, qui le fait émerger en tant que Goffman, sociologue toujours plus connu, toujours plus mythique. A force de produire des conférences, Goffman produit Goffman, dans une opération performative assez exceptionnelle de l’histoire des sciences sociales occidentales du XXème siècle» (Winkin p.109-110)

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