SIMMEL - LES PAUVRES
"LES PAUVRES"( Georg SIMMEL)
(1ère éd. en allemand - 1907 repris dans l'ouvrage "Sociologie" - 1ère éd. française - P.U.F. Quadrige - 1998).
(Note rédigée par Thierry Rogel - professeur de sciences économiques et sociales au lycée Descartes de Tours).
Fidèle à ses présupposés, Simmel commence son analyse par la prise en compte de l'interaction entre le pauvre et son bienfaiteur, c'est à dire entre celui qui donne et celui qui reçoit. Le droit de recevoir, c'est à dire le droit à l'assistance, est, selon Simmel, un droit fondamental à l'instar du droit au travail et du droit à la vie, l'obligation de donner en résultant logiquement; Mais le droit à l'assistance comporte un certain nombre de particularités : d'abord si ce droit est essentiel, le pauvre n'a en revanche aucunement le droit de réclamer cette assistance (contrairement à ce qui se passe dans le cas du droit du travail); il est dans une situation équivalente à celle de l'objet. Cependant, dès lors qu'un premier don a été versé, ce don prend la forme d'un droit "acquis" et le donateur serait bien en peine de refuser de donner à nouveau. Pour justifier cela Simmel fait appel à des hypothèses psychologiques proches de théories vérifiées ces dernières années (voir par exemple le principe du "pied dans la porte"[1]). La deuxième particularité est que, tout en mettant deux individus face à face, l'assistance au pauvre met en réalité le pauvre face à la société; c'est à la société dans son ensemble qu'il demande assistance ("Dieu vous le rendra"). Si l'aide apparait comme obligatoire c'est que son objectif premier n'est pas de secourir le pauvre mais de protéger la société de sa présence. C'est ainsi qu'une famille aidera un de ses membres pour éviter que sa déchéance n'entache tout le groupe; c'est ainsi que la société se protégera des perturbations inévitables liées à une trop grande extension de la société. De ce point de vue, on voit que la particularité des politiques de lutte contre la pauvreté est de toucher des individus alors que l'objectif est collectif (on pourrait assimiler l'objectif de paix sociale à l'obtention d'un "bien collectif"). L'aide aux pauvres est donc conservatrice par nature. L'assistance aux pauvres peut être prise en charge par divers groupes mais deux d'entre eux occupent une place particulière, la Communauté et l'Etat, et il existe une forme de "répartition des rôles" entre ces deux groupes. L'Etat, prenant en charge l'ensemble des pauvres, ne peut intervenir qu'au niveau global selon des critères spécifiques et décidés à priori; on retrouve un des aspects de l'objectivité (notion qui occupe chez Simmel une place similaire à celle de la rationalité chez Weber). L'Etat se charge donc de "l'aide à la pauvreté". Les communautés, elles, se chargent de "l'aide aux pauvres" : elles sont en mesure de tenir compte du caractère spécifique et subjectif des différentes situations de pauvreté et peuvent pallier les manques de l'action de l'Etat. Cependant, avec le mouvement de concentration typique des sociétés modernes, la place prise par l'Etat tend à augmenter, au contraire de la place des communautés. Cependant cette aide ne pourra se situer qu'à un niveau minimum, non pas par volonté mais par "nécessité sociologique" (ce que Simmel explique dans un "appendice" consacré à la norme). En effet, secourir un grand nombre d'individus suppose qu'on s'éloigne des particularités individuelles de ceux ci et qu'on mette en place une aide valable pour tous. Mais en retenant les aspects communs d'un grand nombre d'individus on ne peut en retenir que le minimum. Il convient de remarquer que cette difficulté à déterminer les contours de la pauvreté (à partir des "besoins" des individus) va s'accroitre avec l'utilisation de l'argent.
Le pauvre et la société se définissent donc mutuellement par les rapports qu'ils entretiennent mais cela n'est pas spécifique au pauvre. En fait il occupe une place similaire à celle de l'étranger chez Simmel, personnage qui est à la fois dans la société et hors de la société[2]. Cette situation est par ailleurs typique d'autres figures sociologiques : le minoritaire, l'handicapé, le commerçant itinérant, le touriste,... Simmel fait du pauvre non pas une figure à part mais le modèle de relations plus générales communes à tous. Tout individu est engagé non pas dans la société mais dans des échanges sociaux et il est à la fois dans et hors de ces échanges.[3] Cette situation étant amenée à se compliquer avec l'essor démographique des sociétés et l'essor des groupes d'appartenance (des "cercles sociaux" chez Simmel) et du nombre de rôles possibles pour chaque individu. Simmel, comme à son habitude, fait une longue digression au milieu de son ouvrage; celle ci est consacrée à la mise en place de la norme et à la "négativité des comportements collectifs", ceci permettant d'expliquer que l'aide à la pauvreté ne peut être que minimum. La norme a deux faces : soit elle est positive (on oblige, on incite, on prescrit), soit elle est négative (on interdit). Si on veut obtenir l'unité de plusieurs groupes, seule la face négative de la norme sera efficace : rien n'est obligatoire, seul ce qui n'est pas interdit est permis. Or plus le groupe s'étend et moins la norme positive est efficace (on peut trouver un exemple clair dans la différence entre les conjoints prescrits et les conjoints seulement interdits dans les diverses sociétés). Donc plus un cercle est large, plus la norme est universelle et son application peu significative pour l'individu mais en revanche la violation de cette norme sera d'autant plus fortement punie.
[1] Joule - Beauvois "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens".
[2] Voir Simmel : "L'étranger" ou "La philosophie de l'argent".
[3] Erving Goffman a théorisé, de manière plus approfondie, la même idée dans la conclusion de son ouvrage "Stigmates- Les usages sociaux des handicaps" - 1974-Ed. de Minuit.
Commentaires
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- 1. Djelali Le 24/02/2016
Merci beaucoup pour l'article! Il m'a beaucoup aidé à comprendre ce qu'est (en partie) la pauvreté :) -
- 2. Guillaume Soubeyrand-Faghel Le 26/09/2012
Un résumé clair et concis, merci!
Je mentionne toutefois que des fautes (accords mal faits, espaces manquants, etc.) sont dissimulées un peu partout dans le texte. Il serait sans doute pertinent de les corriger, surtout considérant que l'auteur est professeur.
Cordialement,
Guillaume, étudiant en sociologie à l'Université du Québec à Montréal-
- thierry rogelLe 26/09/2012
Bonjour, Je vous remercie de votre lecture et de votre commentaire. Il y a effectivement une faute d'accord et quatre fautes d'orthographe (ou de frappe) que je corrige immédiatement. A signaler que ce billet est ancien et que l'ouvrage "sociologie" a été traduit en français depuis cette date. A noter également que les renvois aux notes de bas de page sont curieusement présentés quand on navigue à l'aide d'internet Explorer.
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