Emmanuel Désveaux : Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine - Aux lieux d’être, Sciences contemporaines- 2007
Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine
Emmanuel Désveaux
Aux lieux d’être, Sciences contemporaines- 2007
Article consultable à l’adresse http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=2306&var_recherche=rogel
L’auteur, directeur de recherches à l’EHESS, se propose de « reconstruire » la démarche ethnologique actuelle en rompant avec son travers essentiel, à savoir ses « prétentions universalistes » issues du fonctionnalisme et du structuralisme. En effet, l’hypothèse de « l’universalité de l’esprit humain » autoriserait à établir des comparaisons entre deux peuples, aussi éloignés fussent-ils l’un de l’autre, mais des comparaisons qui, selon l’auteur, seraient bien souvent dénuées de sens. Certes, reconnaît Emmanuel Désveaux, cette démarche a eu le mérite de fournir des outils de lutte contre les approches racialistes et de faire du relativisme culturel notre sens commun actuel ; cependant l’heure est aujourd’hui à adopter des démarches plus modestes reposant sur des comparaisons plus pertinentes. Entre les relevés locaux de pratiques culturelles et les théories à prétention universaliste, il prône donc une analyse au niveau de « méga aires culturelles ». A titre d’exemple, il montre ce qu’on peut tirer d’une analyse portant sur l’aire culturelle des indiens d’Amérique du Nord.
Mais avant de s’attaquer à cette analyse, Emmanuel Désveaux s’attache, dans la première partie de son livre, à reprendre l’histoire de l’ethnologie classique puis de l’ethnologie appliquée aux indiens d’Amérique du Nord pour comprendre comment on en est arrivé à cette « dérive comparative ». Pour lui, la tradition anthropologique provient de deux courants : le culturalisme américain, qui trouve sa justification dans la domination de la géologie ce qui lui permet de résister aux sirènes de l’évolutionnisme, et la sociologie durkheimienne qui s’adosse à la biologie et éloigne la sociologie française des approches raciales. Mais deux autres approches constituent, selon lui, le « sens commun caché » de l’anthropologie, à savoir le diffusionnisme et le fonctionnalisme, le second ayant peu à peu érodé le premier. Pour lui, c’est le fonctionnalisme qui a permis le développement de comparaisons dénuées de sens et a transmis ce défaut au structuralisme. La disparition du diffusionnisme a donc eu lieu sans de véritables bonnes raisons, aussi Désveaux demande-t-il une réhabilitation d’un « diffusionnisme modéré » (évitant des écueils des formes extrêmes du néo-diffusionnisme comme la « contagion des idées » de Dan Sperber), c’est à dire appliqué à de grandes aires culturelles. Dans un deuxième temps, Désveaux reprend l’histoire de l’analyse anthropologique des indiens d’Amérique du Nord à travers trois chapitres consacrés à « l’ethnopoétique » de Dell Hymes, au travail de Brumbal et à l’analyse de l’art ojibwa (sa disparition au 17ème siècle et ses renaissances au 19ème siècle et dans les années 60 avec le travail de Morrisseau).
La deuxième partie est consacrée à son études sur les indiens d’Amérique du Nord. Bien que l’auteur ait critiqué les prétentions universalistes de Lévi-Strauss, il n’en conserve pas moins sa « logique transformationnelle » qu’il applique aux seuls indiens d’Amérique du Nord avec l’idée, compatible avec un « diffusionnisme modéré », que les comparaisons sont licites si elles concernent une même « mega aire culturelle ». Dans cette optique, les formes prises par les organisations sociales amérindiennes émanent d’un système de transformations dont les éléments de base sont, outre la différence des sexes et l’alternance des saisons, les quatre interactions fondamentales - naissance (clan), vie quotidienne (groupe résidentiel), mariage (groupe gamique), mort (confrérie guerrière ou religieuse). Ainsi, les systèmes de parenté Crow et Omaha obéissent à une logique transformationnelle parallèle ou superposée aux systèmes transformationnels des mythes et rites,... Par la suite, Désveaux analyse le chamanisme et le totémisme selon la même logique : il montre, par exemple, que le totémisme algonquin représente un pôle extrême d’un large système de transformations recouvrant l’ensemble de l’aire amérindienne. Pour analyser les cas des indiens des plaines, Desveaux reprend l’idée de l’existence de quatre « socièmes élémentaires » (clans, groupes locaux, confréries et espaces matrimoniaux). Il montre que les sioux et les Crows privilégient les axes « confréries- naissances » et « confréries -mariages » et délaissent la circulation des biens matériels alors que ces derniers occupent une place de premier rang chez les Blackfoot et les Cheyenne. Enfin, il analyse les différences entre ces quatre tribus à propos de la « danse du soleil ».
Le dernier chapitre du livre est consacré à la réintégration des inuits dans la « mega aire culturelle nord-amérindienne », ce qu’il fait à travers le mythe du « frère Lune » et de la « sœur Soleil ». Il en conclut que la culture Inuit n’est ni le résultat d’un hasard historique ni celui d’une adaptation à des conditions locales particulières mais bien un cas particulier d’une structure qu’on retrouve dans l’ensemble de l’Amérique. C’est sur cette présentation des Inuits qu’Emmanuel Désveaux termine sa délimitation d’une « mega aire culturelle nord-américaine ».
Il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’un livre « tout public ». Il est en effet particulièrement difficile d’accès car il suppose que le lecteur a une certaine familiarité avec l’histoire de l’ethnologie classique et notamment avec l’analyse transformationnelle de Lévi-Strauss. De plus, il n’est pas toujours facile de suivre l’auteur dans sa démarche faite de détours et de sinuosités, cela étant peut être dû au fait que l’ouvrage est constitué de textes déjà publiés indépendamment et, bien qu’ils aient été remaniés, cela nuit à l’unité de l’ensemble. En somme, un ouvrage qui demande un effort, mais un effort qui en vaut la peine.
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