VOICI REVENU LE TEMPS DES MARRONNIERS
VOICI REVENU LE TEMPS DES MARRONNIERS
(15 Février 2022)
On connait le marronnier en journalisme, ce sujet qui revient à intervalles plus ou moins réguliers pour combler un vide ou occuper l’espace. Les journalistes économiques ont leur marronnier, « l’inculture économique des français responsable de nos piètres performances et causées par l’absence d’enseignement de l’économie à l’école ou, pire, par l’enseignement désastreux donné par les professeurs de sciences économiques et sociales (dont je suis fier de faire partie) ». Les articles sur ce thème se comptent par dizaines et sont rarement de grande qualité.
Marie Visot, rédactrice en chef adjointe au Figaro Economie, vient de nous en servir un nouveau et nous ne sommes pas loin du fond, Peut-on remédier au manque de culture économique de la France ? (https://www.lefigaro.fr/conjoncture/peut-on-remedier-au-manque-de-culture-economique-de-la-france-20220207). Elle se base pour l’essentiel sur un « rapport » de l’Institut Sapiens rédigé par un ancien cadre du privé venu sur le tard à l’enseignement et dont la carrière fulgurante pourrait forcer l’admiration. Elle cite également d’autres économistes mais le problème est qu’elle ne source jamais ses références d’où l’impossibilité de vérifier ses citations.
La honte du journalisme
Malgré tout, une citation m’a intrigué et c’est celle –ci : « Pour Olivier Passet, économiste chez Xerfi, « l'inculture chronique » des Français expliquerait « qu'ils soient hermétiques aux réformes, hostiles à la mondialisation, et défiants à l'égard de la finance et de l'entreprise ». J’écoute assez souvent les chroniques d’Olivier Passet sur Xerfi et cela ne correspondait pas, selon mes souvenirs, à ses idées. Une vérification rapide permet de le confirmer. Dans son intervention titrée « Les Français sont-ils si nuls en économie ? » du 12 Février 2019 (qu’on peut visionner et dont on peut lire le texte ici : https://www.xerficanal.com/economie/emission/Olivier-Passet-Les-Francais-sont-ils-si-nuls-en-economie-_3746874.html ), Olivier Passet tient bien les propos suivants : « C’est un constat récurrent largement repris par la presse économique. Les Français seraient nuls en économie. Et leur inculture chronique expliquerait qu’ils soient hermétiques aux réformes » (…) Mais c’est pour les nuancer immédiatement : « Au-delà de ce procès un peu flou et difficilement objectivable, il y a cette suspicion que le cerveau des français serait contaminé par une pensée crypto-marxiste disséminée par des élites intellectuelles longtemps trop complaisantes et un système éducatif étanche aux problématiques de l’entreprise et de la finance… ». Il semble même commenter de manière prémonitoire l’article de Marie Visot : « Derrière ce procès il y a ça et là quelques données qui se veulent objectives, qui exhibent la nullité crasse des francais lorsqu’il s’agit de faire une règle de trois… Leur incapacité notamment à calculer le rendement de leur épargne. Qui illustrent aussi leur méconnaissance de quelques chiffres clés, du niveau du PIB en passant par celui de la dette publique ou du déficit extérieur". Mais aussitôt après, il révèle clairement son opinion : « Drôle de procès pourtant. Comme si les médecins incriminaient la faible culture médicale de leur patient dans leurs piètres résultats. » Et ajoute : « Et les experts pourraient tout autant s’interroger sur leur temps de retard et leurs déni s multiples et répétés par rapport à des perceptions qui ne paraissent pas a posteriori si infondées… » Pour conclure : « Il ne s’agit pas ici de renverser le propos et de prêter aux Français une culture qu’ils n’ont pas. Mais plutôt de rappeler qu’il est toujours dangereux d’accuser l’auditoire lorsqu’un discours ne convainc pas et que c’est d’abord aux économistes et au politique de s’interroger sur l’imperméabilité de leur propos. ». Marie Visot fait donc dire à Olivier Passet exactement l’inverse de ses propos. On est sidéré qu’une journaliste (et que n’importe qui) puisse être capable d’une telle déformation des propos d’autrui ! Alors ? Malhonnêteté intellectuelle ? Incompétence crasse ? Incapacité à comprendre les propos des autres ? Quelle que soit la réponse, cette vilénie entache l’ensemble de l’article et on pourrait d’ores et déjà le jeter à la poubelle… ce que je ne ferai pas !
ON PEUT S'ARRÊTER LA!
Le paragraphe précédent suffit à discréditer l’article et son auteure. Vous pouvez donc arrêter la lecture sans dommage.
Mais la suite n’est pas mal non plus ! A vous de voir !
Des pédagogues nés, mais on ne nait pas pédagogue
Marie Visot cite beaucoup l’institut sapiens et son étude menée par Pierre Robert. L'étude Sapiens rappelle que le professeur Olivier Blanchard (Harvard, MIT, ex-FMI) a relevé que les manuels scolaires « comportent trop d'informations que les élèves peuvent absorber de façon passive et pas assez de méthode de raisonnement ». Le propos surprend le praticien que je suis, celui qui est sur le terrain depuis près de 40 ans, car cela ne correspond pas à sa pratique ni à la pratique dominante de ses collègues. Mais monsieur Blanchard est suffisamment sûr de lui pour pouvoir déduire de la lecture (à mon avis biaisée) de quelques manuels ce qu’est la pratique professorale. On a quand même envie de le rappeler à un peu plus d’humilité quand on se rappelle qu’il a fini par admettre s’être fourvoyé dans l’évaluation du multiplicateur keynésien il ya quelques années et a participé en cela à la plongée dans la misère de quelques nations (https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2014/09/pdf/blanchard.pdf).
Mais revenons à Marie Visot : pour justifier ses propos, elle utilise elle-même les résultats d’enquêtes qui ne sont composées que de connaissances factuelles (ou supposées telles) et sûrement pas de raisonnements. Qu’on en juge : les français ne connaissent pas le montant de la dette française, ne connaissent pas la situation du commerce extérieur français, le montant du coût d’un salarié au smic,… Donc Olivier Blanchard déplore l’apprentissage de connaissances passives et l’absence de raisonnement et Marie Visto juge de la culture des français à partir de connaissances à absorber passivement et en l’absence de raisonnements économiques. De plus, on peut discuter de la pertinence de ces questionnements. Manifestement, le commerce extérieur est ici assimilé à l’état de la balance commerciale (qui retrace les échanges internationaux de biens) mais on sait que l’analyse peut se faire aussi à l’aide de la balance des transactions courantes (qui intègre les échanges de services et, notamment, les dépenses touristiques) et les conclusions à tirer en sont modifiées. Par ailleurs, Marie Visot s’étonne que les français ne sachent pas que la dette française serait de 2000 milliards d’euros, mais quelle dette ? Il irait de soi qu’il n’existerait qu’une seule dette, la dette publique ? Faudrait-il ignorer le niveau de la dette privée (qui était plus élevée que la dette publique avant 2020) ? Par ailleurs, s'il est compréhensible d'attendre qu'on connaisse certains chiffres en économie, certains (comme ce 2000 milliards) sont si exorbitants qu'ils n'ont de sens que s'ils sont complétés par une mise en perspective, notamment grâce aux données en pourcentages.
Marie Visot embrigade ensuite Patrick Artus : « « l'écart entre la perception et la réalité économique est plus grand en France que dans les pays développés, les gens protestent pour de mauvaises raisons ». La mauvaise habitude de la journaliste de ne pas sourcer ses citations fait que je n’ai pas pu les retrouver en faisant une recherche Google. En revanche j’ai retrouvé ces propos de Patrick Artus montrant que si l’opinion se trompe parfois (et même souvent) ce n’est pas toujours le cas : « L'opinion a, en France, un certain nombre de perceptions; certaines sont conformes aux faits observés, d'autres pas » (je source : « Des perceptions à la réalité » - Les Echos - 22 janvier 2022 - https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-des-perceptions-a-la-realite-1381133 ). On est quand même loin des propos péremptoires de Marie Visot.
Les idéologues ne sont pas où on croit
La journaliste reprend toutefois une citation de Patrick Artus qui fait plutôt plaisir : « Il y a un peu d'initiation en seconde, et la matière devient optionnelle ensuite. L'économie, on baigne dedans toute la journée ; si on ne comprend pas les concepts de base, on n'est pas armé pour être un citoyen. ». Le problème est que, n’ayant encore une fois pas pu trouver l’article, faute de sources, je ne sais pas ce qu’Artus pense de l’enseignement de l’économie au lycée. J’imagine que s’il avait été négatif notre journaliste se serait fait un plaisir de transmettre son opinion. Cela ne l’empêche pas de s’attaquer ensuite (comme on en a l’habitude), aux enseignants de lycée supposés confondre leur salle de classe avec une arène politique : « L'étude regrette aussi le manque de pluralisme et « la manière encore assez politisée dont nombre d'enseignants de sciences économiques et sociales conçoivent toujours leur mission » , avec un tropisme sur les théories keynésiennes et une résistance marquée à l'orthodoxie libérale. ». Elle ajoute des propos d’Olivier Babeau : «L'influence des communistes après-guerre a très profondément marqué notre relation à l'économie. On en trouve l'écho dans la façon assez politisée dont nombre d'enseignants du secondaire en sciences économiques et sociales conçoivent aujourd'hui leur mission ». Pour arriver à de telles conclusions, il faudrait forcément avoir fait suffisamment d’observations in situ pour avoir un panel représentatif ; ce que n’ont certainement pas fait ces détracteurs. Ainsi, si on en croit sa fiche Wikipedia, Olivier Babeau a suivi des études au lycée saint croix de Neuilly (y aurait-il suivi un cursus ES et rencontré un professeur de SES se prêtant à un endoctrinement marxiste ?) ; il a par la suite intégré l’ESCP (repaire de gauchistes ?), puis passé une agrégation d’économie et gestion (et non de « sciences économiques et sociales ») pour finir comme professeur à l’université. A quel moment a-t-il pu être sérieusement en contact avec l’enseignement donné en lycée ? Pour finir, signalons qu’olivier Babeau est cofondateur de l’Institut Sapiens (avec notamment Laurent Alexandre), institut responsable de l’enquête menée par Pierre Robert dont Marie Visot s’est abondamment servie dans son article. On admirera la multiplicité des sources et le désir de pluralisme du débat. Il y aurait un article entier à faire sur les liens entre ces différents instituts « think tank » et groupes de pression.
Où je découvre que je ne savais même pas ce qu’est l’économie
Il y a dans cet article une réduction flagrante de l’économie. Naïvement, je croyais que l’économie recouvrait l’analyse de l’activité économique d’une Nation - production par le secteur privé, consommation, rôle de l’Etat, rôle du secteur financier,… - et de leurs interactions ; et c’est bien ces interactions qui rendent l’analyse économique si difficile à mener. Mais je dois me tromper car on a dans cet article une série de réductions qui font que l’économie se confond avec l’entreprise et la finance et uniquement elles. Ainsi, on y reprend les propos de Pierre Gattaz PDG de Radiall et ancien patron du Medef à la suite de son père Yvon Gattaz : « Nous enseignons la macroéconomie aux étudiants, pas la microéconomie ; mais ce n'est pas avec Keynes et Schumpeter que l'on apprend à faire tourner une entreprise ». Nous sommes bien d’accord (et je serais bien incapable de faire tourner une entreprise) mais la micro économie est très massivement enseignée à l’université. De plus, je ne sais pas quelle connaissance Pierre Gattaz a de la micro économie telle qu’elle est enseignée à l’Université (et, de plus en plus au lycée) mais je serais étonné que le charme des isoquantes permette de faire tourner une entreprise (note pour les non initiés : l’enseignement de la micro économie atteint des niveaux d’abstraction insoupçonnables). De plus, Pierre Gattaz se trompe sur la finalité de l’enseignement des SES : ce qu’on attend des lycéens, avant de monter une entreprise, c’est de savoir lire correctement les informations. Il est alors indispensable de connaitre les concepts de base de l’activité de l’entreprise mais il est également nécessaire de comprendre le rôle de la demande effective (Keynes), de l’innovation et des innovateurs (Schumpeter), des analyses des crises économiques,… Par ailleurs, Marie Visot s’appesantit sur la « littératie financière » (dit autrement, les connaissances financières des français) comme si cela suffisait à comprendre le fonctionnement de l’économie « Environ un élève sur cinq (19,4 %, contre 15,3 % en moyenne) n'atteint pas le niveau de « compétence de base » en culture financière ». Comme à son habitude, Marie Visot ne donne pas les liens précis correspondant à ses sources et je n’ai pas pris le temps de faire cette recherche mais l’épisode Olivier Passet m’a plutôt refroidi. Quelle conclusion en tire-t-elle ? Que « Ne pas suffisamment maîtriser les techniques et les concepts économiques expose les Français à quelques déboires désagréables. Notamment sur le plan des arnaques. L'étude que la Banque de France vient de publier montre que 9 % des Français disent avoir fourni accidentellement des informations financières en réponse à un e-mail ou un appel frauduleux (un chiffre qui monte à 26 % chez les 18-24 ans), et que 6 % ont investi dans un placement qui s'est avéré être une escroquerie (15 % chez les 18-34 ans). » Mais cela relève plus d’une mauvaise maitrise de l’outil informatique (notamment d’une méfiance insuffisante) que d’autre chose. Enfin, elle termine par « Ils sont, en tout état de cause, de plus en plus nombreux à avoir investi sur les marchés financiers en 2020, 400 000 nouveaux investisseurs, selon l'AMF. Le problème, c'est que plus jeunes qu'avant et ayant de véritables lacunes en la matière, ces investisseurs ont connu de mauvaises expériences. L'an dernier, le nombre de dossiers de réclamation liés aux placements frauduleux a atteint 1 479, soit une hausse de 14 % par rapport à 2019 ». Marie Visot rappelait précédemment que nombreux sont ceux qui déplorent la méfiance des fançais à l’égard des marchés. Plutôt qu’aller chercher noise aux enseignants peut être faudrait-il aller regarder de ce côté. Mais manifestement l’Institut Sapiens ne lui a pas soufflé cette possibilité.
Pourtant, elle aurait pu écouter plus attentivement Olivier Passet dans l’intervention qu’elle cite elle-même : « (…) les Français sont hermétiques au calcul des rendements, et s’accrochent à leur épargne réglementée sans risque, à la pierre, tout autant qu’à leur retraite par répartition… Il est vrai qu’ils n’ont pas succombé aux sirènes des experts qui leur promettaient des rendements d’action de 7% ad vitam, à l’aube des années 2000… Il faut croire que l’intuition a du bon ».
POST-SCRIPTUM : VERS LA FIN DES MARRONNIERS ?
J’ai enseigné les « sciences économiques et sociales », c'est-à-dire pas seulement la science économique mais l’ensemble des autres sciences sociales, pendant 40 ans. Cela fait 40 ans que je constate ce type d’agressions contre les SES accusées du pire et vingt ans qu’elles reprennent toujours les mêmes antiennes (j’ai même recensé ces articles généralement mal foutus sur une période de dix ans : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/articles/pedagogie/dix-ans-de-malentendus-et-de-contre-verites.html). Le constat est que l’immense majorité de ces articles est un tissu de mauvaise foi, d’incompétence ou de malhonnêteté intellectuelle.
Je ne verrai pas la fin des marronniers !
Dommage !