LES SOCIETES ET L'IMPOSSIBLE

LES SOCIETES ET L’IMPOSSIBLE

– Les limites imaginaires de la réalité

Danilo  Martuccelli - Armand Colin -2014

Le livre s’ouvre sur une évocation de Don Quichotte. Pourquoi Don Quichotte ? Parce qu’en questionnant le réel et sa perception, il marque la transition entre l’époque médiévale et l’époque moderne, entre le monde enchanté et le monde de l’objectivité. Nous sommes tous confrontés à la réalité, la réalité étant « ce qui résiste » mais cette résistance n’est pas seulement une donnée naturelle et objective, elle est aussi le résultat de croyances partagées. La « réalité » c’est donc le « possible » mais elle ne se confond pas totalement avec celui-ci d’une part parce que le possible avant d’être déterminé par l’évidence sensible est aussi déterminé par des croyances partagées ; ensuite, parceque si le possible se repère par le démenti donné à l’action, ce démenti n’opère pas toujours immédiatement. Il existe, nous dit Martuccelli, une « élasticité du possible et de l’impossible ». Donc toute action peut être « démentie par les faits » mais les limites du « possible » sont plus souvent « pensées » (et donc « imaginées ») par la société que purement factuelles. Martuccelli propose donc de distinguer les « contraintes » et les « limites » (ces dernières étant pensées par les sociétés). La  réalité sera donc le produit de cette construction sociale des limites et donnera lieu à des conflits de définition entre groupes au sein d’une même société, conflits aboutissant à l’émergence d’une définition dominante qui constituera la base de ce que Martuccelli nomme « Régime de Réalité ». Il distingue trois régimes de réalité qui se serait succédés dans l’Histoire : le « Régime Religieux de Réalité » (RRR), le « Régime Politique de Réalité » (RPR) et le « Régime Economique de Réalité » (RER) et envisage l’émergence d’un nouveau régime de réalité, le « Régime Ecologique de Réalité ».

Un « Régime de Réalité » se fonde sur un « appel au  sens commun » appuyé sur une peur spécifique à chaque période et une production narrative proprement culturelle fondée sur des « preuves irréfutables ». Le passage d’un « Régime de Réalité » à un autre se fait parce que les preuves anciennes qui le légitiment cessent de fonctionner et deviennent des croyances aux yeux des membres de la société mais cela n’empêche pas que des croyances fausses à nos yeux puissent être opérationnelles et efficaces dans un régime de réalité donné.

Le premier Régime de Réalité étudié, le « Régime Religieux », est fondé sur une peur fondamentale face à un univers régi par des entités invisibles (dieux ou Dieu, esprits,…) dont la réalité est attestée par les châtiments ou les mauvais sorts. Dans ce régime, la distinction entre Sacré et Profane est essentielle et marque les limites du possible et de l’impossible ; la morale est alors intériorisée par les hommes et marque les frontières du possible (ce qu’elle ne fait plus aujourd’hui). La malléabilité du réel fait que les contre-preuves de l’existence des entités invisibles (comme les esprits) ne seront pas prises en compte dans un premier temps. Cependant, la croyance dans le religieux et les esprits finira par s’affaisser face à l’insuffisance de démonstrations de leur existence et face à la remise en cause des différents clergés. Martucelli assimile cette fin de la croyance à la « démagisation » (ou « désenchantement ») diagnostiquée par Max Weber. Cependant, si la Religion n’est plus un opérateur central de constitution de la Réalité, cela ne veut pas dire qu’elle disparaisse ni même qu’elle abandonne tout rôle fonctionnel. En effet, elle sera au cœur de l’émergence du nouveau régime de Réalité qu’est le « Régime Politique de Réalité ». En effet, ce nouveau Régime de Réalité va d’abord s’instituer autour du Roi de droit divin (« Les deux corps du Roi ») et la limite de la Réalité va s’appuyer sur la peur de l’autre, la peur de « la lutte de tous contre tous », lutte qui ne peut être écartée que par le respect d’une hiérarchie naturelle qui se reflète dans l’ordre social (hiérarchie qui tient le rôle des « puissances invisibles » dans le RRR). Dans ce régime, le respect du à autrui découle de la place occupée dans la hiérarchie et, comme attenter à la hiérarchie c’est attenter à la réalité, l’Honneur doit être visible et respecté. Cependant, ce régime va peu à peu changer de fondement, s’éloignant du fondement religieux pour s’appuyer sur un « fondement naturel » (hiérarchies naturelles d’abord puis « Droit Naturel »). Dans le même temps, le Politique n’est plus perçu comme un produit divin mais comme le résultat d’une volonté. Ce Régime Politique va commencer à se déliter avec la montée des revendications égalitaires, le pouvoir va donc passer du Roi au Peuple, et avec l’émergence de l’idée révolutionnaire. Avec cette dernière, le Politique  ne sera plus l’opérateur de la limite du possible et de l’impossible mais, bien au contraire, le lieu de tous les possibles.

Comme la Religion avant lui, le Politique ne disparaitra pas pour autant mais cessera d’être l’opérateur central de la constitution du « Réel ». Le « Régime de Réalité » suivant est fondé sur l’Economie. Pourtant, en suivant Weber par exemple, on aurait parié sur le rôle central de la science. La science a été en effet au cœur de la remise en cause du « Régime Politique de Réalité » mais elle n’a pu lui suppléer comme « cœur » du nouveau régime de réalité pour deux raisons. Premièrement, elle n’a pas su s’imposer institutionnellement mais surtout elle est au fondement de l’extension des possibles et est donc incapable de fixer la limite du possible et de l’impossible, limite indispensable à l’édification sociale de la réalité. C’est donc l’Economie (comme science) qui va jouer ce rôle en empruntant les caractéristiques de la science (Martuccelli montre également que la Sociologie aurait pu été un outsider possible) : objectivité, rupture avec le sensible, primat du déductif, mathématisation du monde,… l’Economie a tout pour être le candidat ayant pour finalité de fixer les bornes de la réalité. Ce nouveau « Régime Economique de Réalité » va s’appuyer sur une peur fondamental, la « peur de la rareté » (donc il distingue les versions « objectives » et « subjectives » correspondant à ce que nous nommons communément « rareté absolue » et « rareté relative »), deux peurs s’alimentant à un même catalyseur, l’argent. Il s’appuie également sur un type spécifique de choc avec la réalité, le « retour de réalité » (incarné par exemple par les crises économiques) ; enfin sur un discours narratif, la « mécanique économique ». Le discours de la « mécanique économique » présente l’économie comme inéluctable et désigne donc la « réalité qui résiste ». Ce discours est fondé sur quatre « chapitres » : l’agrégation la contradiction, l’équilibre et le circuit. L’agrégation qui fait le lien enrte l’initiative individuelle et le devenir collectif autorise le discours enchanté de l’équilibre économique (ou de la Providence chez Smith). Cet équilibre va se placer au cœur du régime de réalité avec Walras puis Debreu-Arrow en usant des habits de la mathématisation et des sciences physiques. Cependant, la puissance de ce discours va moins tenir à ses qualités analytiques qu’à ses caractéristiques performatives qui lui permettront effectivement de créer les limites du réel. Tous les économistes ne retiennent cependant pas (ou pas uniquement) cette hypothèse de l’équilibre et mettent l’accent sur les contradictions du système (Malthus, Ricardo, Marx, Polanyi,…) mais comme ils présentent l’économie comme facteur incontournable du système, ils contribuent (et particulièrement Marx) à positionner l’Economie au cœur du « Régime de Réalité. Chez d’autres encore, prédomine l’idée de circuit (physiocrates, Keynes,…). Martuccelli remarque que Keynes est en mesure de proposer des sorties de ce « Régime de Réalité » par sa conception de la monnaie et sa prise en compte des anticipations mais la version « plomberie » qu’on retiendra par la suite de son approche entérine le Régime « Economique de Réalité» par son caractère mécanique et inéluctable. Pour Martucceli, même les régulationnistes et les conventionnalistes, qui prennent en compte la variété des configurations historiques, ne rompent pas avec cette idée d’une économie « mécanique ». Les « chocs avec la réalité » qui, dans les deux premiers régimes de réalité étaient les transgressions du sacré et les châtiments politiques, sont nommés ici les « retours de réalité ». Il s’agit pour l’essentiel de crises soient collectives soit individuelles (« surendettement »,…). Il n’est pas question de nier l’existence de ces crises mais il convient de  remarquer que l’évidence du réel relève de croyances (la perception de ces retours de réalité s’appuient beaucoup sur la naturalisation du social ») avant de relever de la matérialité des chocs. Il faut ajouter à cela que ce réel connait une certaine « plasticité ». Les démentis du discours dominant sont nombreux (le discours économique créé des limites dont on ne voit pas nécessairement l’effectivité - taux maximum d’endettement public ou taux maximum d’imposition par exemple) mais « les limites structurelles n’existent que lorsqu’elles sont culturellement élaborées et politiquement instrumentalisées » (Martuccelli page 293). L’écart ente les faits historiques et ce qui est prédit par la réalité est compensé d’une part par la mathématisation des raisonnements dans l’édification des lois générales et d’autre part par une narration particulière pour justifier les déviations conjoncturelles par rapport au modèle. Le « Régime Economique de Réalité » s’appuie donc sur le triptyque « peur de la rareté » - « métaphore de la mécanique comme réalité indépassable » - « retours de la réalité » comme justification du discours. Le krach de 1929 apparait à ce titre comme un récit fondateur des « retours de réalité ». Paradoxalement, selon Martuccelli, les règles fixes imposées du type « règle d’or », en remettant en cause la mécanique économique, marquent le retour du réencastrement dans le politique. Pour Martuccelli cela peut signer la sortie du « Régime Economique de Réalité »

Il envisage donc la survenue d’un nouveau Régime de Réalité mais ne le pose que comme hypothèse de travail. Le nouveau Régime de Réalité à venir pourrait bien être le « Régime Ecologique de Réalité » porté par la grande peur écologique. Celle ci s’arcboute à la fois sur l’idée de la catastrophe et sur le concept de « seuil » (emprunté à Ivan Illich), seuil au delà duquel les évolutions et les outils, de productifs deviennent contre productifs. Dans ce régime de réalité, l’opposition nature-culture qui s’est développée dans le régime précédent, tend à s’estomper. Les sciences sur lesquelles ce régime s’appuie ne sont plus déterministes, probabilistes et prédictibles mais mettent en avant la complexité, l’incertitude et le hasard (qui explique que la peur produite dans le cadre de ce régime de réalité est produite par l’ignorance mais aussi par la connaissance). De fait l’épistémologie propre à l’écologie se trouve en opposition avec l’épistémologie économique pour la définition de la réalité. On peut alors supposer que l’attachement des économistes mainstream à une vision mécanique et prédictible du réel s’expliquerait par une volonté de conserver à la science économique sa place centrale dans le régime de réalité.

COMMENTAIRE

Le propos de ce livre est ambitieux et n’est pas sans rappeler les grandes fresques historiques que la sociologie produisait à foison par le passé. On ne peut, par exemple, s’empêcher de penser à Auguste Comte et à sa succession « d’états » (théologique, métaphysique, positif) mais avec des différences de taille. Martuccelli se contente de décrire un état du passé et ne prétend pas dégager une quelconque évolution de l’Histoire. De plus, il n’y a pas trace d’historo-centrisme comme chez Comte où l’émergence de l’état positif correspondrait à une sortie des pénombres qui ont marqué l’humanité. Ici, Martuccelli prend chaque étape pour ce qu’elle est, une construction collective  de la réalité. Il est difficile de dire s’il envisage avec justesse l’arrivée d’un « Régime Ecologique de Réalité » mais sa thèse selon laquelle nous serions en train de sortir d’un « Régime Economique de Réalité » est plutôt suggestive. Le développement de thèses alternatives au mainstream, mettant en avant l’incertitude radicale, les problèmes de traitement cognitif du réel et empruntant aux auteurs non économistes (Simmel, Girard,…), ce développement associé à la résistance étonnante de l’économie mainstream et au retour des « idées zombies » iraient bien dans le sens de cette thèse.

Un dernier avertissement : le premier chapitre dans lequel l’auteur adopte une écriture amphigourique est assez pénible à lire (malgré les références bien venues à Don Quichotte) mais la suite du livre est beaucoup plus abordable.

 

 

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