Les mondes rêvés de Georges

LES MONDES RÊVÉS DE GEORGES

« Fabrications identitaires et alternatives à la domination »

Patrick Bruneteaux – Presses Universitaires de Rennes – 2016

Ce livre est issu d’une enquête faite par Patrick Bruneteaux, chercheur au CNRS, auprès d’un seul enquêté, Georges, mais sur une durée longue de plus de dix ans (l’enquête ayant commencé en 2001 alors que Georges avait 54 ans). Le chercheur ajoute à cela quelques données (en fin de livre) issues de diverses enquêtes précédentes. Il s’agit donc d’un « récit de vie » (Bruneteaux parle aussi d’’ethnobiographie) fait essentiellement d’entretiens avec Georges dans les trois villes qu’il a principalement fréquentés : Mende sa ville natale, Paris et Tours (Georges a également vécu dans une ville portuaire non citée). L’auteur ne reprend pas tels quels les récits de Georges qui peuvent être affectés par des rationalisations a posteriori, des défauts liés à la mémoire voire par de pure fictions et vantardises mais il prend soin de les recouper au cours du temps et, quand c’est possible, de recouper avec les témoignages des autres membres de sa famille.

Biographie

Georges, de milieu ouvrier (père ouvrier mécanicien diéséliste, une qualification rare), est le dernier d’une « adelphité » (ou « fratrie ») de trois garçons et deux filles qui sont tous restés ouvriers à l’exception d’une des deux sœurs qui a rejoint la petite bourgeoise commerçante à la suite d’un mariage. Georges a perdu ses deux parents, sa mère à l’âge de 8 ans et son père lorsqu’il avait 16 ans, ce qui est la cause de la migration des frères et sœurs vers Paris (qui s’inscrit dans une « tradition » de  migration lozérienne vers la capitale). Cela a également impliqué une importance accrue de la fratrie pour Georges, le frère ainé endossant le rôle de père (mais de manière répressive telle que Georges le craint) et Georges nouant une relation forte avec son autre frère, plus proche de lui en âge.

Vie mosaïque

Georges, contrairement à ses frères, ne s’est pas intégré à un monde stable (salariat stable, mariage, logement,…) mais a traversé une diversité impressionnante de mondes, ce qui fait le cœur de l’enquête de Patrick Bruneteaux. Professionnellement il a été ouvrier qualifié, ouvrier intérimaire, agent de maitrise, conducteur d’engin, ramoneur, chômeur, biffin (ou chineur), un peu voleur  mais a également été permanent d’un CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), a promu un centre post-cure (alcool) et a obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur. Selon Bruneteaux il aurait travaillé en tout dans une quarantaine d’entreprises.

Politiquement impliqué par sa socialisation familiale il a été cadre CGT, militant communiste, candidats des Verts pour des municipales à Paris

            Il a vécu aussi bien dans des squats que dans des centres sociaux , des foyers, des CHU mais aussi des appartements et une maison (dont il était propriétaire) et a été prisonnier. Il a été locataire, propriétaire, squatter ou à la rue. A la rue, il a expérimenté à peu près toutes les possibilités pour dormir : à même le trottoir, sur des bouches de chaleur, dans des voitures abandonnées, sous les ponts , dans des terrains vagues, dans des renfoncements d’immeuble, dans le métro, etc…

 Il s’est marié trois fois mais a vécu également sous le principe d’amant-maitresse, multipartenaires, a connu des périodes de célibat, ...

Il n’y a apparemment aucune logique dans la succession de ces statuts intégrant même des « allers-retours » et les passages d’un statut à un autre peuvent être contraints ou choisis, calculés ou le fait du hasard ou des circonstances.

On n’y trouve pas vraiment une logique de « descente sociale » ou de « promotion sociale ». Bruneteaux refuse donc d’utiliser la notion de « trajectoire » qui présente un mouvement uniforme ainsi que la notion de disqualification et utilise peu l’idée de « désaffiliation ». Il préfère les concepts « d’espace des possibilités » et de « bifurcations »  et cherche à mettre en évidence la façon dont Georges va s’appuyer sur ses divers « habitus » (ou socialisations) issus de son enfance, de ses diverses expériences professionnelles ou de la rue afin au cours de ces changements. Il greffe d’autres concepts centraux comme ceux « d’épreuve » et de « rupture » que constituent par exemple le décès de ses parents, le départ à l’armée de son frère préféré (ce qui aura sur Georges l’effet d’un deuil), un accident de voiture, la perte de la garde d’un enfant la mort d’un copain ou l’exclusion d’un CHU. A cela Bruneteaux ajoute l’idée « d’usure » plus difficilement objectivable : l’usure psychique liée à l’affaiblissement des cadres sociaux et l’usure physique (due à l’âge et, dans son cas, liée essentiellement à la rue).

D’un point de vue théorique il essaie d’articuler les théories de la domination (Bourdieu, Foucault) et les analyses stratégiques et veut se situer dans la lignée des travaux d’Howard Becker.

Mai 68, point de bifurcation majeur.

Parmi de nombreux moments de rupture Mai 68 a constitué un point de bifurcation privilégié (NB : il est intéressant de comparer avec ce qu’il a constitué pour Norbert Alter : Sans place ni classe - L'improbable histoire du garçon venu de nulle part ). Mai 68 va être un moment de rupture et de découverte d’un monde nouveau.  Rupture car  ’est probablement juste avant les évènements que Georges et son frère quittent l’usine Citroën dans laquelle ils étaient employés et perdent leur logement ce qui fait  que Georges doit recourir aux centres d’hébergement; de plus, durant Mai 68 les deux frères se séparent,  ce que Georges vit comme un deuil ; il y a donc une triple rupture : sur le plan professionnel (sortie de l’usine et du monde ouvrier), domiciliaire et relationnelle (perte de son frère et de ses bases lozériennes). Mais c’est Mai 68 lui permet également de découvrir le monde étudiant et de côtoyer (selon ses dires) ses dirigeants dont Cohn-Bendit. Après Mai 68 sa vie prendra un caractère double entre l’errance et la vie festive d’un côté, la dissolution de ses repères professionnels et familiaux de l’autre.

La rue

Georges alterne les périodes de vie dans les centres, en appartement voire maison, etc… la rue n’occupe donc pas toute sa vie mais en constitue un des moments essentiels. Georges n’est pas seul dans la rue mais au contraire très entouré, d’une part de par sa sociabilité mais aussi parce que sa faible constitution le pousse à chercher la protection des caïds. L’auteur consacre quelques pages à décrire les conditions de vie dans la rue les plus problématiques (comme faire ses besoins) mais aussi la situation très difficile des femmes.

L’alcool

L’alcool a une double face : il peut être synonyme de déchéance sociale ou d’addiction et relever d’une vision médico-sociale. Mais il peut être également un élément de sociabilité lié à des valeurs de virilité et d’estime de soi. Georges va découvrir l’alcool vers l’âge de 16-17 ans après une première séparation avec son frère et il sera par la suite au cœur de sa vie où Georges alterne les moments de consommation effrénée et les moments d’arrêt total (à plusieurs reprises). Il ne boit pas seul mais avec des compagnons de colocation ou de rue ce qui rend l’arrêt difficile puisque c’est aussi synonyme  de rupture avec ses pairs. Mais l’alcoolisation à outrance a également été la cause principale de ses ruptures conjugales. L’alcool va être paradoxalement un élément central de sa reconstruction car, passant du consommateur effréné  l’abstinent héroïque (ce que peu de SDF arrivent à faire) il va se fabriquer une image « héroïque » et la doubler d’une figure d’expert en alcoologie. Expertise qu’il certifiera grâce à l’obtention d’un diplôme universitaire  sur les conseils d’une relation (médecin) et grâce à un « contrat formation » obtenu chez SKF. C’est alors qu’il envisage de lancer un centre post-cure en à destination des SDF, ce qui fait de lui à la fois un soutien des plus faibles et un « expert en alcoologie » (expert en grande partie auto proclamé). L’l’instrumentalisation de l’alcool (passé d’alcoolique, abstinent,…) devient donc le support d’une nouvelle identité.

La sexualité et la conjugalité

Sa vie amoureuse et sexuelle a été aussi complexe que ses autres vies. Dragueur invétéré, vantard et cherchant à prouver sa virilité en toute occasion selon l’auteur, il aura passé par tous les statuts possibles du mariage au célibat total en passant par l’amour –copain ou le poly amour. Durant ses épisodes de vie à la rue, il y aura une coexistence de pratiques sexuelles à éclipses et d’un comportement quasi-prédateur où la frontière entre le consentement, la prostitution et le viol n’est semble-t-il pas toujours perçue (NB : l’auteur consacre quelques paragraphes à la situation des femmes dans la rue). En revanche lors de son troisième mariage il arrête de boire, acquiert une maison, progression professionnellement et aspire à avoir une vie stable. Mais les ruptures successives sont en général dues à l’alcool et à ses infidélités.

Sans véritable surprise il ya homologie entre ses différentes vies : mariage/ salariat stable / propriété. Les périodes d’intérim coexistent avec des relations amoureuses moins stables et la vie dans la rue…

Les rêves sociaux

L’auteur récuse l’idée d’une rupture entre le salariat ou le prolétariat et le monde des exclus. Il travaille sur les possibilités de passage d’un monde à un autre et sur la réactivation des divers habitus. Le chapitre IV du livre est consacré au cœur de la démonstration de l’auteur. Manifestement ce qui l’intéresse le plus, c’est la façon dont les déshérités et Georges en particulier rêvent et parent de leur vie. L’onirisme et le narratif deviennent alors essentiels. Bruneteaux distingue les rêves éveillés des sous prolétaires et SDF des éventuels délires pathologiques qui existent mais ne sont pas dominants. Cependant les rêves des exclus constituent une version exacerbée des rêves des prolétaires et ont d’une charge émotionnelle beaucoup plus importante.

Ces rêves veillés qui s’incarnent dans les discours de Georges peuvent dire renvoyer à des devenirs relativement probables (rêve de promotion, d’obtention d’un emploi, d’acquisition de biens, de voyages,…) ou à l’inverse relever de l’improbable ou de l’impossible  ( gagner au loto,…), ces derniers rêves étant d’autant plus présents qu’il ya disjonction entre les fantasmes et la réalité. Les rêves peuvent également être rétrospectifs (reconstruction du passé,  rationalisations a posteriori permettant de maintenir une estime de soi) ou anticipateurs (rêves de projet à venir qui relèvent plutôt de la stratégie). Les rêves de « retour à la normale » sont assez peu fréquents selon l’auteur à l’inverse des rêves héroïques où l’individu se met en scène  soit directement (Georges prétend avoir fait partie des fondateurs du journal Libération) soit indirectement, « par procuration », quand l’individu déclare avoir côtoyé des personnes héroïques ou célèbres : ainsi Georges aurait bien connu Dany Cohn-Bendit (L’auteur fait cependant remarquer que souvent l’individu n’a pas connu directement des personnes célèbres mais a un proche, ami ou de la famille, qui a connu cette personne célèbre ; procédé classique pour protéger la véracité du discours qu’on retrouve dans l’Adua –Ami d’Un Ami – propre aux rumeurs).  Face à l’angoisse de mort dans des sociétés sécularises et à l’angoisse de ne rien laisser derrière soi ces rêves ont pour moteur le désir d’immortalité des individus.

Pour l’auteur, ces rêves sont à relier à ceux des membres des classes populaires, et il consacre tout son livre à récuser l’idée d’une coupure entre exclus et classes populaires. Ces rêves sont à inscrire dans des stratégies de défense face  à la violence des Institutions et dans les pratiques de résistances et de luttes qui vont du rêve de gagner au loto jusqu’aux émeutes.

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