ÉCONOMIE POUR LE XXIème SIÈCLE

ÉCONOMIE POUR LE XXIème SIÈCLE

Manuel des transitions justes

Éloi LAURENT

2023- La Découverte

Selon de nombreux auteurs, nous entrons dans l’âge de l’Anthropocène, époque qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre. (Eloi Laurent signale l’usage possible de deux autres termes, capitalocène et « Pibocène »). En effet, alors qu’en 1700 5% des terres de la biosphère étaient occupées par des activités humaines intensives et que 50% étaient sauvages, en 2000 les proportions se sont inversées : 55% des terres de la biosphère étaient occupées par des activités humaines intensives (dont 35% par la culture et le pâturage) et 25% étaient sauvages. La main mise de l’humanité sur la biosphère s’accompagne de dégradations croissantes de l’environnement qui s’accélèrent depuis les années 1950. En effet, si on regarde le niveau des GES (gaz à effets de serre), l’acidification des océans, les déforestations ou l’état de la biodiversité, … on constate que les humains sont responsables de l’altération de 75% de la surface de la planète et de la disparition de 80% de tous les mammifères, de l’effondrement des populations d ‘insectes et d’oiseaux. 80% des catastrophes les plus meurtrières et coûteuses depuis 1900 ont eu lieu après 1999. Parallèlement les contributions de la nature au bien être humain sont en déclin depuis 1970 pour 14 de 18 catégories étudiées : contributions matérielles (nourriture, énergie, ;.), immatérielles (spiritualité, autre,…) fonctionnelles (régulation de la pollution, cycle de l’eau,…)

            Cette pression sur les ressources terrestres est ancienne mais elle s’accélère aux 19è et 20 è siècles et surtout depuis 1950. L’empreinte matières calculée par l’auteur (consommations de matières  directement utilisées + importations-Exportations + matières utilisées hors des frontières pour produire et transporter les matières importées) a été évaluée à 1tonne/habitant/an dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs pour passer à 3- 6 tonnes/ hab/an dans les Sociétés agraires et représenter entre 15 à 25 tonnes / hab/an pour les sociétés industrielles. Cette pression s’est accrue par la suite et alors qu’entre 1970 et 2010 c’était la croissance démographique qui était la principale cause de dégâts environnementaux, c’est la croissance du PIB joue ce rôle moteur depuis 2010

Crises écologiques et crises sociales

A cette crise environnementale, il faut ajouter une ou des crises sociales. En effet, crise écologique et inégalités s’auto entretiennent et se renforcent.

            La sensibilité et la vulnérabilité aux crises écologiques diffèrent selon le statut socio économique. Elles peuvent dépendre de l’âge (à l’exemple de la situation des plus âgés durant la canicule de 2003), des distinctions socio spatiales (proximité des lieux d’émanation de produits toxiques par exemple), inégalités entre générations, …. Et les inégalités peuvent être renforcées par l’accès différentiel aux moyens de protection ou à cause des effets différenciés des politiques mises en place. De plus, si les plus pauvres sont plus souvent les victimes des dégâts environnementaux les plus riches en sont plus souvent à la source par des pratiques « écologiquement irresponsables» : pratiques de consommation anti écologiques, transferts des dégâts sur les territoires les plus pauvres… De plus les capacités de mobilisation des plus pauvres sont amoindries. Eloi Laurent distingue donc trois formes d’inégalités environnementales : 1) inégalités d’exposition, de sensibilité et d’accès aux moyens, 2) inégalités distributrices des politiques environnementales (effet socialement inégal des politiques environnementales) 3) inégalités dans la participation aux politiques publiques environnementales (ex : absence de consultation de certains groupes). De ces inégalités environnementales face aux crises écologiques découle la notion « d’injustice environnementale» : « situation dans laquelle le bien-être et les capacités d’une population particulière sont affectées  de manière disproportionnée par ses conditions environnementales d’existence » (p101). Dans l’autre sens, les inégalités sociales nourrissent les crises écologiques notamment par les pratiques de consommation ostentatoire (Veblen) qui s’étendent aux populations les plus pauvres.

            Crises écologiques et crises sociales sont donc inextricablement liées et il faut les penser conjointement pour réussir ce que l’auteur nomme une « transition juste », transition qui doit commencer par les plus riches et les plus puissants.

Penser autrement

L’analyse économique doit donc pouvoir s’attaquer à ces nouveaux défis et, pour cela, se transformer. Contrairement à ce qu’on croit parfois la discipline économique a pris en compte la question de  l’environnement dès ses origines ; On peut songer à l’importance de la terre chez les physiocrates, à la question centrale des rendements de l’agriculture chez David Ricardo, aux considérations sur l’état stationnaire chez John Stuart Mill et chez Pigou qui avait mis la question de l’injustice au cœur de l’économie et développé l’économie des externalités (à la base du principe « pollueur-payeur »). Il y a eu des propos « précurseurs » de l’oubli de l’environnement chez Jean Baptiste Say (pour qui les ressources naturelles étaient inépuisables parce qu’elles n’avaient pas de prix : « Les richesses naturelles sont inépuisables car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni épuisées ni multipliées, elles ne font pas l’objet des sciences économiques.»  Cours complet d’économie politique pratique - 1840) mais l’oubli de la dimension environnementale se fait surtout au cours du 20ème siècle. Selon Eloi Laurent trois dates marque le tournant vers l’oubli de l’environnement : 1877 quand Dunbar devient président de l’American Economic Association et discrédite l’économie politique. Entre 1920 et 1930 quand les idées d’équilibre général, d’optimum et de « théorie du bien-être » commencent à s’imposer (la modélisation va s’imposer et réaliser la coupure de la réflexion économique avec la philosophie, l’éthique et la justice). Le plus parlant est l’absence de référence au facteur « terre » dans les fonctions de production. Puis cet oubli va se renforce avec les perspectives macroéconomiques qui s’imposent dans les années 1930 et avec « l’invention du PIB » par Kuznets (1934) et paradoxalement par la sous estimation du long terme et la valorisation du court terme chez Keynes (avec le fameux « A long terme, nous serons tous morts »). Par la suite, on en arrive à une quasi caricature avec l’obtention du prix Nobel par Nordhaus qui préconise un « optimum » occasionnant une augmentation de 3,5 degrés de la température moyenne. Parallèlement, s’impose entre les années 1930 et les années 2000 le  « triptyque du progrès social » : croissance, politique macroéconomique, plein emploi.

Donc au 20è siècle, l’économie ignore et domine la question de l’environnement aussi bien comme activité humaine que comme système de pensée et fait courir un risque mortel à l’humanité. Mais selon l’auteur, l’économie du 21ème siècle a commencé en Avril 2020 avec l’épidémie du covid et les confinements.

           

Une prise en compte tardive

La prise en compte de la question de l’environnement s’est toutefois faite au 20ème siècle même si elle est restée marginale. On peut bien entendu citer le rapport Meadows de 1972 (ou « rapport du club de Rome »). L’auteur cite également les approches marxistes, l’écologie féministe, l’approche des communautés indigènes, l’approche par les capacités, la justice environnementale,… et il distingue trois courants d’analyse de sortie de la croissance : La décroissance (Georgescu-Roegen), « l’économie du donut » (qui recherche un équilibre entre les exigences sociales et les limites environnementales, un plancher social et un plafond environnemental) et l’économie du bien-être (approche qu’il défend) qui analyse les interdépendances continuelles entre systèmes sociaux et systèmes écologiques. L’analyse économique du 21è siècle doit donc retrouver sa place entre les logiques sociales et les logiques environnementales doit entre encastrée dans la biophysique en amont (avec l’économie écologique comme discipline frontière : étude du flux des matières, déchets, énergie, biodiversité, écosystèmes) et la justice sociale en aval (avec l’économie politique comme frontière).

Le grand défi actuel est donc de pouvoir procéder à  des transitions écologiques mais qui soient socialement justes. Cela implique donc de développer uen pensée qui tienne compte à la fois de l’économie, de l’écologie et de la pensée sociale

Les diverses transitions justes

La première partie du livre était consacrée à la présentation des méthodes et concepts de « l’économie écologique ». Dans la deuxième partie Eloi Laurent présente six exemples de transitions justes: transitions vers la fin des énergies fossiles, vers la préservation du monde vivant, vers une économie sobre, vers la coopération et le bien être, vers la pleine santé et vers des villes vivables.

            Vers la fin des énergies fossiles        

Le premier constat à faire est que par le passé les transitions ne se sont pas faites par remplacement d’une énergie par une autre mais par superposition des énergies nouvelles aux énergies anciennes. Donc, même si on constate une augmentation de la part du nucléaire, du gaz et des énergies renouvelables, la composition de notre approvisionnement en énergies a assez peu changé. Cependant  il faut aujourd’hui sortir des énergies fossiles. La démarche traditionnelle en économie pousserait à adopter des démarches en termes d’analyse « cout – bénéfice ». L’auteur invite à s’en méfier d’une part parce que celles-ci peuvent amener à une augmentation des inégalités et/ou être contreproductive (à l’exemple des propositions de déversement des déchets toxiques dans les pays à bas salaires) ; d’autre part parce qu’il faudrait effectuer un calcul sur long terme et que le choix du « taux d’actualisation social » peut modifier fortement les résultats de l’analyse. Il faut avant tout réduire l’intensité énergétique de la croissance et l’intensité carbonique de l’énergie (car jusqu’à présent la baisse de l’intensité de consommation d’énergie a été compensée par une augmentation du PIB) et réduire les émissions de GES pour stabiliser le réchauffement à 1,5 degré au dessus de la période pré industrielle. Dans ces conditions l’outil réglementaire est inévitable (taxer le patrimoine et le revenu ainsi que la consommation de Co2, réduire les subventions aux énergies fossiles).  Mais il faut d’abord que ces mesures soient acceptées. Le soutien aux politiques climatiques dépende de trois facteurs : l’efficacité perçue des politiques en matière de baisse des émissions, les effets redistributifs perçus par les ménages à faible revenu, enfin les gains et pertes des ménages. L’auteur envisage de  redistribuer 25% de la taxe carbone aux ménages les plus pauvres.

D’autres solutions envisagées passent par l’innovation (et notamment le numérique) ou une croissance plus verte. Eloi Laurent invite à prendre ces solutions avec prudence en raison d’une illusion de la dématérialisation liée au numérique : en réalité la transition numérique rend le travail plus efficace au prix d’une consommation accrue d’énergie et de ressources naturelles. Ensuite parce qu’il faut toujours craindre un « effet rebond » après une amélioration de la productivité, ce d’autant plus qu’une répartition inégale des gains de productivité peut entrainer une augmentation des dépenses les moins écologiques des plus riches. Par ailleurs, la logique de la croissance verte (exemple du « Pacte vert pour l’Europe » de 2019) suppose l’existence d’un découplage entre la croissance du PIB et ses dégâts environnementaux (découplage absolu si le PIB augmente sans augmentation de la consommation de ressources, découplage relatif si la consommation de ressources augmente moins vite que le PIB), découplage qui n’est jamais assuré. De toute façon, cela ne suffira pas.

Vers une société plus sobre

Il apparait donc clairement qu’il faut toucher aux modes de vie et de consommation donc favoriser le développement de formes plus sobres de sociétés.

Il faut « éviter » (inciter à moins consommer »), « améliorer » et « remplacer » (consommer autrement). Cette sobriété doit se faire à plusieurs niveaux : réorganiser nos activités et l’espace pour être moins énergivore : réduire la taille et le poids des équipements, modérer l’utilisation des équipements et développer la  logique de mutualisation de la consommation. Cependant les mesures ne peuvent pas toucher indifféremment les individus indépendamment de leurs niveaux de revenus. Il faut donc trouver un équilibre entre la surconsommation des plus riches et la consommation des plus pauvres pour améliorer l’utilité collective Objectif possible puisque selon l’auteur accéder à un niveau de vie décent pour l’ensemble de la population mondiale requiert moins de 75% de la consommation d’énergie actuelle (mais cette perspective est théoriquement impossible dans le cadre des théories traditionnelles puisqu’elles s’interdisent les comparaisons interpersonnelles d’utilité). La croissance doit donc se faire en faveur d’un Bien-être collectif ce qui suppose des investissements dans l’éducation et la santé et de mettre en place des protections collectives en faveur des plus pauvres.  Il y a donc un triple défi : réduire l’intensité carbone des consommations, réduire les inégalités et surtout réduire la consommation (et donc redéfinir le concept de richesse).

Vers une préservation du vivant

Une autre difficulté est que la crise climatique, et nombre de crises écologiques, a un caractère de bien collectif pur (ou de bien commun) et a une dimension internationale. Le caractère mondial de la crise écologique impose de définir des principes de justice et de se mettre d’accord sur les critères (budget carbone, financements,…) s’appliquant aux diverses régions. D’autre part, depuis Harding on considère que la gestion d’un bien commun n’a que deux issues possibles, la privatisation ou la nationalisation. Mais il s’agit là encore d’une modélisation développée sous des hypothèses restrictives (maximisation d’un intérêt individuel à court terme, absence de communication entre les individus,…). Heureusement les travaux d’Elinor Ostrom ont montré qu’une gestion faite par la coopération des groupes locaux peut être efficace. Corollaire : la biodiversité est mieux protégée si la gestion des communs est le fait d’autochtones et non de pouvoirs extérieurs. On retrouve ici l’importance de la relation entre logiques écologiques et coopérations sociales (ce que l’analyse néo-classique ne permet pas d’appréhender). Concrètement, cela veut dire aussi qu’il serait souhaitable que les décisions passent aussi par des forums citoyens.

            Le cas de l’agriculture constitue un exemple emblématique des problèmes liés à la transition. Le système agricole intensif est devenu contre productif (produits toxiques et santé, disparition des abeilles et des oiseaux, baisse de la biodiversité, appauvrissement des sols, menaces sur la sécurité alimentaire,…) et l’auteur propose comme voies de sorties le développement d’une modification des habitudes alimentaires (baisse de 50% de la consommation de viande rouge et de sucre et doublement de la consommation de fruits et de légumineuses), d’une régionalisation de la production (souveraineté alimentaire) et de l’essor du rôle des coopératives et de la production familiale.

Vers un état de « pleine santé »

La question de la santé est au cœur d’un précédent ouvrage de l’auteur (et si la santé menait le monde ? »). Ici il aborde la question de la transition vers « la pleine santé » qu’il définit comme un « état continu de bien être physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». La reconnaissance des dégâts de la production sur la santé existe dès les débuts de la Révolution Industrielle mais l’humanité a connu un  changement d’échelle à partir de 1950 les épisodes de canicule de 2003 et de Covid de 2020 constituent des marqueurs essentiels). Au niveau mondial les facteurs environnementaux sont responsables de 23% des décès et de 24% de la morbidité. La pollution de l’air a été fortement réduite dans le dernier quart du 20ème siècle mais elle reste le principal risque environnemental pour la santé en Europe. Les particules fines sont responsables de 48000 décès précoces en France (même niveau que les décès dus à l’alcool). La crise du covid a mis en lumière que l’état de santé de la population française n’est bon qu’en apparence (ce qui explique le niveau élevé des dépenses de santé). La vulnérabilité de la France aux effets de la chaleur Sur la santé est une des plus élevées au monde.Il apparait donc que la santé humaine est liée à la santé des écosystèmes et de la biodiversité. La question de la « pleine santé » consiste  donc à relier la santé humaine à la santé animale, végétale et environnementale.

Vers des villes vivables

            Avec la croissance urbaine et l’essor de mégapoles le fait urbain occupe une place centrale : Plus de 50% de la population mondiale vit dans des villes de plus de 500 000 habitants et l’essor de la population urbaine dans les trente ans à venir sera dû pour 90% à l’urbanisation en Asie et en Afrique. Aujourd’hui Les villes n’occupent que 5% de la surface de la planète mais 60% du total de la consommation intérieure de matières dans le monde, 66% de l’énergie consommée et 75% des émissions de Co2. La soutenabilité environnementale est donc avant tout un fait urbain. L’organisation des villes doit donc être étudiée sous les aspects à la fois géographique, économique, sociologique et écologique : repenser l’organisation spatiale, la mobilité, les manières de bâtir, favoriser les comportements durables dans l’objectif d’assurer justice spatiale et justice territoriale.

Rêver les transitions justes

Les crises écologiques que nous connaissons aujourd’hui sont inédites. Il est donc nécessaire de pouvoir les « penser ».Cela veut dire également développer des récits qui favorisent l’action. Le premier récit est fataliste (« il n’y a plus rien à faire). Les trois suivants sont inopérants ou contre productifs : le récit technologique qui voit le salut par l’innovation (ou par l’abandon des innovations destructrices), le récit économiste (sauvés par les mécanismes de marché) et le récit « individualiste » (le salut par les petits gestes effectués par chacun). Eloi Laurent propose de développer le récit mettant en avant l’interdépendance « économie/écologie/coopération ». Cela veut dire d’abord être capables d’entrecroiser culture économique et culture écologique.

Commentaires

Il s’agit d’un manuel qui doit inciter à penser l’économie autrement, en la reliant aux questions sociales et surtout écologiques ce qui suppose de dépasser la frontière entre économie et Sciences de la Vie (et de manière plus générale entre sciences sociales et sciences appelées « dures »). L’innovation et la technique ne suffiront pas. Les régulations par le marché non plus. Il faut aussi modifier l’organisation de la société et en finir avec une croissance et une « conommation « sans fin » ce qui suppose de requestionner l’idée de richesse et de bien –être (et réhabiliter Thorstein Veblen).

Mais il manque une analyse en lien avec les transitions justes sur la question de la finance et e la nature de la monnaie.

Ajouter un commentaire