LE DANGER SOCIOLOGIQUE
LE DANGER SOCIOLOGIQUE
Gerald BRONNER – Etienne GEHIN
P.U.F. - 2017
Pour les auteurs, Gerald Bronner et Etienne Gehin, le risque est gros de voir la sociologie, sinon disparaitre, du moins occuper une place de plus en plus marginale sur la scène scientifique (avec notamment la concurrence des physiciens et des mathématiciens dans l’exploitation de nouveaux champs de recherche ouverts par internet)
Ce déclin serait à mettre au compte d’un certain nombre de causes :
+ D’une part le contrôle scientifique des apports sociologiques n’est pas toujours très efficace. En témoignent les affaires Sokal, Tremblay ou Tessier (rappelons rapidement que les affaires Sokal et Tremblay sont deux canulars où on réussit à faire publier des articles de pseudo sociologie n’ayant ni sens ni intérêt. L’affaire Tessier concerne une célèbre astrologue qui a obtenu un doctorat de sociologie avec un travail indigent défendant l’intérêt de l’astrologie. Il faut toutefois noter que ces dérives sont- pour les affaires Tremblay et Tessier- le fait d’une personnalité controversée et que ces dérives n’épargnent pas les sciences dites « dures », en témoigne l’affaire des thèses des frères Bogdanoff).
+ Les auteurs s’inquiètent également de ce que des auteurs en place (aux apports non contestés) puissent parfois commettre des écrits non scientifiques sous le sceau de la sociologie, et de citer un texte d’Edgar Morin paru dans le quatrième tome de « La méthode ».
+ Ils condamnent également l’action de certains sociologues qui feraient passer leurs convictions et leur militantisme avant le travail scientifique (prenant Geofffroy de Lagasnerie comme cas emblématique).
+ Mais leur « cible » principale est la sociologie déterministe, grosse, selon eux, de risques de dérives non scientifiques.
Leur ouvrage se décompose en trois parties.
Dans la première partie, les auteurs posent la question de l’efficacité de la sociologie déterministe qui prend racine dans la sociologie durkheimienne. Dans la deuxième partie, ils mettent en avant les mérites de la « sociologie analytique », dans la filiation de Max Weber et de Raymond Boudon. Enfin, dans la troisième partie, les auteurs revendiquent pour la sociologie de s’ouvrir sur les sciences dites « dures » et notamment sur les sciences cognitives. Sur bien de leurs remarques, les auteurs touchent juste et on leur sera gré de s’attacher à la critique de textes spécifiques et non à « démolir » l‘intégralité d’une œuvre (ainsi page 7, ils critiquent un texte particulier d’Edgar Morin tout en reconnaissant la qualité de ses apports en général pour la sociologie). Cependant, je suis loin de les suivre sur tous les points.
Déterminisme durkheimien et nominalisme
Dans le premier chapitre, consacré à Durkheim, il remettent en cause le principe durkheimien de base selon lequel « tout fait social doit être expliqué par un autre fait social » qui est un préalable à la causalité et au déterminisme. Ils rappellent d’abord que ce principe a probablement été mis en avant pour assurer la « clôture » d’une discipline naissante et lui éviter d’être absorbée par la biologie ou la psychologie. A contrario, on doit pouvoir, aujourd’hui, accepter son ouverture vers ces disciplines.
Par ailleurs, ils cherchent à démontrer que Durkheim n’a pas suivi son principe jusqu’au bout et qu’il a du recourir à des explications psychologiques. La critique n’est pas nouvelle et on a pu utiliser par exemple certain passages des « formes élémentaires de la vie religieuse » évoquant des effervescences d’ordre psychologique. Cependant, il me semble que la critique établie par les auteurs ne tient pas. En effet, ils considèrent que, la déviance analysée par Durkheim impliquant un relâchement de la contrainte institutionnelle sur l’individu, celui-ci n’a pu mener ses principes déterministes jusqu’à leur terme. Or, si on se réfère à la «La Division de Travail Social », Durkheim indique que l’essor de l’individualisme (corollaire de la déviance) est le résultat d’une « densité morale » croissante laquelle implique une différenciation des individus (Durkheim réutilise d’ailleurs de manière explicite une vulgate darwinienne habituelle à son époque). Il n’abandonne donc pas le principe de l’explication d’un fait social par un autre fait social; Durkheim, retenant les principes de déterminisme et de causalité, opte pour la vision positiviste de l’unité des sciences, la sociologie devant alors adopter les mêmes démarches que les sciences dures (mais lesquelles ? Je suis toujours surpris par la facilité avec laquelle nous pouvons mettre les sciences de la vie et la physique dans la même catégorie). Bronner et Gehin optent plutôt pour la thèse des « deux sciences ». Dans la lignée de Weber, ils considèrent que les sciences sociales impliquant des êtres pensants et réflexifs, impose l’adoption d’une démarche compréhensive. Dans le cadre de la sociologie analytique (qui ne semble pas différente de l’individualisme méthodologique ou de l’actionnisme de Raymond Boudon) on ne saisit un fait social qu’en passant par les motivations des individus. Cette approche est donc d’abord nominaliste et suppose qu’on n’ait pas recours à des «abstractions » telles que l’Etat ou les classes sociales (abstractions acceptables tant qu’on les conserve comme concepts et qu’on ne les considère pas comme des faits réels).
Les auteurs récusent l’accusation de « psychologisme » qu’on a pu adresser à la démarche compréhensive. La psychologie qu’ils utilisent est une « psychologie de convention » (en reprenant la terminologie de Simmel) où on ne retient que les motivations les plus communes et les plus évidentes, l’objectif étant ici de comprendre un phénomène social à partir des effets d’agrégation des comportements individuels (paniques boursières, prédictions créatrices,…). Logiquement, les auteurs remettent ensuite en cause les approches déterministes et notamment celles qu’ils qualifient « d’hyperculturalistes » (Boas, Mead, Benedict, Kardiner, Linton,…) qui feraient de l’individu un « automate social » répondant mécaniquement à l’imposition des valeurs, des rôles et des normes collectives. Ils insistent sur les possibilités d’écarts aux valeurs, d’attentes de rôles et de jeu autour de ces attentes de rôles (ces remarques ne sont pas nouvelles). Cependant, comme les auteurs le notent eux-mêmes, certaines normes sont réellement contraignantes : ainsi, aucun acteur social n’envisagerait de plonger sa main dans le plat collectif lors d’un repas familial ou ne songerait à se soulager au coin de la salle à manger. On sait, avec Norbert Elias, que l’intériorisation de la norme est telle, dans ce cas, qu’elle apparait comme naturelle aux yeux des acteurs (je le vérifie chaque année en donnant ces exemples à mes élèves lycéens). Ils indiquent également que d’autres normes, comme celle imposant de s’arrêter au feu rouge en voiture, peuvent être suivies intentionnellement dans l’intérêt propre de l’acteur. (Mais ils ne mentionnent pas, notamment dans ce cas, la pluralité et la superposition des normes qui rend par exemple fort difficile de respecter la limitation de vitesse lorsque la majorité des automobilistes ne la respecte pas).
L’individualisme méthodologique qu’ils défendent ne relève donc pas du psychologisme. Il ne s’agit pas non plus d’un acteur désocialisé et il peut être soumis à de multiples contraintes y compris dans le cas où sa liberté d’action est complètement annihilée ("il peut se trouver dans une situationde choix forcé" p.121; Ils ajoutent que si l’acteur est rationnel, il ne l'est pas au sens d’une rationalité instrumentale parfaite. Une action est rationnelle, selon eux, dès lors que l’acteur pense qu’elle est adaptée au but visé.
Unité ou pluralité de l’acteur
L’acteur social n’est pas non plus un personnage homogène ; il peut être pétri de contradictions. Bronner et Gehin reconnaissent à Lahire le mérite de s’éloigner de l’idée d’un habitus homogène (Bourdieu) et de considérer que l’acteur social dispose d’une multitude d’habitus qui peuvent être opérationnels à tour de rôle. Cependant, ils font deux reproches à Lahire : premièrement, d’envisager les habitus comme intervenant successivement, s’épargnant ainsi la question des contradictions inhérentes à l’acteur social. Deuxièmement, d’en déduire malgré tout que l’individu reste « hétéronormé » donc agi de l’extérieur. Bronner et Gehin veulent mettre en avant l’image d’un individu « intronormé » (ou autonormé) mais dont le cerveau est le théâtre incessant d’une « concurrence intra-individuelle » faite d’arbitrages entre perceptions ou interprétations diverses du monde voire d’injonctions contradictoires (double bind). Ils mettent également en avant l’importance du cadre cognitif, montrant que des individus faisant des erreurs systématiques peuvent ne plus les faire dès lors que l’on modifie ce cadre. Il y a alors possibilité de « rétrojugements », de réparations des erreurs premières.
Ce chapitre laisse perplexe car les auteurs montrent bien qu’une approche « déterministe » peut mener à prendre en compte l’individu, y compris l’individu multiple, et qu’à l’inverse la prise en compte de l’individualisme méthodologique n’implique ni une désocialisation ni une rationalité parfaite de l’individu. Ce qu’ils rejettent, c’est une position maximaliste des thèses déterministes qui transformerait les individus en automates sociaux. Ces thèses ont, bien entendu, existé mais cela vaut-il la peine de jeter le bébé avec l’eau du bain en jetant l’anathème sur toutes les formes de déterminisme? Il est clair que si pour beaucoup d’actions l’individu dispose d’une marge de manœuvre, ce n’est pas le cas pour beaucoup d’autres : c’est en grande partie le thème de l’intériorisation de la contrainte analysée par Norbert Elias (qui avait également fait des études de médecine et souhaitait que les sociologues aient une meilleure connaissance du fonctionnement du cerveau) et ces situations ne sont pas rares. Retenir l’hypothèse déterministe à un niveau individuel n’est donc pas forcément absurde. Ce qui n’est pas forcément absurde à un niveau microsociologique peut l’être encore moins à un niveau macrosociologique. Présenter à un niveau macrosocial des normes s’imposant uniformément à tous n’interdit pas de concevoir des marges de manœuvre au niveau microsocial : dire qu’en France la norme selon laquelle les homme ne portent pas de jupe (et ce malgré quelques initiatives de lycéens) ne relève pas de l’hyper-culturalisme. De plus, des ethnologues comme Balandier indiquent bien qu’il y a généralement un distance entre les normes et les valeurs collectives et leur application individuelle (de mémoire, il rappelait que la répulsion réciproque entre castes n’empêchait pas des possibilités de relations sexuelles…pourvu que celles-ci ne soient pas vues). En fait, comme le suggérait Robert Park, il faut constamment passer la focale du micro au macro.Mais là où les auteurs pointent les dangers, réels, des excès du déterminisme, ils demandent (avec raison) qu’on ne caricature pas leur propre position. Pourtant on pourrait également pointer les dangers d’un « hyper individualisme autodéterminé » on ne le trouverait pas dans le champ sociologique mais plutôt, et massivement, dans le champ économique (des « anticipations rationnelles » aux « agents représentatifs » et à « l’efficience des marchés financiers »). Fort heureusement, ainsi que le rappelle Raymond Boudon, l’individualisme méthodologique des économistes néo classiques, caractérisés par six axiomes, n’est pas celui de Max Weber (trois axiomes), ni de l’actionnisme de Boudon (deux axiomes).
On le voit, la question n’est sans doute pas celle de la validité respective des approches holistes et individualistes mais celle des dangers associés aux dérives possibles de chacune de ces approches. De plus, les rapprochements et les complémentarités entre les démarches sont possibles et les auteurs le montrent lorsqu’ils considèrent que la notion bourdieusienne d’habitus peut être opératoire dès lors qu’on arrivera à la relier à une zone neurocognitive.
Et l’interaction ?
Cependant, s’ils retiennent la notion d’habitus les auteurs rejettent le concept bourdieusien de « champ » parceque , selon eux, le champ est à la fois déterminant des actions individuelles et déterminé par elles ; il ne s’agirait alors que d’une métaphore (« ...nous ne sommes toujours pas renseignés sur le statut ontologique de cette entité qui, contrairement à l’habitus, est décrite comme extérieure aux individus et que l’on ne peut donc sauver en l’identifiant à des réseaux neuronaux (…) Car rappelons le, s’il n’y a rien de plus que les interactions se nouant dans ce champ, ce dernier n’a pas d’existence objective et n’est qu’une métaphore »p191). Etonnamment, cette critique n’est pas sans rappeler la critique que Durkheim fit à la notion de « forme » utilisée par Simmel, au prétexte qu’elle n’avait pas de soubassement matériel.
Il est vraiment curieux de déréaliser ainsi les interactions. Depuis Marx, au moins, on sait que le groupe et la conscience de groupe se construisent mutuellement et c’est aussi ce que Sheriff a monté dans ses célèbres expériences faites dans une colonie de vacances. De même, s’il existe des institutions qui ont un fondement objectif certain (on songe par exemple aux instituts universitaires de recherche) les champs créés constamment par les actions individuelles et les contraignant en retour, existent aussi : ainsi, l’action (bien venue) de Bronner et Gehin relève bien d’une volonté de transformer le champ sociologique en l’ouvrant aux sciences cognitives et à de nouveaux intervenants. Ce refus de considérer la réalité des interactions est significatif et révélateur du fait que toute une partie de la recherche en sociologie n’est pas évoquée dans ce livre : les recherches relevant de l’interactionnisme ou de l’ethnométhodologie. En effet, Simmel est cité une fois mais on trouve pas trace d’auteurs essentiels comme Goffman ou Garfinkel (et dans un autre genre, Norbert Elias que j’ai déjà cité). Or, au delà des différences de terminologie, les approches interactionnistes et ethnométhodologiques ont pour point commun de mettre en scène les conflits tournant autour de la « définition de la situation ». Chez Goffman, par exemple, on retrouve souvent la question de savoir comment « sauver la face » en modifiant le cadre d’interprétation au cours des interactions. De plus, ces approches permettent de conserver l’hypothèse d’autonomie des individus mais elles n’impliquent pas d’avoir recours aux sciences cognitives pour expliquer ce qu’il se passe dans l’espace social (elles seraient même probablement inopérantes).
La crainte des sciences cognitives
La troisième partie du livre est intitulée « La crainte des sciences cognitives : une peur injustifiée ». Il est bon, me semble-t-il, que la sociologie inaugure le maximum de rapprochements avec d’autres disciplines : la psychologie, l’économie,…et les sciences cognitives, et le programme « modéré » que Gerald Bronner semble défendre dans ses écrits précédents semble une voie intéressante à suivre. Cependant cela ne signifie pas qu’une telle crainte soit injustifiée :
+ La complexité des connaissances en neuro sciences et, probablement, leur non stabilisation actuelle, réclame une certaine prudence pour faire les liens avec les données sociologiques. Bronner et Gehin nous offrent d’ailleurs un exemple de la nécessité de cette prudence lorsqu’ils écrivent page 131 « il y a de même une part de dispositions innées dans le tabou universel de la prohibition de l’inceste » ; généralement cette idée est avancée par les éthologues qui s’appuient sur l’observation d’un évitement de l’inceste chez les grands primates. Mais cette observation (si c’est bien sur celle ci que les auteurs s’appuient) ne permet pas nécessairement de conclure à un innéisme (on avance de plus en plus souvent l’hypothèse de l’existence d’une culture animale) . De plus, et surtout, cela n’explique pas que, s’il y a tabou de l’inceste, celui-ci ne porte pas toujours sur les mêmes parents et que même les mariages normalement les plus réprouvés (entre parents et enfants ou entre frère et sœur) peuvent s’observer : le cas des mariage entre père et fille dans les lignées pharaoniques sont bien connus, de même que les cas de mariages entre frères et sœurs dans les familles royales hawaïennes (cas rapportés par Radcliffe-Brown) ; on pourrait objecter qu’il s’agit là de cas particuliers de lignées royales mais Maurice Godelier rappelle également que le mariage considéré comme idéal chez les mazdéens du 4è siècle avant jésus Christ est celui qui se fait entre frère et sœur car il reproduit le mariage des dieux. Il est clair que l’innéisme aurait bien du mal à éclairer ce dernier cas
+ Les liens entre sociologie et sciences de la vie sont anciens (voir Guillo « sciences sociales et sciences de la vie » ou Péquignot et Tripier « les fondements de la sociologie ») cependant l’Histoire montre que les tentatives pour rabattre les données biologiques sur la sociologie ont souvent donné des résultats inquiétants (darwinisme social, eugénisme, théories du criminel né,…) ce que les auteurs connaissent bien. Il ne s’agit pas ici d’assimiler les rapprochements proposés par les auteurs à ces dérives passées (je mériterais alors un « point Godwin ») mais de rappeler que les dérives sont possibles et qu’il est justifié de faire preuve de prudence (mais pas de faire preuve de fermeture) y compris avec les perspectives sociobiologistes et de psychologie évolutionniste (qui, pour le moment, ne m’ont guère convaincu).
Encore une fois, la question est celle des dérives possibles : dérive des approches déterministes, dérive des approches individualistes (qui sont certaines chez un certain nombre d’économistes), dérive scientiste pour les approches sociobiologiques.
Agentivité et internalité
Ce sont les dernières pages du livre qui me posent vraiment problème. Certes, je partage les critiques sur le « biais d’agentivité » et le danger du « tout se passe comme si… » (critique déjà portée par Boudon en son temps). Rappelons que le biais d’agentivité est celui qui tend à prêter des intentions à des groupes ou des concepts (comme l’Etat, les riches, le peuple,…). Il est également certain que certaines dérives de la théorie critique nous rapprochent dangereusement des « pentes cognitives » comme celle consistant à penser que celui à qui profite le crime est forcément le coupable et nous rapproche des « théories du complot ». Cependant, la partie intitulée « Les risques des récits déterministes » me semble problématique. En effet, les auteurs mettent l’accent sur le caractère potentiellement performatif des récits déterministes qui tendraient à démotiver les individus. Retenir cet argument, c’est juger d’une thèse non pas pour sa validité scientifique mais pour ses effets sociaux (voire politiques). Formellement, c’est adopter la même position que ceux qui critiquent une thèse parcequ’elle va dans le sens de l’intérêt des puissants. De plus, les auteurs retiennent le biais d’auto complaisance (le fait que l’on attribue nos échecs à l’extérieur et non à notre propre responsabilité ») mais omettent le fait que ce biais est un biais parmi d’autres dans le cadre de la « théorie des attributions » de Herder. Or les psychosociologues qui travaillent sur ces questions, s’ils mentionnent ce biais d’auto complaisance, insistent surtout sur le poids de la « norme d’internalité » et de la « croyance en un monde juste » : lorsqu’un évènement survient, les individus privilégient majoritairement les explications « internalistes » (dues à l’action de l’individu) aux explications « externes » (liées au contexte) même lorsque les secondes sont de toute évidence les meilleures explications. Cela s’explique par « l’avarice cognitive » (j’emprunte ce terme à Gerald Bronner) selon laquelle nous préférons les explications cognitivement les moins coûteuses. L’erreur que les individus commettent est si massive que les psychologues parlent « d’erreur fondamentale d’attribution ». En découle la thèse de « la croyance en un monde juste » qui correspond à l’idée souvent émise selon laquelle les échecs ou les réussites des individus sont exclusivement dus à leurs actions et sont donc mérités. Cette tendance se retrouve très clairement dans les enquêtes faites par Serge Paugam sur la pauvreté, montrant que les explications de la pauvreté reposant sur la paresse ou le manque de motivation des individus sont en pleine progression chez les français. De fait, il n’est pas difficile de montrer que l’immense majorité des schémas néoclassiques en économie sont saturées de normes d’internalité, de même qu’on peut trouver des biais d’autocomplaisance dans les théories déterministes. Et si les thèses de Foucault ont pu avoir un impact sur a population, c'est probablement de manière assez indirecte alors qu'il est en revanche très probable que les effets performatifs de la thèse de l’efficience des marchés ou de l’hypothèse du chômage volontaire ont joué à plein sur la mise en place de certaines institutions économiques et sur les opinions des français sur la pauvreté et le chômage. Certes, Bronner et Gehin n’abordent jamais la question des recherches en économie dans leur livre et je peux paraitre hors sujet mais je veux simplement signifier que s’il faut s’inquiéter d’éventuels effets performatifs des théories c’est probablement plutôt vers certaines théories individualistes qu’il faut diriger son regard.
En fait, à bien les lire, je ne crois pas que les auteurs condamnent vraiment les théories déterministes (ils ne rejettent pas l’ensemble des travaux de Bourdieu ou Lahire) mais ils combattent les dérives hyper déterministes qui peuvent apparaitre (et j’ajouterais, appliquées à un mauvais niveau d’analyse). Cependant, ces dérives sont possibles quel que soit le programme de recherche adopté. Peut-être faudrait-il adopter le pluriel et écrire maintenant un ouvrage titré « Les dangers sociologiques ».
DIGRESSION
Certaines personnes, notamment sur les mal-nommés « réseaux sociaux », ont été tentées de comparer « Le danger sociologique » au livre « Le négationnisme économique ou comment s’en débarrasser » de Cahuc et Zylberberg paru en Septembre 2016. Ce rapprochement ne me semble pas valable pour deux raisons au moins :
+ Au plan de la démarche : si, dans les deux cas, les auteurs ont pour ambition de défendre une approche scientifique face à des démarches qui leur paraissent fautives, la comparaison s’arrête là. Bronner et Gehin s’attaquent à des dérives mais pas à l’ensemble des travaux ; ainsi, ils ne contestent pas l’intérêt de l’ensemble des apports de Morin, Lahire ou Bourdieu mais pointent des dérives possibles et en restent au plan de l’argumentation intellectuelle. En revanche, Cahuc et Zylberberg s’attaquaient à un ensemble bien spécifié (pour l’essentiel « les économistes atterrés » et l’AFEP (« Association Française d’Economie Politique ») et proposaient rien moins que de « s’en débarrasser ». Différence de méthode, donc.
+ Deuxièmement, le champ dans lequel les uns et les autres œuvrent n’est pas le même. Certes, la perspective bourdieusienne domine dans le champ sociologique (c’est ce que Bronner et Gehin montrent) mais celui-ci s’apparente essentiellement , selon les termes de François Dubet, à « un archipel complexe de tendances, d’écoles et de groupes dont aucun n’est vraiment hégémonique ». Dans ce « champ », Bronner et Gehin font donc figure de « petits» qui veulent faire entendre la voix de la sociologie analytique (et cognitive) et enrichir un concert réjouissant par sa diversité. A l’inverse, le champ économique apparait comme lourdement dominé par un Individualisme Méthodologique (bien moins riche et complexe que l’IM des sociologues) qui laisse bien peu de place aux autres approches (ce qui explique la création de l’AFEP il ya quelques années). Même la perspective keynésienne qu’on pensait voir revenir après 2008 reste bien absente (si on exclut la version édulcorée dite de « la synthèse »). Dans ce contexte les propos de Cahuc et Zylberberg ont une autre résonnance. On pourra objecter avec raison que Bronner et Gehin ne traitent pas de la science économique mais le parallèle me semble fructueux. Il se trouve que j’ai eu l’opportunité de présenter à mes collègues de l’Apses (« association des professeurs de sciences économiques et sociales ») les travaux de deux auteurs qui m’intéressent particulièrement : un économiste, André Orléan, et un sociologue, Gerald Bronner. A priori, on pourrait supposer que tout les sépare : d’un côté , un sociologue qui s’oppose aux thèses holistes pour prôner une approche héritière de l’individualisme méthodologique, de l’autre un économiste qui défend les approches holistes (et ne dédaigne pas exploiter les travaux de René Girard) face à une domination de l’individualisme méthodologique en économie. Pourtant beaucoup de choses les rapprochent. D’abord leur intérêt pour les dimensions cognitives de l’action (il leur arrive de mobiliser les mêmes expériences). Ensuite, leur position « d’outsider » visant à rééquilibrer l’état des « rapports de force » entre paradigmes dans des champs qui affrontent des dangers strictement opposés : le champ sociologique est extrêmement riche et ouvert ( des travaux de David Lebreton à ceux de Gerald Bronner en passant par Stéphane Beaud) prête le flanc aux risques d’une trop grande complaisance aux ouvertures (comme le montrent les affaires Tessier ou Tremblay). A l’inverse, le champ économique souffre de sa fermeture disciplinaire.
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