COOPÉRER ET SE FAIRE CONFIANCE par tous les temps

COOPÉRER ET SE FAIRE CONFIANCE par tous les temps

Éloi LAURENT

Éd. rue de l’échiquier - 2024

(mie en ligne le 17/08/24)

Dans ce court ouvrage (92 pages), Éloi Laurent, enseignant en économie à sciences pos Paris et à Stanford, exploite son concept de coopération élaboré depuis « L'Impasse collaborative : Pour une véritable économie de la coopération » (2018). La coopération est d’après lui indispensable pour entamer une transition écologique ce qui n’est pas le cas de la collaboration.

Collaboration et coopération

Il définit la collaboration comme une mise en commun de ressources dans un but de travail ou de production dans l’intérêt de chacun des participants. La coopération recouvre une réalité plus large puisqu’il s’agit  de faire quelque chose ensemble, que ce soit travailler, émettre des idées ou même rêver. Conceptuellement les différences sont les suivantes : la collaboration suppose la préexistence d’un objectif (comme la production) qui implique une mise en commun et souvent une division du travail. Elle suppose généralement un calcul, est à durée déterminée et sa logique est verticale. On pensera comme exemple idéal-typique à la « manufacture d’épingles » de Smith. La coopération n’a pas d’objectif préétabli, elle existe pour elle-même et si un objectif se dégage il sera plutôt d’innover et de partager (plutôt que produire); sa logique est horizontale et sa durée indéterminée. On peut donc coopérer pour discuter, jouer ou rêver. Il s’agit d’idéaltype donc concrètement la part de l’un et de l’autre n’est pas toujours aisée à faire.

Pour Éloi Laurent, l’humanité se caractériserait au sein des espèces comme étant particulièrement propice à la coopération et c’est la coopération et non la collaboration qui a été à la source de la prospérité humaine.

Malheureusement c’est l’idée de collaboration qui s’est imposée depuis deux siècles non seulement en économie mais également dans les sciences du vivant (qui ont été fortement marquées dès leur origine par l’empreinte des travaux de Malthus). C’est en général l’intérêt individuel qui est mis en avant pour expliquer les comportements altruistes. Il signale d’ailleurs qu’on retrouve en partie cette distinction chez Smith où l’idée de collaboration est dominante dans « La richesse des nations » (et l’intérêt du boucher) alors que la notion de « sympathie » domine dans « La théorie des sentiments moraux » mais comme on le sait, l’Histoire de la pensée a plus retenu la première conception (notamment à travers la « main invisible ») que la seconde. L’action collective s’explique alors par la convergence ou l’articulation des intérêts individuels. Mais, comme souvent, on constate une dichotomie entre les explications micros et les explications macros : si au niveau de l’individu on peut expliquer l’altruisme par une attente de réciprocité (et un éventuel intérêt personnel), au niveau du groupe ça ne peut s’expliquer que par des normes sociales et des institutions. La coopération n’est alors qu’un autre nom de la collaboration.

Éloi Laurent propose une autre piste d’analyse. On ne coopère pas pour obtenir rationnellement un avantage individuel identifié a –priori. On coopère pour être, sentir et penser avec les autres : on coopère à partir d’un « élan amoureux » dont le but incertain est la connaissance du monde. Cette coopération va donc supposer la présence de « l’amour » (au sens large retenu par l’auteur) et la confiance. Amour et confiance sont les deux concepts piliers de son analyse.

Crises de la coopération

L’auteur propose d’analyser cette coopération à trois niveaux : les niveaux des liens intimes, des liens sociaux et des liens vitaux. Le lien coopératif est en crise sur ces trois niveaux pour deux raisons : la domination croissante de l’idée de collaboration (corrélée à l’emprise économique) et la montée de l’emprise numérique depuis une quinzaine d’années (Laurent date ses débuts de 2007).

Liens intimes : la coopération est en crise au niveau de liens intimes à cause de l’exposition prématurée des enfants aux écrans et au numérique et à cause du brouillage de la frontière entre la sphère de l’intimité et la sphère sociale (liée aussi au  numérique). Liens sociaux : la crise de la coopération dans la sphère des liens sociaux a été amplifiée par la crise du Covid 19. Elle est due à l’emprise croissante de la sphère du travail sur la vie privée et les relations sociales, à l’emprise numérique sur les relations sociales et, corrélativement, à ce qu’il appelle la « solitude connectée ». Il évalue cette déprise de la coopération à partir de quatre indicateurs : la « solitude objective » (personnes vivant seules), « l’isolement relationnel », la « solitude subjective » (le sentiment s’être seul) et la souffrance liée au fait d’être seul. Ces quatre indicateurs sont en augmentation ces dernières décennies. Cette crise de la coopération se repère également dans le domaine de l’éducation où elle cède le pas à la collaboration. Les indicateurs de performance de type parcoursup enferment les élèves et les parents dans une logique de spécialisation prématurée et de raccourcissement utilitariste des savoirs. Comme l’écrit Éloi Laurent : « aujourd’hui enseigner c’est résister aux indicateurs de performance » (p 47).  Pour ce qui est de la santé l’épidémie du covid a montré que le manque de relations sociales est délétère et corrélé à une augmentation des troubles psychologiques et mentaux ainsi qu’à une plus grande morbidité en général ; Ces dégradations ayant elles mêmes des effets sur la capacité à coopérer. De même dans le domaine du travail, la logique collaborative cannibalise les propensions à coopérer (le  numérique est pour une bonne part en cause). Enfin dans la sphère des liens vitaux, la collaboration correspond au traitement que nous faisons subir aux animaux considérés depuis deux siècles comme de simples ressources. La coopération suppose un autre type de rapport avec les autres animaux.

Redonner vie à la coopération

Laurent propose de régénérer les possibilités de coopération en libérant le temps libre (hors du numérique), de construire une politique de la coopération et de la confiance, enfin de faire de la coopération un service public. Concrètement, cela suppose de favoriser « l’éducation collaborative », d’améliorer la santé publique, de contrôler la place du numérique et de donner moins d’importance aux indicateurs de performance. Enfin, il faut développer la démocratie coopérative en réinventant els processus de délibération et de décision (reconnaitre le rôle des lanceurs d’alerte, agir aussi bien par le vote que le boycott ou les zad,…). Il faut aussi mettre en place des « territoires de pleine santé » (la « pleine santé » entendue un comme état continu de bien être physique et psychologie, individuel et social, jeune et écologique). Enfin, il faut donner une reconnaissance juridique aux éléments de la nature.

Réussir la transition écologique

On propose souvent deux voies inégalement inefficientes de passage à la transition écologique. La première est l’illusion de l’innovation technologique. Le deuxième est l’idée que la puissance publique peut contraindre les individus dans leur comportement. Réussir la transition écologique suppose de revitaliser la coopération et de réduire l’impact du numérique quand celui-ci se fait dans le seule sens de la collaboration.

Éloi Laurent nous propose une approche qui tranche nettement sur les approches économiques « mainstream ». Approche holiste plutôt qu’individualiste, fondée sur les liens sociaux spontanés et non sur le calcul stratégique. Il propose des concepts plutôt inhabituels pour les économistes comme celui « d’amour ». Mais il faut bien voir qu’il se situe dans une tradition déjà existante et il se place dans les pas du Keynes de « perspectives pour nos petits enfants ». Certes en 1930, lorsque le texte de Keynes parait, rares sont ceux qui, comme Polanyi, posent la question de la dégradation de l’environnement. Mais Keynes pose celle du bien être et de la consommation. Il montre bien que passé un certain stade, la consommation n’apporte pas plus de bien-être et ce qui compte c’est de savoir cultiver les loisirs et les arts ou les relations avec ses proches, prenant l’apologue de la femme de ménage qui ne sait pas chanter. On peut même remonter jusqu’à John Stuart Mill qui envisage un « état de stagnation » où les hommes cesseront de se bousculer et de se marcher sur les pieds pour une richesse illusoire. Stuart Mill écrivait en 1848, Keynes en 1930 et on sait que leurs vœux n’ont guère été réalisés dans une société qui a prôné la consommation ostentatoire et démonstrative (démonstration qu’on retrouve sans grand mal sur les réseaux internet mal nommés « sociaux »)

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