André ORLEAN : L'EMPIRE DE LA VALEUR
L’EMPIRE DE LA VALEUR
– André ORLEAN – SEUIL – 2011
La science économique dominante (dite orthodoxe ou « Mainstream ») connait aujourd’hui une grave crise de légitimité or elle ne semble pas prendre le chemin de la profonde remise en cause qui semble nécessaire. Cet immobilisme ne s’explique pas seulement par une incapacité à se réformer mais aussi du fait qu’il n’existe pas à l’heure actuelle d’outsider, de paradigme pouvant faire concurrence au paradigme dominant. André Orléan se propose donc de fournir les premiers éléments de cette remise en cause. Il ne s’agit pas seulement d’une proposition de réforme mais d’une véritable refondation car, au-delà de la seule perspective néo-classique (essentiellement walrasienne) qui occupe l’essentiel de cet ouvrage, c’est les fondements mêmes de la science économique depuis les classiques qu’il reprend.
Puisqu’elle est connue de tous, nous pouvons nous contenter de reprendre à grands traits la perspective néo-classique. La logique générale de cette démarche est que, sous certaines conditions, les mouvements de l’offre et de la demande de marchandises permettent d’aboutir à un équilibre de marché. Dans une perspective Walrassienne , il est possible de révéler l’existence d’un équilibre général mais pour que cela soit possible il est des conditions remarquables (parmi toutes celles qui sont nécessaires) à respecter : que la valeur des marchandises soit déterminée dès avant leur échange sur le marché soit sous la forme d’une utilité (pour les biens et services) soit à partir de leur valeur fondamentale (pour les titres financiers) ; il est également nécessaire que le principe de décroissance de l’utilité marginale soit satisfait afin d’assurer une stabilisation à l’optimum (c’est au fond un principe de saine modération des acteurs). Dans ce cadre, la monnaie, intégrée après coup, apparait comme un simple intermédiaire neutre des échanges moyen neutre d’échange, armé également d’une fonction d’utilité (Patinkin).
Pour Orlean, le ver est déjà là, dans le fait que la valeur puisse être déterminée avant les échanges (défaut qu’on retrouve également chez les classiques avec la valeur travail) ce qui entraine de longues discussions sur les liens entre valeur et prix mais ce qui, surtout, évacue les échanges réels de l’analyse : dans le cadre du marché, seuls se rencontrent des offres et des demandes déjà constituées ; dans ces conditions, les prix qui se fixent sur le marché ne pourront pas s’éloigner excessivement des valeurs déterminées a priori, celles-ci servant en quelque sorte « d’ancre » empêchant une trop grande dérive des prix.
Mais pour cela, il faut que les valeurs apparaissent comme « objectivées » comme semblable à une substance. Cela suppose que les évaluations des individus se fondent sur une connaissance parfaite des biens (« hypothèse de nomenclature des biens »). Sur les marchés financiers une connaissance exhaustive des « états possibles du futur » permet d’évaluer la probabilité de flux de revenus futurs générés par un titre ; on peut donc en déduire une valeur fondamentale du titre qui servira « d’ancrage » et empêchera la dérive des cours. En ce sens, on pourra parler de marché efficient dans la mesure où les cours correspondent à la valeur fondamentale du titre. En fait, avec cette substantialisation de la valeur, toutes les relations sociales sont évacuées dans la mesure où il n’y a de liens entre les individus que par l’intermédiaire des biens , des titres ou de la monnaie (ce qu’Orlean appelle, en s’inspirant de René Girard, « médiation externe ») et les échanges apparaissent comme « naturalisés ».
André Orléan propose de renverser totalement cette perspective en partant de l’hypothèse mimétique empruntée à René Girard. Dans ce cas, la valeur des choses n’est pas générée avant l’échange mais est le produit de cet échange. Le cas le plus flagrant est celui du marché financier pour lequel Orlean conteste la possibilité d’une existence d’une quelconque valeur fondamentale du titre. En effet celle-ci suppose connus les différents états du monde à venir (hypothèse de « nomenclature des états du futur ») ce qui permet l’adoption d’une hypothèse probabiliste. En réalité, l’état du marché financier ne correspond pas à des situations de « risque » probabilisable (au sens de Knight) comme la sortie des résultats d’une loterie ou des évènements suffisamment répétés pour qu’on puisse établir inductivement des probabilités (cas des incendies de maison). On est, dans le cadre des marchés financiers, en situation de véritable incertitude pour laquelle l’évènement est entièrement nouveau et aucune probabilité objective ne peut être dégagée ; seules les « estimations subjectives » peuvent être mises en œuvre. Pourtant, la finance néoclassique retient des situations probabilisables, cas dans lesquels des individus rationnels munis des mêmes informations devraient faire la même estimation (ou des estimations convergentes) de la valeur fondamentale d’un titre. Sur long terme, les évolutions des cours des titres devraient alors être constituées, selon un schéma gaussien, d’une succession de faibles variations autour de la valeur fondamentale. Or l’observation des cours montre que nous n’avons pas une succession de petites variations mais quelques très grosses variations concentrées sur de petits intervalles de temps. Cela implique de mettre à jour d’autres mécanismes à l’œuvre.
On sait depuis Keynes que le comportement de spéculation prend un caractère autoréférentiel (du type « concours de beauté ») où on ne s’intéresse pas au rendement de long terme du titre mais à l’évaluation qu’autrui fait du cours du titre. On peut alors distinguer plusieurs niveaux de ces estimations. La croyance de niveau 1 (ou « croyance primaire ») est du type « je pense que tel titre vaut X ». C’est en général à ce niveau que se situe l’analyse néoclassique qui considère que ces diverses croyances individuelles convergent vers la valeur fondamentale du titre. La croyance de niveau 2 est « je crois que les autres pensent que la valeur du titre est de X ». Le niveau 3 est « je crois que les autres croient que je crois que... » ; etc... Le processus est a priori sans fin mais peut aussi se stabiliser autour d’une valeur qui paraitra remarquable aux intervenants (ce que les psychologues font apparaitre expérimentalement comme des « points de saillance »). On s’arrêtera alors à une valeur conventionnelle à laquelle les acteurs peuvent croire ou ne pas croire. En effet, il est possible que personne ne croit à un niveau donné de cours des titres mais que chacun le prenne comme référence parceque les autres le font. On explique alors aisément l’existence de « bulles rationnelles » sans avoir recours, comme le fait la finance comportementale, à l’hypothèse de comportements irrationnels. Le cours du titre est alors une pure convention qui montre que la force du cours boursier ne tient pas à son potentiel informationnel sur l’économie réelle mais à sa capacité à s’imposer dans l’ordre économique. André Orlean en conclut que l’objectif premier du marché financier n’est pas d’informer sur l’économie réelle ou de lui fournir des capitaux mais d’obtenir de la liquidité pour la communauté financière.
Donc l’analyse du marché financier repose sur le fait que la valeur du titre n’est pas fixée en dehors des échanges en fonction d’une hypothétique « valeur fondamentale » mais au cours de l’échange dans les évaluations croisées que font les agents.
Le même renversement logique opérera pour les marchés des biens et services. L’auteur remarque qu’il existe plusieurs cas où le marché ne s’équilibre pas mais tend à se déséquilibrer du fait des relations directes entre les individus ; il retient ainsi le cas connu des asymétries d’informations (exemple du marché des lemon d’Akerlof). Plus radicale est la remise en cause faite par Thorstein Veblen dans son analyse des biens ostentatoires.
Enfin, la monnaie lui semble particulièrement mal menée par l’analyse néo-classique. Pour lui, la présentation d’une monnaie voile, instrument neutre des échanges, n’est tenable ni théoriquement ni historiquement. Dans l’ordre marchand, la monnaie n’est pas un instrument neutre : elle est désirée pour elle-même et le désir d’argent, bien loin d’être dépendant de l’utilité des biens échangés, est le désir premier et fondateur de l’ordre marchand. C’est cette réalité que les néo-classiques récusent à travers l’image de la monnaie voile et que même Keynes n’arrive à envisager que comme un comportement perverti (notamment dans « Perspectives économiques pour nos petits-enfants »). La question principale est alors celle du choix du bien qui servira d’unité monétaire : au-delà de toute particularité propre à chaque bien, un bien sera choisi pour sa liquidité c'est-à-dire « par sa capacité à être accepté comme liquidité par autrui ». La notion de liquidité est alors autoréférentielle et chacun va donc essayer de deviner ce que l’autre va choisir comme liquidité. Du coup, le moindre avantage pris par un bien va se révéler décisif car chacun a intérêt à adopter comme liquidité le bien qui a déjà été adopté par d’autres (« rendements croissants d’adoption »). Le choix de la monnaie est donc le résultat d’une convention. Dans ce cadre, la crise monétaire peut être analysée comme une rupture de cette convention face, par exemple, à une « dissidence monétaire » comme le recours à une monnaie étrangère ou la fuite devant la monnaie.
La monnaie est donc d’abord « confiance » ce qu’Orlean illustre avec les cas de redressement monétaire de l’établissement du Rentenmark en 1923 ou du « franc Poincaré » en 1926, redressements qui ont eu lieu avant même toute annonce de mesures précises et qu’on n’a pas hésité à qualifier de « miracle monétaire ». Il apparait donc que la monnaie est un phénomène collectif qui, par ailleurs, n’est pas sans liens avec les sphères du sacré, du mana et de la religion. Mais ce caractère collectif et profondément social de la monnaie constitue un « véritable scandale » pour la pensée contractualiste et individualiste qui aimerait en faire un intermédiaire neutre (tel qu’elle est présentée dans les manuels d’économie) , en revenant à l’étalon-or ou en prônant l’indépendance de la Banque Centrale voire en proposant un système de concurrence des monnaies (Hayek).
Le reproche premier qu’Orlean fait à l’approche dominante est donc de concevoir la valeur à la manière d’une substance créée hors des échanges. Ce reproche peut être adressé également aux approches classiques qui ont réifié la valeur à travers la valeur travail (Certes Marx avait mis en évidence la nature socio-historique de la valeur mais ses écrits sont ambigus, oscillant entre deux conceptions de la valeur, valeur produit des relations sociales ou valeur travail objectivée). En mettant les échanges au premier plan, Orléan renverse complètement ces perspectives. Il ne rejette pas pour autant la démarche néo-classique : fondée sur l’idée d’une objectivation de la valeur, celle-ci devient licite dans le cas d’une stabilisation des conventions mais elle ne constitue alors qu’un cas particulier de l’analyse.
Le cœur de l’analyse consiste donc à comprendre ce qu’il se passe hors équilibre, quand les forces mimétiques sont en jeu. Pour cela, Orléan dégage quatre cas relevant du mécanisme mimétique. Deux d’entre eux, « l’asymétrie d’information » et les « rendements croissants d’adoption », ne tranchent pas avec l’analyse néo-classique puisqu’ils supposent toujours que la valeur se fixe en dehors des échanges. L’approche de Veblen des biens ostentatoires marque une rupture plus forte avec l’analyse néo-classique. Cependant, Orlean reproche à Veblen, d’une part, d’en être resté à une analyse où la valeur, même si elle est un mixte d’utilité et de prestige, est déterminée a priori et, d’autre part, de ne voir de concurrence que hiérarchisée (des classes dominantes vers les classes dominées) alors quelle peut être tout azimuts. Enfin, le quatrième et dernier cas, l’autoréférentialité régnant notamment sur les marchés financiers, constitue véritablement l’ideal-type de la démarche de l’auteur.
Orléan va emprunter à de nombreux auteurs qui se situent en dehors du champ de la science économique. Ainsi, mobilisant les travaux de René Girard, Orlean distingue la « médiation externe » qui correspond à une imitation d’un modèle lointain et hors de portée, et la « médiation interne », comparaison avec un modèle proche et rival (dans l’ordre économique, la médiation interne correspond à la rivalité jalouse dans la course au prestige et la médiation externe est permise par la valeur de l’objet dans le cadre d’un marché). De même, ses analyses de la monnaie font référence à Georg Simmel et François Simiand autant qu’à Don Patinkin, et il n’hésite pas à utiliser les résultats de psychologues sociaux et sa conception de la valeur emprunte directement aux écrits de Durkheim.
Pour André Orléan, la science économique devrait donc être une science sociale comme les autres. Pourtant, cette conception de la valeur (notamment de la valeur utilité) comme « substance » fait que la science économique s’est détachée de l’ensemble des autres sciences sociales et peut se revendiquer comme « science poppérienne » (ce que, selon Orlean, elle n’est pas). La science économique est la seule à concevoir la valeur de cette manière quand pour toutes les autres la valeur est le résultat d’une construction sociale fondée sur des concepts essentiels comme la polarisation mimétique.
Par ailleurs, les modèles économiques tendent trop facilement à confondre trois visées différentes : en effet, ceux-ci sont à la fois explicatifs (disant « ce qui est »), normatifs (disant « ce qui doit être ») et performatifs (participant à « l’édification de ce qui sera ») or avec les modèles néoclassiques, on tend souvent à confondre ces dimensions (un exemple parlant est de chercher à modifier les caractérisations du concept monétaire en en neutralisant les dimensions sociales et politiques). Or cette confusion est d’autant plus aisée à faire qu’on en reste exclusivement à la manipulation de « mondes imaginaires » au détriment de l’observation des faits.
Il est donc devenu nécessaire de réintégrer les sciences économiques dans le champ des sciences sociales, sur le support d’une intelligibilité commune de l’ensemble des sciences sociales, ce qu’Orléan appelle « unidisciplinarité ». L’unidisciplinarité ne signifie pas dissoudre toutes les disciplines en une seule mais retrouver leur intelligibilité commune. Cela ne signifie pas non plus l’élimination des diverses approches économiques : la démarche néoclassique, notamment, reste licite mais dans des conditions d’application qui font d’elle un cas particulier d’une analyse plus générale.
MORCEAUX CHOISIS :
« (...) on trouve au cœur de cette analyse des concepts qui sont d’ordinaire absents des livres d’économie : la polarisation mimétique des désirs, l’affect commun et la puissance de la multitude. Ils sont à la base de notre conception de la valeur économique : la valeur est une puissance qui a pour origine le groupe social, par le biais de la mise en commun des passions et des pensées ». (André Orléan : « L’empire de la valeur » page 199)
« Tout l’effort théorique poursuivi au long du présent livre vise à réaffirmer la loi commune de la valeur pour en finir avec le séparatisme qui caractérise l’économie en tant que discipline ». (André Orléan : « L’empire de la valeur » page 189)
"On utilise des modèles comme guides aussi bien pour construire de nouvelles insitutions que pour penser de nouvelles régulations. L'évolution de la sphère finbabcière au cours des vingt dernières années en fournit une illustration exemplaire; cet effet est spécifique aux sciences sociales et c'est certainement en économie qu'il est le plus flagrant et le pus significatif". (p.111)
Commentaires
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- 1. mottoul Le 25/02/2012
Au sujet de « l’Empire de la Valeur » d’André ORLEAN Editions du Seuil – octobre 2011 Selon la pensée économique traditionnelle, la valeur a une substance ; elle est intrinsèque au produit ; elle préexiste à l’échange. Cette substance, c’est soit le travail selon l’économie classique reprise par Karl Marx, soit l’utilité selon l’école néo-classique appelée aussi « hédoniste ». Dans cette perspective, la valeur s’exprime par le prix auquel s’échangent les produits. André Orléan critique cette conception et s’appuie sur l’observation du fonctionnement des marchés pour souligner que le prix peut largement et durablement s’écarter de cette valeur substance. Il met en avant l’influence des comportements mimétiques qui font que plus un produit est cher, plus il est désiré, ou des anticipations des spéculateurs sur les marchés financiers qui ne s’appuient pas sur la valeur intrinsèque d’un actif financier mais sur la croyance de la majorité des acteurs concernant l’évolution future du prix de cet actif. Il s’ensuit la création de bulles qui témoignent de l’inefficience des marchés. Cette analyse ne manque pas de pertinence, en particulier dans sa critique de l’équilibre walrassien et l’éclairage qu’elle apporte sur le fonctionnement des marchés financiers devrait retenir l’attention. Il faut toutefois noter que cette analyse reste dans un cadre walrassien ; nous voulons dire par là qu’elle s’appuie sur une vision où les richesses ne sont disponibles que dans une quantité limitée, base de leur rareté. L’auteur reprend (page 25) cette définition de Walras (« la richesse est ce qui est utile et rare, c’est-à-dire disponible dans une quantité limitée »). Cette vision est corroborée par les exemples utilisés pour étayer le raisonnement. Walras avait en vue le marché boursier et André Orléan reprend largement ce marché des actifs financiers. Il est encore plus significatif que l’auteur cite (page 92) le cas « paradigmatique » du marché des voitures d’occasion. C’est effectivement un marché de biens qui forment une donnée comme pour tout marché secondaire. Dans cette vision, l’enjeu de l’économie est d’organiser une répartition par une politique de rationnement. Celle-ci pourrait se concevoir au travers des tickets de rationnement qu’on a connu en temps de guerre ou par une mise à disposition collective pour les biens qui s’y prêtent ( œuvre d’art accessible à tous dans un endroit public). Mais l’on sait que la méthode libérale du rationnement par le prix est celle qui prévaut le plus largement. Par cette méthode, le vecteur des prix est la variable clé qui permet l’équilibre en se fondant sur la fameuse loi de l’offre et de la demande. Ce n’est qu’à ce stade qu’André Orléan s’écarte du modèle walrassien en soulignant la faiblesse des hypothèses qui permettent la construction de l’équilibre général néo-classique présenté comme une solution optimale. Toujours dans cette vision, André Orléan relève par exemple que c’est l’ordre marchand qui crée la valeur. Ainsi une œuvre d’art religieuse placée dans une église était et est toujours, à proprement parler, sans valeur tant qu’elle n’est pas atteinte par un marché. Que vaut la plafond de la chapelle Sixtine ? Sans nier l’utilité d’une analyse critique de la dérivation d’un équilibre supposé optimal dans un univers walrassien par le seul jeu de l’offre et de la demande fixant un vecteur de prix, il convient cependant de reconnaître que celui-ci ne concerne pas l’essentiel de l’activité de production. L’analyse du fonctionnement du marché des voitures d’occasion ne peut supplanter celle du marché des voitures neuves qui sortent des chaînes de montage. Quand se vend une voiture d’occasion, il ne s’agit d’ailleurs pas, à proprement parler, d’un échange, mais plutôt d’un transfert non représentatif d’une valeur ajoutée. C’est ici qu’une définition claire de l’enjeu de la réflexion économique s’impose. La définition de Samuelson reprise par l’auteur en page 162 - « si les ressources étaient illimitées, il n’existerait pas de biens économiques. Tous les biens seraient gratuits » - mérite d’être corrigée. Si les ressources étaient illimitées, il faudrait encore travailler pour les transformer car les ressources ne sont pas directement consommables (à l’exception de l’air que nous n’avons qu’à respirer et des fruits dont nous n’aurions qu’à tendre les bras pour les déguster). La préoccupation fondamentale que devrait traiter l’économie est celle qui part du fait que la plupart des produits nécessaires à la satisfaction de nos besoins matériels, ne sont pas directement disponibles ; ils ne le sont qu’au travers des processus de travail. La grande préoccupation sociale à laquelle l’économie est invitée à donner une réponse est : « Comment devons-nous nous organiser pour produire le plus en travaillant le moins ? ». Cette préoccupation prend son sens parce que le temps de travail est limité alors que nos besoins sont immenses et parce que le travail est pénible. Si, dans une société donnée, les besoins étaient rudimentaires et le travail perçu comme une occupation agréable, si, dans une telle société, gaspiller son temps dans le travail ne posait donc aucun problème, alors là, la question économique ne s’y poserait effectivement pas. Mais, direz-vous, si cette société était confrontée à une ressource limitée autre que le temps de travail, ne serait-elle pas soumise à une question économique ? En fait, mis à part des techniques de rationnement qui n’éviteraient pas l’extinction d’une ressource non renouvelable, la réponse à un tel défi appartient aux ingénieurs, physiciens ou autres chimistes et non aux économistes. Ou, plus exactement, si l’économie peut contribuer à relever ce défi, c’est en prescrivant une organisation du temps de travail telle que celle-ci favorise l’éclosion de découvertes susceptibles de résoudre la question de la rareté des ressources. Pour l’économie, la seule ressource dont la lutte contre la rareté relève de son domaine d’étude spécifique, est ce temps de travail. Mais, direz-vous encore, si cette société était confrontée à des produits directement consommables mais en quantité limitée et non reproductibles par un travail nouveau, ne serait-elle pas soumise à un problème d’économie ? Ces produits répondraient au fonctionnement d’un univers walrassien où dans la relation d’échange le fait principal est la demande, les produits étant considérés comme une donnée. Mais il ne s’agit que de traiter un problème de répartition (de transfert plutôt que d’échange) dans un monde de pénurie, soit pour en expliquer le fonctionnement à travers les comportements individuels et sociaux, soit pour prescrire des modalités de répartition qui répondent à des soucis moraux de justice ou d’équité. Outre le fait qu’il s’agit d’une classe marginale de biens (la plupart sont des produits du travail), cette observation des lois de la répartition relèvent davantage pour les comprendre, de la sociologie ou de la psychologie, et, pour les prescrire, de la philosophie ou de la morale. Il y a cependant une exception notable qui est celle des marchés secondaires des actifs financiers où l’économie a un rôle majeur à exercer dans la mesure où le mauvais fonctionnement de ces marchés peut avoir des conséquences néfastes sur l’organisation du temps que nous consacrons au travail. Sur ce point, le livre d’André Orléan apporte une contribution importante à la réflexion sur la nécessaire régulation de ces marchés qui ne peut se réduire au libre jeu de l’offre et de la demande comme les événements de ces dernières années l’ont démontré. Si on en revient à la préoccupation qui devrait essentiellement nourrir la recherche économique, on se rappellera que la division du travail est la réponse organisationnelle à cette préoccupation. Adam Smith en a fait une illustration emblématique dans sa fameuse description de la fabrique d’épingles. A travers de multiples expériences, l’humanité a retenu que l’échange marchand était la moins mauvaise méthode pour donner le meilleur effet à cette division du travail. En page 30, André Orléan affirme que l’échangeabilité est la conséquence d’une valeur substance. Nous pensons que l’échange est la conséquence de la division du travail. Il repose sur le principe moral que chacun est le propriétaire des fruits de son travail (principe posé par John Locke au 18ème siècle pour fonder la démocratie). Il est rendu socialement possible par l’émergence de rapports d’échange objectifs c’est-à-dire indépendants des appréciations subjectives des acteurs sur la valeur de leurs produits. Et ces rapports objectifs tendent, dans un monde suffisamment concurrencé, au rapport des temps de travail respectivement nécessaires aux produits échangés (en ce compris le temps de travail pour les biens capitaux matériels et immatériels utilisés dans le processus de production au prorata de leur usure) Dans l’univers walrassien, la valeur est une variable et a une connotation positive. Plus un bien a de la valeur, plus il est désirable et méritoire : une œuvre d’art qui, au fil du temps, se transfère à un prix plus élevé, se « valorise » dans une conception positive. Dans cet univers, la quantité est une donnée et le prix, une variable qui ajuste l’offre et la demande. Dans l’univers classique, la valeur est une donnée objectivement déterminée et a une connotation négative car elle est représentative d’un coût qui est une consommation de temps de travail qu’il faut diminuer. C’est la quantité qui est une variable : la demande s’établit en fonction des coûts. Quand le demande augmente, le prix ne croit pas, mais bien l’offre. Si cette hausse est relativement forte et soudaine, il se peut qu’il y ait temporairement une hausse du prix, mais plus vraisemblablement, il y aura un allongement des délais de livraison. En tout état de cause, il faut écarter l’hypothèse de rendements marginaux décroissants sur laquelle la théorie néo-classique doit s’appuyer pour faire rentrer dans son modèle les produits du travail standard de l’homme. La réalité montre que l’augmentation des productions tend plutôt à faire baisser le prix unitaire. Les travaux de Jean et Jacqueline Fourastié sur l’évolution des prix ont démontré la pertinence de cette analyse. Quand la demande d’avoine a chuté par suite de la disparition des chevaux dans les exploitations agricoles, son prix n’a pas diminué. Quand les fourches se fabriquaient par forgeage qui nécessitait un travail pour chaque dent, celles à 4 dents coûtaient près de deux fois celle à deux dents. Quand on est passé à la technique de l’estampage, les deux fourches se sont retrouvées dans un rapport de prix presque identique. Cette dernière remarque introduit la conception correcte qu’il convient d’avoir de la valeur des produits du travail standard de l’homme, c’est-à-dire qui ne sont pas liés à la personnalité de leur auteur, auquel cas, on retomberait dans un univers walrassien où le mot « œuvre » plutôt que « produit » mériterait d’être retenu pour bien différencier les deux situations. Il est regrettable qu’André Orléan considère que c’est avec Karl Marx que la théorie de la valeur travail a atteint sa formulation la plus aboutie (page 25). Karl Marx, en effet, s’est détourné des bases sur lesquelles Ricardo avait exprimé cette théorie de la valeur-travail. Or celui-ci avait déjà dû explicitement corriger Adam Smith et Robert Malthus dans la façon dont ceux-ci exprimaient cette théorie sous une forme substantielle. Karl Marx est retombé dans le même piège en faisant du travail la substance de la valeur alors que la relation qui relie celle-ci à la quantité de travail est d’une toute autre nature. La valeur d’échange est proportionnelle à la quantité de travail mais elle n’est à aucun titre du travail ‘cristallisé’ ou ‘incorporé’. Car si le travail fonde la valeur d’échange, il n’est pas lui-même un objet d’échange. Seuls s’échangent les produits du travail. Si une voiture s’échange contre 40 postes de télévision, c’est parce qu’il faut plus ou moins le même temps de travail pour produire une voiture ou 40 postes de télévision (en ce compris le travail nécessaire aux produits capitaux utilisés dans les processus de production) soit mettons 1.500 heures de travail. Il serait cependant erroné d’en conclure qu’une voiture vaut 1.500 heures de travail. La valeur du travail (notion qui relève davantage de la philosophie ou qui se mesure en termes biologiques – dépense de calories) n’est pas la valeur du produit du travail (concept économique). La quantité de travail régule la valeur d’échange mais ne s’y identifie pas. Ricardo insiste sur cette subtilité du raisonnement. Le travail est hors du champ de l’économie ; il n’est pas objet d’échange sauf à considérer que le travailleur ne serait qu’une bête de somme. Il écrit à Malthus (« Commentaires sur Malthus » page 79) « le coût de 2 marchandises pourra bien être en proportion de la quantité de travail employée par elles, mais il sera essentiellement différent de lui-même ». Et dans ses Principes il dit textuellement : « Adam Smith, qui a si correctement défini la source originelle de la valeur échangeable et qui, pour rester conséquent avec lui-même, était tenu de soutenir que toutes les choses ont plus ou moins de valeur en proportion du plus ou moins temps de travail qui a été consacré à leur production, a lui-même érigé une autre mesure de la valeur et parle de choses comme ayant plus ou moins de valeur selon la proportion dans laquelle elles s’échangent contre cette mesure. Parfois, il parle de blé et d’autres fois du travail comme étant cette mesure standard. Non pas la quantité de travail consacré à la production d’un bien quelconque, mais la quantité de travail qu’il faut acheter sur la marché ; comme s’il s’agissait de deux expressions équivalentes et comme si, parce que le travail d’une heure est devenu plus productif et qu’il peut produire désormais deux fois la quantité d’une marchandise, il doit nécessairement recevoir deux fois plus en échange. » On rapporte l’effet à sa cause (le temps de travail relatif), après quoi, on n’en parle plus. La valeur n’est pas une quantité inhérente aux produits qu’on échange, c’est un taux auquel un produit s’échange contre un autre produit. Dans cette conception, il est utile de corriger ce qu’écrit André Orléan (page 51) : « l’échange révèle la valeur » ; il ne fait que révéler un rapport de valeurs. La seule chose qu’on puisse connaître est une perception relative de la valeur. Si Adam Smith et Karl Marx avaient raison, alors, si la productivité d’un coéchangiste venait à être multipliée par deux, sa rémunération devrait être augmentée d’autant. Or, ce ne sera pas le cas : c’est la valeur de son produit qui, par rapport aux autres produits, diminuera de moitié. Si, par la suite, la productivité de l’autre coéchangiste vient aussi à être augmentée par deux, le rapport d’échange reviendra au taux initial, mais les coéchangistes disposeront de deux fois plus de biens ou pourront travailler deux fois moins de temps ou jouir de toute combinaison intermédiaire (travailler un peu moins et jouir d’un peu plus de biens). C’est pourquoi, Jean et Jacqueline Fourastié prennent comme point de référence pour mesurer le développement économique (considéré comme la capacité à produire plus en travaillant moins) un produit qui en tout lieu et en tout temps aurait connu une productivité inchangée, tel qu’une coupe coiffeur standard pour homme. Combien de coupes coiffeur étaient-elles nécessaires pour s’offrir une voiture en 1920 et combien en faut-il aujourd’hui pour en acquérir une, par ailleurs d’une toute autre qualité ? Combien de coupes-coiffeur sont nécessaires dans un pays africain pour obtenir une voiture et combien à Paris ? Dans l’univers walrassien, c’est le désir qui fait la valeur. Cette théorie née de la pensée hédoniste du philosophe anglais Jeremy Bentham a gravement contribué à pervertir le capitalisme. Alors que celui-ci se fonde sur la recherche d’une diminution de la valeur parce que représentative d’un coût et qu’il trouve cette voie dans l’accumulation du capital tant matériel qu’immatériel (le savoir) qui permet de produire plus en travaillant moins, qu’il privilégie l’épargne et la frugalité, le monde walrassien vit sur le désir effréné, la consommation, la destruction de notre environnement. Il est sous l’empire de la (fausse) valeur.
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