LES LIAISONS SURNATURELLES

LES LIAISONS SURNATURELLES

Une anthropologie du médiumnisme dans l’Islande contemporaine

Christophe PONS

CNRS Editions - 2011

 

Les liens avec la « surnature », notamment les liens médiumniques avec les morts, sont acceptés en Islande et insérés dans le tissu social. Cette situation surprend généralement aussi bien le public que l’anthropologie savante tant elle semble aller à l’encontre de l’hypothèse de rationalisation et de désenchantement du monde, hypothèse issue notamment des travaux de Max Weber et de Karl Marx. Christophe Pons prend le contrepied de cette thèse en s’appuyant entre autres sur les travaux d’Ernst Troeltsch qui ne diagnostiquait pas un processus de désenchantement mais au contraire une capacité d’invention des nouveaux modes de religiosité au cœur de la modernité. Dans l’optique de l’auteur, la modernité  n’est donc pas caractérisée par un recul du religieux mais par sa métamorphose au cours de laquelle celui-ci n’est plus piloté par une institution de référence (comme l’Eglise) mais accorde une place importante à d’autres régimes d’autorité. L’essor du mysticisme en Islande ne doit donc pas être analysé comme une survivance ou un « retour du refoulé » mais bien comme une tendance contemporaine dans laquelle le medium (l’intercesseur entre le monde des vivants et le monde des morts et, plus généralement, les « mondes surnaturels ») occupe une place paradigmatique, révélant des évolutions plus globales qui touchent l’Occident en général[1].

 

ESOTERISME ET PROTESTANTISME

De prime abord, il peut apparaitre paradoxal que ces pratiques perçues comme « irrationnelles » que sont le médiumnisme et l’ésotérisme se manifestent dans une société fondamentalement luthérienne donc, normalement, peu encline à accueillir ces activités. En effet, en Islande, l’Eglise Nationale d’Etat est ultra dominante mais cela relève moins d’une foi exacerbée que d’une référence identitaire : ainsi si 99% des enfants passent leur confirmation à l’âge de treize ans, celle ci tend  à se séculariser (comme la fête de Noël chez nous). Cependant, cela n’empêche pas l’existence de diverses  « sectes » protestantes  (« sectes » au sens de Max Weber) ainsi que de diverses associations libres ésotériques. Cette relative tolérance du luthérianisme semble favorisée par le fait que l’introspection et la relation individuelle à Dieu ou aux êtres de la surnature constituent des points communs au protestantisme et à l’ésotérisme. Cela montre déjà à quel point l’analyse des relations entre croyances ne peut être réduite à quelques règles schématiques et réclame une étude précise. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, l’ésotérisme en Islande est une invention récente. Même si on trouve dans l’ère pré-chrétienne des références aux magiciens qui se déplacent en rêves,  sortent de leur corps ou se métamorphosent, on peut considérer que le mouvement médiumnique va trouver ses racines dans l’essor du spiritisme européen au 19ème siècle. A cette époque le spiritisme ne passe pas pour une manifestation d’irrationalité ; bien au contraire, il est intégré dans un mouvement positiviste et scientiste qui cherche à soumettre à l’expérimentation des phénomènes inexpliqués, phénomènes qui ne relèvent plus du « surnaturel » mais du « paranormal ». En Islande, Pons date le commencement du spiritisme au début du 20ème siècle : le premier médium, Indridi Indridason, est révélé en 1906 et la première association de l’Islande autonome, une société « psychique-spirite » (la SRFI) fut créée en 1919.

Comment expliquer l’essor de l’ésotérisme en Islande ? Christophe Pons rejette l’explication consistant à voir dans l’ésotérisme une réponse aux conditions naturelles et sociales difficiles de ce pays. Il y perçoit plutôt la manifestation de l’émergence d’un sentiment indépendantiste à partir de 1880. Sentiment d’autant plus fort que  l’Islande étant perçue comme détentrice d’une identité originelle nordique préservée grâce à son isolement géographique (Pons remarque d’ailleurs que les références aux elfes et aux rochers d’elfes se développent notamment après l’indépendance de 1944). Mais il faut ajouter que cette volonté de distinction identitaire se fit également à la même époque sur la base d’une religion chrétienne cherchant à se distinguer du christianisme colonial ; une théologie libérale aux soubassements nationalistes en accord avec les principes scientifiques, progressistes et positivistes issus du 19ème siècle. L’ésotérisme moderne fut donc explicitement mis au service de cette entreprise de construction d’une identité collective. Ainsi, entre 1918, date de l’autonomie islandaise, et 1944, date de son  indépendance, il n’y eut qu’une seule société spirite, la SRFI à Reykjavik, mais à partir de 1940 se constitua un maillage territorial dont les pics se situèrent dans les années 1970 et 1990. Aujourd’hui, il y aurait  vingt-trois sociétés spirites sur le territoire.

 

ORGANISATION, MEDIUMS, ÊTRES SURNATURELS.

L’organisation islandaise est aujourd’hui fondée essentiellement sur le modèle de ces sociétés spirites et les mediums professionnels opèrent au sein de ces sociétés. Mais si, autrefois, ils en étaient dépendants, un rééquilibrage s’est opéré depuis, sociétés et médiums ayant autant besoin l’un de l’autre. Toutefois, la figure du « gourou » tout puissant (dominant sur les plans temporels et spirituels) si elle existe en Islande, est de création récente (certainement issue du « New Age ») et reste minoritaire. Les sociétés spirites les plus petites sont souvent issues de « cercles de prière ». Ce sont des regroupements volontaires et informels, lieux de recueillement où l’on partage l’exercice privé d’une prière intime. Véritables « formes prototypiques » de la « secte protestante » (au sens wébérien du terme), on peut légitimement y pratiquer sa foi en dehors des structures institutionnelles. Ces cercles de prière sont nombreux en Islande et forment des lieux de sociabilité (plutôt féminine) qui renforcent le sentiment d’entre-soi (il est remarquable de constater qu’on n’y trouve aucun immigré). « Séances médiumniques » et « cercles de prière » amènent à entrer en contact avec le monde de la « surnature ».  Christophe Pons distingue au moins cinq grandes catégories d’êtres relevant de ce monde :           

+ « L’Esprit Electeur » : le personnage le plus important ; c’est l’allié du  médium, celui avec lequel il tisse un lien intime, sur le mode du compagnonnage ou de l’alliance. Pour Christophe Pons, ce personnage repose sur un substrat chrétien.

+ Viennent ensuite les « Esprits auxiliaires », alliés personnels des mediums, souvent associés à des religions non chrétiennes. Ces esprits peuvent faire partie des « non humains » (elfes, elfes lumineux, gens cachés...), des morts ainsi que  des figures du christianisme (anges, Saints,...). Loin de se raréfier ce groupe de « non humains » tend au contraire  à s’accroitre et à s’enrichir de figures nouvelles (êtres cosmiques,...).

+ Les ancêtres décédés, membres de la lignée ou proches de l’individu et de sa famille

+ La Fylgja : formellement le « placenta », c’est le double (un défunt) qui suit et protège l’individu au cours de son existence.

+ Les « morts thérapeutes : ils n’ont pas de liens particuliers avec le medium mais sont nommément identifiés et ont pour vocation d’aider les vivants (c e qui correspond à des relations traditionnelles dans le monde nordique).  Cependant ils constituent une  nouveauté dans cette cosmologie dans la mesure où ils œuvrent dans un « grand hôpital ». Cette configuration est récente et constitue une innovation majeure dans la mesure où ces morts thérapeutes sont autonomes et n’ont pas nécessairement de lien de parenté avec les vivants.

L’auteur insiste fortement sur la construction du medium et notamment sur son enfance. En Islande, tout enfant est peu ou prou un « voyant » (c'est-à-dire qu’ils sont en mesure de voir les êtres non humains et sont en contact avec les morts) mais tous ne deviennent pas medium. Il faut pour cela un évènement marquant, se déroulant généralement dans l’enfance, et une claire conscience de son destin (le destin étant maître dans la cosmologie nordique).

 

EVOLUTIONS LIEES AU MEDIUMNISME

L’analyse de l’évolution du médiumnisme depuis la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle est au cœur de l’ouvrage de Christophe Pons et elle permet de comprendre sa place dans la société islandaise et qui n’est pas celle d’une survivance archaïque. A l’origine, le mediumnisme s’est inscrit dans la logique du spiritisme du 19ème siècle c'est-à-dire dans une volonté d’expliquer rationnellement des phénomènes paranormaux (et non plus surnaturels) avec une volonté de démonstration et une tendance au spectacle (avec des risques évidents de fraudes). Mais parallèlement à ces recherches scientifiques se développèrent des écrits populaires sur le thème des voyants, les « narrations du peuple » ; il y avait alors à la fois des écrits savants et des populaires sur ce thème. C’est ainsi que la question des « autres mondes » a, par la suite, peu à peu déserté le champ scientifique pour se réinscrire dans le champ religieux, ou plutôt mystique. Cela s’est caractérisé par le fait qu’on n’essaie plus de « prouver » l’existence de phénomènes paranormaux mais que, dans le cadre des séances mediumniques et des cercles de prière, les participants inscrivent leur pratique dans la recherche d’un  « soi » intérieur. On va alors vers un processus « d’individuation » c’est à dire la recherche d’un soi supposé authentique (ce qui est le même objectif que dans les sociétés occidentales ne connaissant pas ces pratiques – à ce titre Christophe Pons cite les travaux de De Singly). Cette tendance à l’individuation se retrouve aussi dans l’analyse des pratiques médiumniques. Au début du 20ème siècle, la situation du médium relevait plutôt de la possession, notamment par un ancêtre de la lignée. Le rapport à la parentèle était donc essentiel, plus précisément à la filiation matrilinéaire (Pons montrant qu’il y a une double filiation, patrilinéaire pour le monde d’ici bas et matrilinéaire pour le monde surnaturel, ce que l’auteur explique en empruntant aux démarches structuralistes de Lévi-Strauss). Puis, peu à peu, on a vu apparaitre l’idée d’un « allié » (parfois un « être caché ») que le medium choisit soit sur le mode du compagnonnage fraternel si le medium est un homme, soit sur le mode de la relation conjugale si le medium est une femme (l’allié étant toujours un homme). On se retrouve alors dans un triple mouvement relatif à l’individuation : partant du sujet dans son groupe lignager, la narration du medium porte ensuite sur le sujet seul pour revenir au groupe, moins familial que social. De plus, la voyance qui était attribuée à la lignée est de plus en plus présentée comme une qualité personnelle. Enfin, plus récemment se développe le thème des « vies antérieures » qui ne renvoie plus à la lignée mais à des propriétés propres au médium. Dans leur déroulement, les séances médiumniques seront prises entre les deux tendances que sont la possession et le chamanisme, le second supposant, à la différence du premier, que l’intercesseur contrôle la relation avec l’autre monde. Ce point est important car on trouve une forme de complémentarité entre deux tendances  qu’on oppose généralement dans les travaux ethnologiques. Il faut toutefois noter que si la possession fut autrefois la pratique la plus courante dans le médiumnisme pratiqué en Islande, le chamanisme prend de plus en plus de place (ce que l’auteur interprète comme un autre élément de l’individuation). Les « cercles de prière » et les séances médiumniques apparaissent aussi comme des lieux de sociabilité essentiels. En général, on y va la première fois à la suite d’un évènement particulier (décès d’un proche,...) mais si on y retourne c’est pour y passer une bonne soirée en étant en contact avec ces proches décédés. La soirée est en général structurée en trois étapes : l’appel à un ancêtre défunt,  le secours des vivants à une âme défunte en peine, et, à l’inverse, une aide prodiguée par les « morts thérapeutes ». On voit combien s’instaure une forme de solidarité entre les deux communautés des morts et des vivants. Comme chacun des participants peut être interpellé par un défunt, l’improvisation y est forte et, après la séance, les participants se retrouvent autour d’un thé et de gâteaux pour en reparler et échanger leurs impressions.

Christophe Pons en tire quelques conclusions sur le « concept de croyance ». Alors que dans le cadre des séances spirites scientifiques il fallait des preuves pour « croire » et que la Religion suppose une croyance « absolue », Pons indique que dans les séances médiumniques une croyance « minimale » suffit ; cette croyance minimale peut, par exemple, correspondre aux idées que « les morts sont avec nous » ou que « les morts nous suivent »[2] .

 

VERS UN REENCHANTEMENT DU MONDE ?

L’idée d’une rationalisation et d’un désenchantement du monde qui ferait des séances médiumniques un archaïsme est, en fin de compte, liée au schéma général « communauté/société » qui nous vient de Tönnies.  Christophe Pons montre que ce schéma, si on l’applique dans une optique évolutionniste simpliste[3], se prête mal à de nombreuses sociétés et notamment à la  société islandaise. L’Islande emprunte aux deux modèles : c’est une société lignagère où chaque individu dépend de ses relations généalogiques mais où chacun a l’occasion de se construire par lui-même son prestige (ce qu’on retrouve dans les sagas). Pour Christophe Pons, l’Islande se réclame du monde occidental et de sa modernité mais aussi du « monde du nord », de l’arctique et du mysticisme qui lui est associé.

Le livre de Pons nous permet donc de résoudre en partie une énigme qui est de savoir comment un pays développé a pu échapper au mouvement de rationalisation du monde et de désenchantement. En fait, l’énigme n’est qu’apparente car pour Christophe Pons c’est l’idée même de désenchantement du monde qui est illusoire, l’homme ne cessant de réenchanter son environnement social. Par là même, il nous montre que l’Islande vit des évolutions similaires aux autres sociétés, notamment le mouvement d’individuation, peut être dans le cadre de croyances mieux assumées. De plus, ces croyances dans les relations avec les morts s’inscrivent à la fois comme un élément de sociabilité collective et comme un élément de l’identité islandaise. Mais pour cela, il a fallu que Pons adopte une véritable posture d’ethnographe (mais valable aussi pour les sociologues ainsi qu’il le rappelle en citant Durkheim) consistant à prendre au sérieux le discours des acteurs. Prendre au sérieux le discours des acteurs veut dire éviter les deux écueils que seraient une attitude sèchement « positiviste » amenant à regarder ces croyants de haut ou, à l’inverse, verser dans le mysticisme. Prendre au sérieux veut dire ici que les croyances collectives sont des éléments actifs dans la société et que les morts, les êtres cachés ou les elfes existent en tant qu’êtres sociologiques quoi qu’on en pense par ailleurs.

 

 

[1] Cette note de lecture ne suit pas strictement l’ordre des chapitres du livre. Les intertitres sont de mon fait.

[2] Il me semble que nous ne sommes pas très éloignés de l’idée de « croyances conditionnelles » qu’on retrouve chez le sociologue Gerald Bronner.

[3] Démarche fréquente mais qui ne correspond pas vraiment à  l’analyse minutieuse de Tönnies.

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