Michèle THERRIEN - PRINTEMPS INUIT NAISSANCE DU NUNAVUT - indigène Editions - 1999
PRINTEMPS INUIT
NAISSANCE DU NUNAVUT
Michèle THERRIEN - indigène Editions - 1999
Cet ouvrage, publié en 1999, a été écrit alors qu'on envisageait la création d'une nouvelle entité territoriale sur le territoire canadien, le Nunavut. L'auteure aborde cette question avant tout d'un point de vue ethnologique en confrontant la décision politique de création d'un nouveau territoire à la culture des Inuits.
Le premier Avril 1999 fut créé le « Nunavut » (« Notre Terre »). Situé au Nord du Canada, il s'agit d'un territoire géographiquement immense (un cinquième du Canada) composé de vingt-sept communautés regroupant 2400 personnes dont 85% d'Inuits. Le Nunavut n'est pas un territoire politiquement autonome mais possède le statut d'administration publique non ethnique (avec prise en charge d'activités diverses comme le tourisme ou la culture,...). La voie suivie est celle du partenariat et de la convergence d'intérêts avec l'ensemble du pays. Cependant, et contrairement à d'autre cas comme celui de l'indépendance du Groenland, il a été décidé que la moise en place de cette administration se ferait dans le respect de la culture Inuit mais, on s'en doute, cela n'a pas été sans contradictions ni conflits.
CONCEPTIONS DU TERRITOIRE
Constituer une entité administrative c'est constituer un territoire mais sa perception n'est pas la même selon la culture des Qallunat et la culture Inuit. Traditionnellement, pour les Inuits, il n'y a pas d'idée d'appropriation physique d'un territoire mais seulement symbolique et il n'y a pas d'idée de propriété parceque les chasseurs se pensent d'abord en territoire animal (ce qui engage le type de liens spécifiques existant entre les Inuits et les animaux). De plus, et ce n'est pas sans rappeler certaines mythologies, les Inuits voient des rappels anatomiques dans leur environnement, rappels qui s'actualisent dans le langage : ainsi le terme « silatuniq » (sagesse) est apparenté à « sila » (air), « quemaniq » (savoir chamanique) à « quau » (lumière du jour) ou « tarniq » (composant immatérielle de la personne) à « taaq » (l'obscurité). (Voir extraits n° 4 et 5)
De même, les toponymies ne servent pas au repérage dans l'espace mais à l'intégration au milieu par le sentiment d'appartenance.
Dans un environnement où le paysage change totalement avec les saisons, celui-ci se caractérise à la fois par sa dimension spatiale (« tout ce qui se déploie autour d'un point central ») mais aussi temporelle (« tout ce qui est plus ou moins mobile »). Le territoire est donc aussi un lieu d'affirmation de soi. Les connaissances relatives au territoire s'organisent donc autour de trois catégories opératoires : la relation, la relativité et la subjectivité. Par exemple, les lignes entre deux lieux ont plus de signification que les lieux eux-mêmes, l'espace est perçu comme mobile et changeant et les discours qui en découlent sont personnalisés et spécifiques. Voila pourquoi nul n'oserait instaurer son savoir en connaissance absolue et universelle et pourquoi le respect du savoir de l'autre est central dans la culture inuit. (Voir extrait n° 2)
Pour la création du Nunavut, il a donc fallu accepter la confrontation de ces deux perceptions du territoire, possédé légalement comme un bien extérieur et partagé dans ses usages avec les espèces animales.
DU GIBIER EN GENERAL ET DU PHOQUE EN PARTICULIER
Le territoire est partagé avec les animaux ce qui pose la question essentielle de la place du gibier et notamment du phoque, dans la culture Inuit.
Pour les Inuits, il y a un échange continuel entre les hommes, la nature et l'invisible et la mort n'est pas perçue comme une destruction (Voir extrait n° 3). La frontière entre le monde visible et l'invisible, le profane et le sacré, est donc ténue. La chasse est l'activité centrale et symbolique qui permet de relier ces deux mondes. On comprend milieux alors l'importance du phoque dans la culture Inuit qui n'est pas seulement au centre des ressources et de l'économie mais aussi au centre des rapports entre Profane et Sacré. Autant qu'une ressource alimentaire, il constitue également une ressource identitaire.
De fait, il y a un échange continuel entre l'Inuit et le phoque : c'est par exemple le phoque qui décidera s'il doit être tué. L'usage parcimonieux de la langue est essentiel entre l'Inuit et le phoque et si l'on doit parler au phoque c'est par l'entremise de la langue sacrée (et non de la langue profane), au risque de voir le phoque, outragé, s'enfuir. (Voir extraits n° 9 et 10)
Chez les Inuits, la relation entre les hommes et leur environnement géographique et animal (s'intégrant de manière plus globale dans la pensée chamanique) est donc fait de ressemblances et d'échanges, à l'inverse de la relation de domination que les Qallunat ont établi avec leur environnement. On comprendra que la notion de « protection de l'environnement » n'aura pas la même connotation dans les deux cas.
PAROLE ET LANGAGE
La parole est d'importance dans la culture nuit, nous en avons eu un aperçu avec la relation qui unit le chasseur au phoque. De plus, l'Inuit doit montrer une maitrise constante de la forme et du contenu de la parole ainsi que de sa complexité (où on a plus recours aux termes de parenté qu'aux noms de personnes).
Une autre question s'est posée quant à la question de la constitution du Nunavut, c'est celle de l'harmonisation de la variété des langues ainsi que de l'écriture qui devrait toucher l'ensemble des Inuits du Canada, du Groenland et de l'Alaska. En effet, les Inuit disposent de deux langues écrites : l'écriture alphabétique et l'écriture syllabaire.
L'écriture syllabaire est composée de 45 graphèmes qui représentent soit trois voyelles, soit une consonne suivie d'une voyelle. Elle est nommée « qaniujaaqpait » c'est-à-dire « il fait avancer les signes à plusieurs reprises en leur faisant faire de petits sauts » et est caractérisée par la juxtaposition et la régularité alors que l'écriture alphabétique, dénommée « qaluijaaqpait » (« il les fait à plusieurs reprises se chevaucher») est perçue comme « chevauchement et désordre ».
La langue syllabaire est associée à la tradition (le syllabaire est comparé aux traces des hommes et des animaux sur la neige et la lecture est l'équivalent d'un chasseur qui suit une trace). Par conséquent, elle est surtout la langue des personnes âgées et des non scolarisés (il n'y a pas d'écrit en syllabaire au-delà de la troisième année de scolarité) et les jeunes ont du mal à la lire avec une certaine vélocité. Comme il n'y a pas particulièrement d'intérêt à suivre des études, l'auteur craint que les Inuits souffrent d'un manque d'élites sociales dans les années à venir.
ACCULTURATION
Quand les Qallunat (occidentaux) sont arrivés (jusqu'au 20è siècle), le rapport de forces était en faveur des Inuit, du fait de leur connaissance du territoire et de ses dangers, mais cela s'est inversé par la suite. Se pose alors le problème de l'acculturation (qui ne se traduit pas par une simple déculturation).
L'imposition de la structure scolaire a été catastrophique pour les Inuits qui ont été écartés des terrains de chasse dès leur plus jeune âge et qui ne sont donc plus d'assez bons chasseurs et ne sont pas non plus suffisamment qualifiés pour trouver un emploi (voir extrait n° ) ce qui fait qu'ils se sentent tiraillés entre deux mondes (voir le poème dans l'extrait n°). Pourtant, la maitrise des contradictions, du proche et du lointain, semble essentiel dans la culture inuit : ainsi, il faut savoir adopter la "juste distance" à l'égard des autres (Inuits, animaux,...) et savoir se garder d'un attachement exclusif à une personne ou à un lieu qui serait destructeur en cas de perte (voir extrait n°1).
En revanche, Internet a été spontanément accepté car d'une part il favorise les liens sur un territoire où la population est dispersée et, d'autre part, il ne remet pas en cause les valeurs de mobilité d'une population qui est restée profondément marquée par le nomadisme. (Voir extraits n°6, 7 et 8).
EN CONCLUSION
Les premières contradictions se retrouvent dans la rencontre entre le Droit Civil (et pénal) des Qallunat (occidentaux) et le Droit coutumier des Inuits, notamment en ce qui concerne le respect des ainés, le souci du gibier, du vent et de l'eau sur le territoire ; ce qui se traduit difficilement autour d'une table ministérielle. Le gouvernement du Nunavut propose donc un nouveau modèle de gouvernance intégrant les valeurs ancestrales (tradition orale, qualité des relations interpersonnelles,..., rôle de la chasse en tant que lien entre le monde visible et le monde invisible, usage parcimonieux de la de parole,...), modèle facilité par le fait que d'après les auteurs, la culture Inuit se prête aisément aux idées contradictoires qu'elle essaie d'intégrer plutôt qu'éviter ce qui lui permet d'allier la tradition à l'innovation.
Un gouvernement du Nunavut devra donc intégrer le savoir traditionnel (respect des ainés, de l'environnement,...) l'évitement du conflit, refuser la concentration du pouvoir et des biens.
PERSPECTIVES PEDAGOGIQUES
Cet ouvrage, confrontant de s données ethnologiques à un problème concret, peut être utilisé utilement dans un cours de sociologie (sur l'acculturation) ou de sciences politiques (constitution d'une entité autonome, problèmes identitaires et communautarisme, multiculturalisme,..).
EXTRAIT 1
« La relation à l'autre est soumise à des règles très complexes impliquant le recours aux règles de parenté de préférence aux noms de personnes, le renoncement autant aux comportements de repli sur soi qu'aux manifestations d'autoritarisme. Elle suppose une maitrise constante de la forme et du contenu de la parole en reconnaissant un rôle actif au silence. De plus un Inuk apprend à évaluer le degré de proximité qu'il devra respecter face aux membres de sa famille, et à ses autres interlocuteurs, en accord avec leur statut, leur âge, leur sexe. Cette notion, nommée qanittiginiq c'est-à-dire la juste distance, permet de distinguer les personnes des choses, les êtres des événements, l'imaginaire du réel, les vivants des morts ? Cette notion en va pas sans nuki, « le nerf » ou encore , « la force physique et psychique », une force inculquée dans l'enfance qui tend à freiner l'attachement exclusif à un parent , à un lieu, à une situation, comportement susceptible, face à la privation soudaine de l'être aimé, de conduire à l'autodestruction. Selon Sipuura Qitsualik : « Ce sont là des choix éducatifs incompris des Qallunaat pour qui seule la relation dyadique compte »
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 30)
EXTRAIT 2
On pourra s'étonner de leur attitude lorsqu'ils refusent de participer à ce que nous appelons un débat sain. Selon Riitsu Qitsualik : « Il ne s'agit pas d'apathie, mais de respect envers isuma, c'est-à-dire la pensée de l'autre. Dans un milieu où peu de choses sont considérées inviolables, isuma l'est. Isuma est considérée comme une propriété privée. Jadis, dans une vie de proximité physique où tout était partagé, une chose appartenait en propre à la personne, son isuma. Il en va encore de même aujourd'hui ».
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 34)
EXTRAIT 3 : RECIT MYTHOLOGIQUE PERMETTANT DE JUSTIFIER QUE LA MORT N'EST PAS ASSIMILABLE A LA DESTRUCTION ET D'EXPLIQUER LA RELATION DE L'INUIT AUX ANIMAUX.
Un fœtus perdit conscience dans le ventre de sa mère et un avortement s'en suivit. La mère voulut garder l'événement secret. Le fœtus tombé sur le sol fut avalé par les chiens. C'est ainsi qu'il vécut parmi les chiens après s'être transformé en chien. Sa vie fut difficile car, timide, il n'osait se battre pour obtenir la nourriture.
Puis il alla de métamorphose en métamorphose en prenant la forme de différents animaux. Il vécut parmi les phoques annelés et apprit que tous les chasseurs ne savent pas honorer les phoques capturés en leur offrant de l'eau douce pour étancher leur soif. Pourtant les phoques aiment s'offrir aux humains et disent même qu'ils cherchent à venir à la maison. Il vécut un certain temps parmi les loups mais trouva leur vie épuisante, car les loups marchent sans s'arrêter et toujours à la recherche de nourriture. Il arriva chez les caribous. Ce fut une halte relativement heureuse. Les caribous mangent souvent et aiment prendre la vie du bon côté mais, comme les loups ; ils marchent beaucoup et sont terriblement craintifs. Il arriva alors chez les morses. Là aussi la vie était agréable. No seulement les morses avaient beaucoup de nourriture mais ils n'avaient peur de personne. De plus, en guise de divertissement, ils passaient leur temps à s'embrasser.
Il alla ainsi d'animal en animal jusqu'au jour où il prit à nouveau la forme d'un phoque. Il se mit alors à penser qu'il voulait se transformer en être humain. Capturé par un chasseur, il profita de ce que son épouse dormait pour se glisser dans son utérus et devenir fœtus. D'abord personne ne remarqua sa présence mais on découvrit, un peu plus tard, que la femme était enceinte. Le fœtus se trouvait bien là où il était et décida d'y rester. Il montrait de temps en temps le bout de son nez comme pour regarder dehors mais sans plus. Vint le temps où il voulut vraiment sortir, car il ne lui restait presque rien à manger et surtout les murs de sa maison étaient en très mauvais état. Il se sentait si à l'étroit qu'il voulut sortir. Il fit un effort et apparut sous la forme d'un être humain. Vous pouvez deviner qu'à ce moment précis tout le monde s'agita autour de lui car il avait voulu sortir et y était parvenu. Après sa naissance, son père et sa mère respectèrent tous les rituels qu'ils devaient respecter. C'est ainsi qu'il put grandir et devenir un jeune homme du nom de Aumarjuaq, la grande braise.
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 38-39)
EXTRAIT 4
Les Inuits voient dans leur environnement des rappels de parties anatomiques suggérées par une multitude de formes ou d'apparence. Il existe des cous et des colons (certaines algues), des têtes (collines arrondies), des colonnes vertébrales (tiges de plantes, crêtes de montagnes), des langues (feuilles), des index (pointes de terre), des flancs (bords de lacs), des espaces inter-sourciliers (élévation entre deux plans d'eau), des personnes chauves (îles sans verdure), des glaces lacustres évoquant l'embryon (...) Les règles féminines (aunarutit) sont voisines de la fonte de la glace et de la neige (aunnaq). Le sang menstruel s'oppose au fœtus comme l'eau à la glace solide. »
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 50)
EXTRAIT 5
Upinngaijug : la tempête survient à l'improviste. La maladie arrive sournoisement
Akimajuktuq : face à la tempête ou la maladie la personne lute pour s'en sortir.
Iniqtumajuq : il craint que la maladie, la famine ou la tempête ne l'emporte. Il ignore l'issue de la situation et est très angoissé.
Ikullaumijuq : la température s'améliore ; la personne cesse d'être malade.
Auktuq : la neige et la glace fondent. La personne saigne un peu, par exemple du nez.
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 52)
EXTRAIT 6
La sédentarisation dans les communautés nous été imposée (...) Cette immobilité est un fléau. Voila pourquoi les Inuit sont si attachés à Internet : s'ils ne peuvent quitter physiquement leur communauté, au moins leur esprit peut voyager à volonté...Comme la communauté est un nouvel iglou, Internet est un nouveau pays »
(Riitsu Atiittuq Qitsualik - cité par M. Therrien - (Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 100)
EXTRAIT 7
« Les femmes disent qu'elles ont habitué leurs fils à vivre au grand air, ce que leur esprit et leur corps ne peuvent oublier, si bien que la vie à l'école est insupportable. En raison de leur présence, ne serait ce que sporadique, à l'école ils ne peuvent suivre efficacement les chasseurs sur la banquise ou à l'intérieur des terres. Paradoxalement, les jeunes qui fuient l'école l'ont trop fréquentée pour devenir d'excellents pourvoyeurs de gibiers, de même qu'ils l'ont trop peu fréquentée pour prétendre bien vivre du salariat. Ils se sentent humiliés, déclassés, sans perspectives ».
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 105)
EXTRAIT 8
Marcher des deux côtés de cette
Frontière invisible
Tous les jours
Et pour le reste de ma vie
C'est avoir été
Condamné à la torture
Sans avoir commis de crime.
(Aarluktuu Aipilik - Ecrivain Inuit - « Walking Both Sides of an Invisible Border »-- cité par M. Therrien - (Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions-1999)
EXTRAIT 9
« Le phoque était au centre des rapports que les Inuits côtiers entretenaient avec le sacré (...) Selon Iqallijuq Uqumaaluk, il faut après al capture d'un phoque lui donner à boire, imiqtisijuq ; ce geste permet au phoque de se régénérer et de revenir à nouveau. Immaruituq, pour sa part nous a dit qu'il ne fallait jamais qu'un animal souffre sinon il se vengera sur la personne elle-même ou celui ou celle qu'elle aime. Imaginez ce qu'on peu ressortir les chasseurs inuit lorsqu'ils ont entendu dire qu'à Terre-Neuve, les phoques étaient dépecés vivants ! »
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 108)
EXTRAIT 10
Le gibier est donc bien celui qui consent : anginnatuq signifie à la fois « il revient bredouille de la chasse » et « sa demande n'a pas été agréée »
(Michelle Therrien : « Printemps Inuit - Naissance du Nunavut » - Indigène Editions - 1999 - page 117)
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