L’ORDRE DE LA DETTE
L'ordre de la Dette
Benjamin LEMOINE
– La Découverte – 2016
L’ouvrage « L’ordre de la Dette » est centré sur la question de la Dette publique que l’auteur traite sous trois aspects[1] : Comment la Dette Publique que l’on connait est-elle apparue et s’est elle amplifiée après la seconde guerre mondiale ? Quelle image en a-t-on donné, notamment à travers les procédures de comptabilisation choisies ? Comment la question de la Dette Publique est elle arrivée à occuper le devant de la scène et apparaitre comme incontournable ? Chacun de ces trois aspects a donné lieu à des confrontations entre experts (hauts fonctionnaires, universitaires,…), médiateurs (journalistes,…) et à un mode de réception par l’opinion publique.
Histoire de la mise en marché de la Dette Publique
Dans cette première partie, Lemoine montre comment le financement des dépenses de l’Etat est passé progressivement d’un système encastré dans les institutions financières étatiques à un système dominé par les marchés. Après 1945, la génération de fonctionnaires qui contrôle les finances publiques est keynésienne et l’État français dispose de techniques qui évitent de faire appel aux capitaux extérieurs. Parmi ceux-ci, il insiste sur l’importance du « circuit du Trésor » : de nombreuses institutions financières ont obligation de déposer au Trésor Public les ressources collectées et de couvrir les déficits budgétaires. L’État s’endette donc auprès de son réseau de déposants à un taux d’intérêt qu’il fixe lui-même et qui n’est donc pas soumis au marché. De plus, le système dit « de planchers » oblige les banques commerciales à détenir une quantité de bons d’état proportionnelle aux dépôts dont elles bénéficient. L’Etat n’a donc pas de réels soucis à couvrir ses besoins mais ces méthodes, ainsi que les prêts de la Banque de France à l’État apparaissent de plus en plus comme des modes de financement monétaire auxquels on attribue toutes sortes de défauts. On observe de premiers signes de changements dès les années 1950. En 1952, Pinay évince Bloch-Lainé et met la lutte contre l’inflation au premier rang des objectifs. Dans la même période le rapport Armand-Rueff (1959) veut abolir le rôle monétaire du trésor ainsi que le privilège de l’État banquier sur fond de conception de la monnaie comme instrument technique et neutre.
Peu à peu, par touches successives, un système de financement par le marché va supplanter le système administré du Trésor : en 1963, Valery Giscard d’Estaing, ministre des finances, expérimente l’introduction de séances ponctuelles de ventes aux enchères des titres de la Dette Publique. En 1967-68, Jean Yves Haberer entreprend de démanteler le circuit du Trésor, action qui sera légitimée par le rapport Worms-Marholin-Sadrin qui valorise les mécanismes de marché. Au cours des années 1970, on va peu à peu abandonner le financement par création monétaire pour lui préférer le financement sur épargne préalable. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 ne va guère changer les choses. En effet, pour Michel Camdessus, directeur du Trésor, la dépense publique devient cause de tous les maux, c’est à dire de la Dette Publique et de l’inflation, et le financement monétaire doit être rejeté. L’idée selon laquelle il faut privilégier un financement de la Dette par les marchés commence à s’imposer en s’appuyant sur la différence conceptuelle entre « économie d’endettement » et « économie de marché ». Après la courte parenthèse 1981-83, François Mitterrand décrète en 1983 la nécessité de contenir la dépense publique et instaure le fameux chiffre d’un déficit budgétaire ne devant pas dépasser 3% du PIB. En 1985-86, Beregovoy entreprend de libéraliser le marché financier et 1985 voit la première émission d’une OAT (Obligation Assimilable du Trésor), une véritable innovation. Cette libéralisation des marchés financiers n’est toutefois pas totale. En effet, si le marché de l’adjudication de la Dette s’impose, on en exclut les particuliers. Se retrouvent alors face à face, les professionnels de la finance et de la Banque et les « zinzins » (Investisseurs Institutionnels).Cette évolution s’ancre nettement avec l’apparition des SVT (Spécialistes en Valeurs du Trésor), un ensemble d’établissements bancaires qui conseillent et assistent l’Agence Trésor sur sa politique d’émission et de gestion de la Dette. On voit donc se développer une forme de connivence, appelée à durer, entre haute fonction publique et haute finance. L’AFT est une agence semi autonome à compétence Nationale rattachée au « directeur général du Trésor et de la Politique Economique ». A la fin des années 90 on va créer l’Agence France Trésor (AFT) qui a la particularité d’être une agence indépendante de la Dette Française, confiée à des traders et non à des hauts fonctionnaires. Ce type de création s’insère dans un mouvement général en Europe (il n’y avait qu’une seule agence indépendante en 1980 et il y en a une quinzaine dans les années 90). Dès le début des années 1980, l’idée d’émettre une dette obligataire sur les marchés n’est plus seulement un projet mais s’est naturalisée et par pour une nécessité technique.
La dette entre dans le débat public
La Dette Publique, désencastrée des Institutions Étatiques et objet de marché, va donc s’imposer peu à peu. Mais elle va aussi s’imposer comme une réalité objective dans l’esprit du public. Comme dans le cadre de la zone Euro le financement monétaire n’est théoriquement plus possible et les variations de taux de change n’existent plus, l’emprunt auprès des marchés financiers devient central et la concurrence entre pays se fait sur la valeur des titres de Dettes et sur les différences de taux sur les prêts accordés aux pays emprunteurs. Il va alors se construire une dramaturgie autour des chiffres concernant la Dette, chiffres qui sont des construits sociaux issus de compromis mais apparaissant comme des données objectives et naturelles. Ainsi les critères de convergence de Maastricht, produits d’un compromis entre deux conceptions de la construction européenne innovent dans le sens où, pour la premier fois, des chiffres ont force de Loi. Tendance qui sera renforcée par la volonté d’imposer une « règle d’or » (donc d’inclure ces règles dans la Constitution). Ces critères ont également une fonction performative puisqu’ils vont dans le sens d’une réduction de la fiscalité et de la taille du secteur public. Cet aspect chiffré et comptable de la Dette Publique va avoir pour conséquence que la Dette n’est plus perçue que comme un coût et on oublie ses aspects keynésiens. Cet aspect comptable sera paradoxalement renforcé en 1997 par la commande de Lionel Jospin d’un audit sur les finances publiques. Les journalistes vont ensuite s’emparer de ces différents chiffres issus de l’audit pour différencier des comptes « sincères » et des comptes « insincères ». Il va y avoir une mise en concurrence des divers pays pour présenter les meilleurs chiffres face à la Commission Européenne. Mais cela pose la question des chiffres à retenir et de la manière dont on va les calculer puisque ces chiffres sont le résultat de constructions sociales et de choix et ne sont ni « objectifs » ni neutres. La principale décision a été d’adopter le rapport Dette Brute/ PIB. On peut préférer la notion de Dette Nette qui, en incluant les actifs possédés grâce à la dette, dédramatise le débat. Mais elle présente des difficultés de calcul liées à la prise en compte des actifs. En effet, la valeur des actifs dépende de leur valorisation sur le marché ; elle peut donc être instable et difficilement évaluable. De plus, certains actifs sont non solvables. Mais cela va avoir pour effet pervers de rendre ces actifs marchandisables dès lors qu’ils sont évaluables.
L’enjeu des retraites des fonctionnaires
L’enjeu des retraites des fonctionnaires va être crucial. Comment en effet doit-on considérer les paiements futurs des retraites ? Sont-ils assimilables à une Dette de l’État à l’égard des fonctionnaires ? Les assimiler à une Dette aurait plusieurs conséquences : cela ferait exploser le montant de la Dette Publique. Ca poserait des problèmes conceptuels : quelle valorisation de ressources mettre en face de ce passif ? Considérer ce paiement des retraites des fonctionnaires comme un passif de l’État amènerait à considérer ces retraites comme un actif et ouvre la porte à une financiarisation. Enfin les considérer comme une dette comme une autre aboutirait à une obligation de paiement à l’instar des dettes financières. Cette question de l’assimilation des retraites à une dette est donc centrale et a fait l’objet de nombreuses discussions. Finalement, le choix a été fait de ne pas les considérer comme une dette mais d’en inscrire le montant dans les annexes des divers rapports.
Le Rapport Pebereau et le site 2007
La publication du rapport Pebereau en 2005 va contribuer à faire basculer la situation. En lui-même, ce rapport n’apporte rien de nouveau mais, par sa publication en édition de poche, il contribue à « faire bouger les lignes » dans le débat public. Il va notamment reprendre l’idée qui émergeait dès les années 1990 du « fardeau légué aux générations futures » qui a le « mérite » d’utiliser la question de l’intérêt des futurs contribuables pour masquer celle de l’intérêt des prêteurs actuels et des marchés financiers. La question de la prise en compte dans ce rapport des retraites dans le calcul de la dette publique va être envisagée mais ne sera finalement pas retenue. Cependant certains chiffres vont opportunément « fuiter » (comme celui d’une Dette Publique à 145% du PIB, repris notamment par le ministre de l’économie de l’époque). En 2007, l’Institut De l’Entreprise (IDE) va mettre en place un site Internet qui a pour mission de chiffre le cout budgétaire des promesses électorales des candidats à la présidentielle, chiffrage qui se présente comme objectif et indépendant.
Ces deux initiatives, rapport Pebereau et site de l’IDE, vont avoir des conséquences majeures dans le débat public : elles vont installer la question de la Dette Publique au cœur du débat politique. Elles vont imposer l’image d’une Dette Publique qui ne serait qu’un coût en oubliant ses aspects keynésiens. Elles vont surtout « naturaliser » la question de la Dette Publique.
Toutefois, ces initiatives vont rencontrer une résistance venant notamment de l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE). Les économistes de l’OFCE vont mettre l’accent sur l’importance des actifs acquis grâce à la Dette (et montrer que les générations futures reçoivent des actifs supérieurs au montant du passif) ainsi que sur les effets keynésiens de la Dette. De plus un certain nombre d’entre eux s’opposeront au principe du chiffrage fait par l’IDE, dans une tribune où ils indiquent qu’une mesure ne peut se juger à son seul chiffrage comptable mais doit englober les conséquences attendues. L’OFCE réussira à se faire entendre par les journalistes.
L’après 2008 et de nouvelles interrogations
Évidemment la situation va beaucoup changer avec la Grande crise de 2008. Déjà en 2007 Sarkozy avait rompu momentanément avec le dogme de la Dette Publique en espérant relancer la croissance économique par une baisse des impôts (alors même que la même année son premier ministre, François Fillon, se déclarait être « à la tête d’un État en faillite »). Avec la crise de 2008 l’État est obligé d’intervenir mais la question se pose de savoir comment comptabiliser ces dépenses qui vont grossir le montant de la Dette Publique. On créé pour cela la SPPE (Société de Prise de Participation de l’État) et la SFEF (Société de Financement de l’Economie Française) ; cette dernière étant comptabilisée comme privée (l’Etat possède 34% du capital), ses interventions ne gonflent pas la Dette Publique. La crise des subprimes va ensuite se transformer en crise de dettes souveraines. A ce moment Christine Lagarde propose de distinguer le « déficit structurel » du « déficit de crise » ce qui permettrait de distinguer une « bonne » et une « mauvaise » dette.
L’auteur termine son livre en posant la question de la comparaison ente la Dette Financière et la Dette Sociale. Si la Dette Sociale devait être considérée comme une dette comme une autre, alors les engagements de l’État devraient être tenus aussi fermement que pour le remboursement d’une dette financière. Mais avancer la thèse du « fardeau des générations futures » permet de masquer cette éventualité et de masquer les différences sociales (notamment ente les enfants qui héritent des titres de la Dette et les autres). Pourquoi faire des dettes financières un engagement irrévocable et pouvoir modifier la dette sociale d’un trait de plume ?
[1] Cette note de lecture ne suit pas l’ordre de présentation des idées adopté dans cet ouvrage
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