Karl Polanyi (que sais je)

KARL POLANYI

(Nicolas Postel, Richard Sobel)

Que Sais-je ? – P.U.F. – 2024

Un auteur essentiel pour penser le monde actuel

Karl Polanyi (1886-1964) est connu essentiellement pour deux livres, « La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, » (1944-1ère édition française en 1983) et « Commerce et marché dans les premiers empires : Sur la diversité des économies »  (1957 -1è édition française en 1975 – réédition en  2017) et devient aujourd’hui une figure importante du champ de l’analyse économique. L’ambition des auteurs de ce « Que sais-je ?» est donc de présenter les apports de Polanyi mais le titre est toutefois quelque peu trompeur car il suggère que seules les thèses de Polanyi seront abordées. Or il s’y ajoute une analyse de la situation des économies occidentales après 1945 (après la parution de « La grande transformation » à la lumière des thèses de Polanyi). Sur six chapitres, trois sont consacrés à la présentation du travail de Polanyi (« Définir l’économie et l’économique », « Capitalisme et désencastrement », « Du marché au totalitarisme ») et trois à des applications de la démarche de Polanyi (« Le fordisme d’après guerre… », « Penser les crises actuelles avec Polanyi », « Penser la société post-croissance avec Polanyi »). La définition de l’économie selon Polanyi est dite substantiviste et diffère fortement de la définition formelle selon Lionel Robbins qui s’est imposée dans les manuels et dans les programmes de lycée. Selon Polanyi, l’économie est « un processus institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit  par la fourniture continue de moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ». Celle-ci diffère de la définition formaliste puisqu’elle parle de besoins liés à la subsistance et ne suggère pas l’idée d’infinité des besoins (on n’est donc pas amené à  supposer la présence d’un homo-œconomicus calculateur et maximisateur) et qu’elle prend en compte les liens entre les humains et leur environnement. De fait, cette définition peut s’appliquer à une gamme diversifiée de sociétés (ou de modes de production) et pas seulement à la société capitaliste. Plusieurs points essentiels en découlent : il n’existe pas de « lois naturelles » (valables en tout temps et en tout lieu) régissant l’économique et donc pas de « On Best Way » (ou pas de « TINA » : « there is no alternative »). En revanche, l’économie est encastrée dans le social qui est lui-même encastré dans  la biosphère. On voit bien la différence avec l’économie néo-classique et les perspectives en termes de développement durable qui envisagent l’économie comme partiellement ou totalement indépendante du social et de la biosphère.

Désencastrement.

Une autre différence avec les approches néoclassiques est que l’analyse de Polanyi est ancrée dans un questionnement d’actualité qui était de comprendre la montée du fascisme avant-guerre, montée qu’il attribuait au développement des marchés concurrentiels et du mythe du marché auto régulateur. Cette montée commence avec le « désencastrement » du marché qu’il perçoit au 19ème siècle. Ce terme ne signifie pas simplement une extension des marchés (une « marchandisation ») mais que les rapports de dépendance qui allaient de la biosphère à la sphère sociale et à la sphère productive sont inversés : c’est maintenant l’économie qui s’impose à la biosphère. Généralement on met l’accent sur la distinction que fait Polanyi entre différents canaux de distribution des richesses : l’économie domestique (ou l’autoconsommation), la redistribution centralisée (qui passe par l’État, le prince ou le seigneur,…), la réciprocité (essentiellement les mécanismes de don et de contredon), et le marché. Les auteurs insistent surtout sur l’entrée dans les mécanismes de marché de trois « objets » qui n’auraient jamais du y entrer : la terre, le travail et la monnaie. Pour cela il les nomme « marchandises fictives ». En effet, une marchandise peut être définie comme tout « objet » (ou service) qui est produit par les humains dans l’objectif d’être vendu or la terre n’est pas produite par les humains, la monnaie est produite mais n’est pas destinée à être vendue et le travail « qui n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même » (Polanyi) ne devrait pas faire l’objet d’une validation marchande. Or ces trois « objets » vont commencer à être considérés comme des marchandises. La marchandisation de la terre va débuter avec le mouvement des enclosures, celle du travail sera le fait de l’abolition des lois de Speenhamland » (sur laquelle Polanyi insiste beaucoup) et celle de la monnaie sera consécutive à la fin de l’étalon-or qui constituait un cadre contraignant (voire une Institution). Enfin, pour que l’économie se « désencastre » il a fallu également que les marchés puissent fonctionner librement ; il était donc nécessaire que les marchandises fictives soient flexibles.

            Ce désencastrement a favorisé l’essor de la révolution Industrielle que Polanyi évoque sous le terme de « Satanic Mill » (« la fabrique du diable ») en empruntant l’expression au William Blake (1808) (NB : je me permets une digression. « La grande transformation », écrite en 1944, est antérieure au « Seigneur des Anneaux » de Tolkien qui détestait la modernité. Rapprocher les écrits de Polanyi et les descriptions d’Isengard par Tolkien est assez suggestif. C’est ce que j’ai tenté de faire, avec l’aide de Jean Sebastien Auriol[1]).

Représentations collectives et épuisement de la Société.

            Cependant, le développement du marché doit s’accompagner de représentations collectives adéquates : la principale est l’idée de « marché autorégulateur » que les auteurs qualifient de « mythe » car comme tout mythe elle donne une origine au monde dans lequel nous vivons tout en obscurcissant notre observation de la réalité. De plus, elle a des effets performatifs : la croyance dans le marché autorégulateur va transformer la société en transformant les individus par des injonctions constantes à l’efficacité et à la maximisation,… et en incitant l’individu maximisateur à se situer « hors de la société ». Toutefois cette extension des marchés entraine aussi des mouvements d’opposition (Polanyi parle de « double mouvement » pour désigner l’extension des marchés et le développement des oppositions à celle-ci). Ces oppositions peuvent prendre plusieurs formes comme l’instauration de politiques sociales ou le développement d’actions collectives. Pour Polanyi ce mouvement de désencastrement va s’épuiser progressivement et stimuler l’émergence de mouvements fascistes dans les années 1920. Le fascisme peut dans ces conditions être analysé comme la conséquence que sous les coups du marché « la Société ne peut plus faire société » (mais il faut préciser que ce n’est pas l’existence de marchés qui provoque cela mais la marchandisation des « marchandises fictives » et l’exacerbation de la concurrence entre les individus qui est responsable de la destruction des sociabilités et du déclin des Institutions).

Un réencastrement partiel et à recommencer

            Après la seconde guerre mondiale s’effectuera un mouvement de « réencastrement » du marché par le fait que les « marchandises fictives » tendront à sortir de la logique de  marché. La monnaie sera à nouveau contrôlée au niveau international (« accords de Bretton-Woods » de 1944 qui fixent institutionnellement les parités des monnaies). En cette même année 1944 la « conférence de Philadelphie » met en exergue la formule « Le travail n’est pas une marchandise ». Au cours des trente glorieuses, le travail connait un processus partiel de démarchandisation : le développement des CDI amoindrit les effets d’une flexibilité des marchés, les négociations individuelles cèdent le pas face aux négociations collectives ; le salaire n’est donc plus véritablement un « prix de marché » et le contrat de travail s’accompagne de droits sociaux. Cependant la place centrale accordée au taylorisme qui implique dépendance et dépersonnalisation constitue une limite à ce mouvement de démarchandisation. Le « compromis fordiste » constitue donc une « démarchandisation partielle ». Il faut surtout voir qu’en ces temps de trente glorieuses et de croissance économique soutenue la troisième marchandise fictive, la terre, ne connait pas ce processus de réencastrement et continue à être exploitée intensivement (ne pourrait d’ailleurs pas rattacher la question du logement et de l’immobilier à la question de la terre ?). Ce réencastrement partiel ne tiendra cependant que le temps des trente glorieuses. Déjà, à ses débuts, émergent des forces en faveur du marché comme le « congrès Lippman » (1938) et la création de la « société du Mont Pèlerin ». A partir des années 1970, ces mouvements de remarchandisation se renforcent avec la fin des accords de Bretton-Woods en 1971 (et le début de la détermination des taux de change par les mécanismes de marché) et la signature des accords de la Jamaïque en 1976. On peut également citer la financiarisation croissante qui débute dans les années 1980. L’élection de Thatcher (1979) puis de Reagan (1980) constituent des points de bascule essentiels dans ce mouvement et inaugurent la remarchandisation du travail avec le développement des « formes particulières » d’emploi (CDD, interim,…) et leur flexibilisation. Certes une certaine conscience des atteintes à l’environnement commence à apparaitre mais les solutions officiellement privilégiées relèvent encore de la logique de marché (taxes, marchés des quotas…). Cela ne veut cependant pas dire qu’il ya un « recul de l’État » mais que celui-ci change sa logique d’intervention et agit en faveur de la mise en place de marchés.

            Dans l’optique polanyienne qui nous occupe il faut considérer que nous arrivons à nouveau au bout de ce mouvement de marchandisation et que cela explique la montée actuelle de l’extrême droite. Il faut donc trouver une « sortie de crise » par le réencastrement des marchés et il faut pour cela s’appuyer sur les « formes non marchandes » qui survivent depuis les années 1980. On peut pour cela regarder le maintien des différents canaux de distribution des richesses autres que les canaux marchands : l’économie domestique, les formes non concurrentielles de vente (amap,…) la redistribution (qui n’a pas fléchi ; on peut envisager le mie en place d’un revenu universel) et le secteur associatif permet de régénérer la réciprocité. Mais les auteurs considèrent qu’aux quatre formes (domestique réciprocité, redistribution, marché) dégagées par Polanyi il faudrait en ajouter une, les « communs » qui ont toujours existé mais dont on tient de plus en plus compte (notamment depuis les travaux d’Elinor Ostrom).

Décoloniser les imaginaires

            L’analyse ne peut donc pas être étroitement économiste (ou économiciste). Les auteurs indiquent que « En bon institutionnaliste, Polanyi n’est pas sociologue, économiste, historien ou anthropologue : il est un auteur de sciences sociales » (page 1). Les auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à citer Malinowski, Descola, Mauss, etc… Pour opérer la transition écologique il faut donc opérer également la transition sociale et pour cela lutter contre les fragilisations du Service Public (hôpitaux, écoles,…). Il faut également abandonner le PIB comme référent principal. L’État doit changer son type d’intervention en étant moins « descendant » et en donnant plus d’autonomie aux acteurs de terrain. Enfin il faut démarchandiser la monnaie (on peut se référer aux travaux de Jezabel Couppey-Soubeyran) ce qui fait regretter que les auteurs de ce « Que Sais-Je ? » n’abordent pas les analyses de la monnaie selon Polanyi (« all purpose money » et «special purpose money ») qui permettent au minimum de comprendre la relativité de la question monétaire. Mais ces transformations supposent un préalable c’est la transformation de nos « représentations collectives » (« décoloniser les imaginaires ») donc se débarrasser des mythes de la croissance et de l’autorégulation des marchés.

Commentaires

Il est évident que l’enseignement est en première ligne pour la question des « représentations collectives » (certes en concurrence avec la famille et les medias) et que les enseignants de SES sont en bonne position pour aider à questionner ces représentations collectives. Mais quand on regarde le programme et les directives officielles on a le sentiment d’être « mal barrés » (pour le dire familièrement). La question environnementale n’est abordée pratiquement que sous l’angle techniciste (le rôle des innovations) et économiciste (la régulation par les marchés des quotas, par exemple). La monnaie est généralement abordée de manière « économiciste » avec  une évocation de la « Fable du troc » (dans les fiches Eduscol) qui n’a rien à voir avec les approches de la monnaie chez Polanyi. Les programmes de SES actuels sont donc mal adaptés à une lecture polanyienne de l’économie. Mais ce n’est pas inéluctable puisque la démarche de Polanyi rappelle furieusement ce qu’étaient les SES à l’origine. Cela aurait bien plu à Marcel Roncayolo, auteur du premier programme de SES en 1965 qui rappelait que lorsqu’il était à l’ENS il aimait dire avec ses camarades : « S’il y avait une agrégation de sciences sociales du supérieur, ça serait bien ! On avait même composé le jury ! ». Le programme de SES s’en est clairement ressenti, inspiré non pas par Polanyi mais par Maurice Halbwachs, contempteur lui-même d’une disciplinarisation trop étroite (voir « Ce cher Maurice » ici ou ). Mais cela n’a eu qu’un temps et le programme de 2010 a entrainé une véritable transformation des SES (transformation à mon avis désastreuse). L’Apses  avait à cette occasion proposé un « programme de contournement » dans lequel Polanyi occupait une place importante (contrairement au programme officiel dont il est totalement absent)[2].

Approfondir

On trouve sur Internet de nombreux de ses écrits ou d’écrits faits sur lui. Dans la bibliographie papier, on peut conseiller une autre présentation pédagogique sympathique , alliant la présentation au recueil de textes : N. Abdelkader, J. Maucourant, Plociniczak :  « Karl Polanyi et l'imaginaire économique » - Le Passager Clandestin - 2020

Une présentation plus approfondie avec : J. Maucourant : « Avez-vous lu Polanyi ? » - Flammarion - 2011

Les deux grands textes de Polanyi :

« La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, » -Gallimard 1983)

 « Commerce et marché dans les premiers empires : Sur la diversité des économies » - Bord de l'eau - 2017

Autres textes de Polanyi :

« La Subsistance de l’homme - La place de l'économie dans l'histoire et la société » » - Flammarion- 2011

« Essais de Karl Polanyi » - seuil - 2008

(mie en ligne le 21/09/2024)

 


[1] « Mythologie contre mythologie : Tolkien et l'économie » dans « Tolkien et les sciences » - Belin - 2019

[2] Apparemment ce programme n’est plus accessible en ligne. Dommage !

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