ECONOMIE ET BANDE DESSINEE
ECONOMIE ET BANDE DESSINEE –
NOTE DE LECTURE SUR DEUX OUVRAGES –
« Economix » de Goodwin et Burr –Les Arènes – 2013 et « L’économie en bande dessinée » de Klein et Bauman – Eyrolles – 2013.
Economix – La première histoire de l’économie en bande dessinée
Le premier chapitre mêle habilement économie et pensée économique. L’auteur présente les mercantilistes, les physiocrates et Adam Smith sans faire de ce dernier un pur thuriféraire de l’homo oceonomicus ou seulement un partisan du libre échange. Bien sur on aborde l’intérêt des marchés libres mais aussi leurs limites et Goodwin n’hésite pas à reprendre certains propos de Smith à l’encontre des patrons et/ou des capitalistes. Après un intermède de deux pages sur les révolutions françaises et américaines, l’auteur présente les travaux de Ricardo et Malthus et insiste sur l’aspect déductif et idéalisé des modèles de Ricardo, ce que les économistes ultérieurs auraient tendance à oublier.
Le deuxième chapitre présente la première révolution industrielle, l’essor du syndicalisme à la fin du siècle et l’action de Bismarck. Sont également abordées les idées de Marx ainsi que l’approche néo-classique et le modèle « offre-demande ».
Le chapitre 3 aborde surtout la question de l’essor des marchés financiers et des booms spéculatifs ainsi que de la concentration industrielle au niveau mondial
Le chapitre 4, consacré à l’entre deux guerres (1914-1945) est surtout fourni en données historiques : le traité de Versailles et la colère de Keynes, l’irruption du système soviétique, la montée du nazisme, la folie des années 20, la grande crise et le New-Deal,...
La guerre et l’après guerre (1945-1966) permettent de découvrir l’économie administrée (économie de guerre) et l’économie mixte et donne l’occasion de présenter Samuelson, de parler des plans quinquennaux à l’Est et de l’émergence de l’idée de tiers-monde.
1966-1980, c’est « l’ère des limites » : l’oligopolisation et/ou la monopolisation des marchés, la stagflation, la fin de Bretton-Woods. On y parle de Galbraith mais c’est aussi le « retour de Malthus » face aux problèmes environnementaux (dont on prend conscience) et le retour de Friedmann et Hayek (ce dernier qualifié de « formidable penseur »)
1980-2001 : c’est la période de « la révolte des riches », les reaganomics et la politique de la Fed, la faillite des « saving and loans » et la présidence Clinton.
Le huitième et dernier chapitre, « Le monde aujourd’hui », présente la politique de Bush junior, la bulle immobilière, la crise des subprimes et la crise mondiale. Les explications m’ont paru ici un peu moins précises que dans le reste du livre
Enfin, l’auteur présente ses propositions pour l’avenir, optique « radicalisme à l’américaine » (bien entendu, on peut tout à fait apprécier l’ensemble du livre et ne pas adhérer à ces propositions).
Enfin, comme pour tout manuel d’économie sérieux, le livre propose un glossaire, une bibliographie et un index.
« L’Economie en bande dessinée »
« L’Economie en bande dessinée » nous est proposé par Yoram Bauman, économiste du développement à l’université de Washington et « économiste de One man Show » (selon la quatrième de couverture) et les dessins sont de Grady Klein.
L’auteur annonce la couleur dès le premier dessin : « Ce livre s’intéresse à une personne très importante...une personne que nous, les économistes, appelons l’individu maximisateur ».
C’est dit, le livre est une introduction à l’économie, l’économie c’est l’individu maximisateur et les économistes sont ceux qui s’intéressent à cet individu maximisateur. A la deuxième page et au troisième dessin du livre il est dit que « la théorie économique repose sur l’hypothèse fondamentale que toute personne et un individu maximisateur ». La question qui me taraude n’est pas de savoir si tout individu est maximisateur ou non mais si « la » théorie économique ne repose que là-dessus. On peut également lire page 3 : « Aux yeux d’un économiste, tous les individus maximisateurs sont égaux ! » puis « L’économie s’intéresse aux actions des agents maximisateurs et aux interactions entre ces agents ». Le livre est composée de trois parties « l’agent maximisateur » », « les interactions entre agents » et « les interactions sur les marchés », parties illustrées dès l’introduction par trois dessins, respectivement un Robinson sur son île, deux prisonniers dans une cellule (référence, évidemment, au dilemme du prisonnier) et une famille dans une automobile. (Il faut remarquer que les deux premières illustrations présentent des individus manifestement désocialisés, ce qui en dit beaucoup sur cette approche). Mais ce livre, dit l’auteur, ne parle pas de macro-économie (ce sera l’objet d’un second volume) et Bauman rajoute que « les microéconomistes se trompent sur des points de détails...tandis que les maroéconomistes se trompent sur toute la ligne » (j’aurais envie de lui retourner la citation de Galbraith, je cite de mémoire : « Les économistes néoclassiques préfèrent des erreurs simples à des vérités complexes »)
La première partie commence par l’évocation de la main invisible assimilée à une « vision paradisiaque du monde » et à la « tragédie des communs ».
Puis l’auteur présente les arbres de décision, le calcul à la marge, la prise en compte du temps et des risques ainsi que l’échange. La deuxième partie s’intéresse au « partage du gâteau », aux situations « Pareto efficaces », à la théorie des jeux aux différentes types d’enchères, et se termine sur « la grande question de la microéconomie » : « Dans quelle circonstances le choix optimal de chaque individu mène-t-il à un résultat bon pour l’ensemble du groupe ? » (évidemment c’est grâce « aux marchés concurrentiels »)
La troisième partie consacrée aux interactions sur les marchés : l’offre et la demande, la question des taxes et de l’incidence fiscale, les marges et les élasticités. Enfin elle se termine sur un chapitre intitulé « vue d’ensemble » dans lequel on croit reconnaitre une boite d’Edgeworth et qui commence par ces mots : « Les économistes voient le monde différemment...la vision du monde économique est très fortement influencée par une idée très simple : les marchés concurrentiels c’est chouette »
La conclusion reprend l’ensemble de l’argumentation du livre en rajoutant une idée qui me semble étrange puisque l’auteur fait dire à Arrow et Debreu « qu’ils ont vu la main invisible » (il ne me semble pas que c’est ce qu’on peut déduire des travaux de Arrow et Debreu)
Le livre est muni d’un glossaire mais il n’y a ni index ni bibliographie.
La lecture simultanée des deux livres est fort instructive
Le livre de Bauman est une illustration de l’approche dominante (ou mainstream) en économie.
Premier constat : le port des œillères qui semble typique (ou au moins « ideal-typique ») de cette démarche : l’économie c’est la microéconomie et les économistes sont ceux qui s’occupent de l’individu maximisateur. Manifestement le reste n’existe pas. Il n’est nul besoin de contester les autres approches des phénomènes économiques puisqu’il ne s’agit pas d’économie (ou de « science économique »).
Ensuite, les situations présentées sont toujours fictives et les individus irréels : Robinson sur son île, deux prisonniers dans leurs cellules, des hommes et femmes préhistoriques prénommés « Mog » et « Ooga », etc... des personnages totalement désocialisés censés réfléchir selon les mêmes principes de maximisation qu’ils soient hommes préhistoriques, anges ou citadin actuel. Evidemment, les anthropologues, les historiens et les sociologues n’ont pas leur mot à dire.
A priori, je n’ai rien contre les modèles, les jeux et les situations amusantes : ayant découvert les sciences sociales au lycée en lisant les « règles d’or de Parkinson », « Le principe de Peter » et « micropsychologie de la vie quotidienne » d’Abraham Moles, je ne pourrais récuser cette optique. Mais ces auteurs savaient qu’ils travaillaient sur des situations fictives et ne manquaient pas de les confronter au réel par la suite. On ne trouve pas cela dans le présent livre. Un exemple flagrant peut être donné pages 46-47 lorsque l’auteur prétend que la loi des grands nombres accroit la probabilité que le gain espéré se rapproche de la valeur moyenne et que « la loi des grands nombres peut aussi servir si vous investissez en bourse ». Même si l’auteur aborde ensuite la question des asymétries d’informations (avec les fameux Lemon d’Akerlof), on se demande s’il a regardé le monde réel depuis 2008 et s’il a lu des auteurs comme Mandelbrot (il n’aborde pas, par exemple, la question des prédictions créatrices et des bulles, notions évoquées dans « Economix »).
Enfin, s’il cite des auteurs, ce n’est que Smith et Arrow-Debreu, et de manière totalement décontextualisée.
Je vais avoir du mal à cacher que je préfère, et de loin, « Economix » de Goodwin (qui n’est pas économiste) et Burr. Dans ce livre l’analyse de l’économie est contextualisée ; l’utilisation de l’Histoire Economique (centrée sur les Etats-Unis) permet de comprendre la genèse des théories économiques. La présentation de Smith semble nettement plus fidèle à la réalité que celle qui est faite dans le livre de Bauman. On n’y cache ni le rôle de la contingence ni les rapports de force. Enfin, l’auteur est conscient de l’existence d’une pluralité de visions de l’économie, il ne prétend pas être « neutre » et il propose ses solutions (qu’on peut partager ou pas).
Quel livre conseillerais-je à un néophyte en économie ?
Hé bien, malgré ma préférence pour l’un des deux, je conseillerais les deux car la lecture de ces deux livres permet de comprendre clairement ce qu’on appelle « orthodoxie » et « hétérodoxie » en économie. Le lecteur comprendra clairement qu’une des deux approches relève des « sciences sociales » alors que l’autre, qui se nomme elle-même « La science économique » est avant tout une branche des jeux logiques. Le lecteur verra clairement que l’approche en termes de modèles présentée par Bauman peut être utile mais à condition qu’on n’oublie pas de recontextualiser par la suite les résultats obtenus. Il sera facile de montrer que la théorie économique dominante a fini par oublier cette contextualisation et s’est laissée aller à « confondre beauté et vérité » (selon les mots de Paul Krugman[1]). Enfin, si on s’appesantit sur le seul cas des crises financières, on comprendra facilement pourquoi les rares « qui ont vu » la crise de 2008 arriver se situent plutôt dans la mouvance hétérodoxe, au contraire des économistes orthodoxes (dont certains, comme Bauman, n’ont pas encore vu cette crise), ce qui est du, non seulement aux impasses de leur approche mais aussi au fait qu’ils ont refusé d’accorder quelque crédit que ce soit à ceux qui abordaient le problème autrement (économistes hétérodoxes, historiens, sociologues, anthropologues,..)
Mais cela permet aussi d’expliquer au public que l’enseignement des « sciences économiques et sociales » est en train de s’éloigner de l’approche contextualisée de « Economix » pour se rapprocher de celle des jeux de Bauman. Si nous sommes encore critiqués et dénigrés par quelque journaliste ou économiste prétendant que nos élèves n’ont pas accès à la « véritable science économique », disons le, si on nous reproche de ne pas céder aux sirènes de la décontextualisation de la « vraie économie », personnellement j’en suis plutôt fier et heureux.
A gauche, la première page d’Economix de Goodwin et Burr. A droite, « L’Economie en BD » de Bauman et Klein. On remarquera la différence de perspective. Quelles sont els motivations des lecteurs ?
economix-page-1.jpg bauman-1ere-page.jpg
[1] « A mon avis, les économistes se sont égarés, car ils ont, en tant que groupe, confondu la beauté - revêtue d’imposants atours mathématiques - avec la vérité. » - http://thorstein.veblen.free.fr/index.php/documents/81-paul-krugman-nous-nous-sommes-tant-trompes.html
Ajouter un commentaire