LE RETOUR D'ANTOINE D. : ANTOINE D. TERRASSE LE CHÔMAGE AU CAFE DU COMMERCE.

     Depuis quelques années déjà, Antoine D. avait pris l’habitude de boire son café du matin au bar des sports, lieu idéal non seulement pour se ragaillardir avant une journée de travail mais aussi pour prendre le pouls de l’opinion et prendre connaissance des dernières analyses économiques en cours. Car le café des sports était plein à craquer d’experts économiques : selon le principe de « l’effet de position », chacun se sentait placé au mieux pour juger des causes du chômage  et proposer quelque solution définitive.

            Le patron du café, en premier lieu, se plaignait du poids des salaires, et surtout des charges sociales, qu’il devait verser, véritable boulet qui l’empêchait d’embaucher un serveur en plus. « J’en aurais bien les moyens, disait-il et un serveur de plus pourrait s’occuper de nouveaux clients, mais ce qu’il me rapporterait ne compensera jamais ce qu’il me coûte en charges et en salaires». Un cadre d’entreprise qui venait là de temps en temps tenait un discours allant dans le même sens, mais plus abstrait, discours dans lequel il était question de liberté d’entreprise. D’après lui, quand il y a trop de chômeurs, il est normal qu’on puisse proposer des salaires plus faibles et tout le monde y gagnerait : les employeurs pourraient embaucher plus et les chômeurs trouveraient un emploi, « sauf ceux qui ne le veulent pas, bien sûr ! » ajoutait il avec un petit sourire. Mais, à l’inverse, quand les affaires vont bien et qu’on a du mal à trouver des salariés, il est normal qu’on propose des salaires plus élevés afin d’attirer la main d’œuvre. « Finalement, disait-il, s’il y a du chômage c’est que les syndicats font tout pour empêcher une nécessaire baisse des salaires » et, parfois, il se lançait dans un discours ponctué d’expressions comme « marché du travail » et « main invisible » et plein d’admiration pour ce qui avait été fait aux USA ou en GB.,Le marchand de bibelots d’à côté, lui, se plaignait plutôt du fait que la clientèle se faisait plus rare. Ses produits n’étaient pas parmi les plus indispensables et c’est la dessus que rognaient les gens dès que leur pouvoir d’achat se tassait ou qu’ils avaient quelque crainte sur l’avenir, crainte du chômage pour eux ou pour leurs enfants, crainte d’un conflit à venir,… les raisons de s’inquiéter semblaient infinies. Si les ventes avaient été plus soutenues, il aurait pu embaucher quelqu’un pour l’aider. Le patron du café comme le vendeur de bibelots s’accordaient en tout cas pour juger du nombre de personnes qui abusaient des allocations chômage, qu’eux finançaient avec leurs cotisations, et qui ne se démenaient pas pour trouver un emploi, préférant se complaire dans une situation « d’assisté ». Ces discours avaient le don d’agacer un des clients : lui, disait il, s’était retrouvé au chômage il y a plus d’un an à la suite d’une restructuration de son entreprise et faisait tout pour retrouver un emploi, quitte à y perdre par rapport au chômage, parce que, disait il, « il en avait assez que ses enfants le voient comme un chômeur », «  que passer son temps entre l’appartement et le bistrot n’était pas une vie » ; «  qu’il préférait s’occuper utilement et avoir des collègues de travail avec qui converser. », bref « que le boulot, c’est d’abord un salaire mais çà n’est pas qu’un salaire ». Le coupable, il l’avait trouvé, c’était la machine. Là où, autrefois, il fallait trois ouvriers pour faire un travail, il n’en faut plus que deux aujourd’hui et « si çà continue, disait-il,  on n’embauchera plus personne ». « La machine tue l’emploi ! Je l’ai vu ! ». « Et puis, j’ai vu à la télévision qu’ils ont fermé une usine qui faisait du profit pour la réimplanter dans un pays de l’Est ! Tout çà pour qu’elle soit encore plus rentable ! Pour qu’elle baisse encore plus ses coûts de production et que les actionnaires puissent avoir des dividendes plus élevés ! ». L’ennemi n’était plus seulement la machine, c’était aussi le « capitaliste ».

            Evidemment, pour certains, l’ennemi c’était l’étranger : « l’étranger qui vient en France pour prendre nos emplois », disait le patron du café, apparemment indifférent au fait que sa clientèle était aux trois-quart composée d’immigrés. Mais aussi le pays étranger qui attire des entreprises cherchant une main d’œuvre peu coûteuse ; mais si on est scandalisé par les délocalisations d’entreprises à l’étranger, on oublie parfois de mettre en regard les implantations d’entreprises en France ; quelle est l’importance de l’une et de l’autre ? Difficile à dire et le seul moyen pour en avoir une idée est d’avoir recours à des statistiques, hélas imparfaites. Longtemps, l’image de l’étranger, çà a été aussi les entreprises étrangères qui faisaient concurrence aux entreprises françaises : le propos est resté mais Antoine semblait l’entendre moins souvent qu’auparavant ; il est vrai qu’on s’était habitué à ce que les automobiles soient aussi bien des Volkswagen et des Toyota que des Renault et que les consoles vidéos soient rarement françaises ; l’arrivée de produits étrangers semblait finalement avoir eu pas mal d’effets bénéfiques.

            Parmi toutes ces analyses, il y avait des « modes ». Certaines semblaient soudainement partagées par tous avant de s’effacer discrètement et d’occuper la place d’une explication comme une autre. Ainsi, l’Ecole fut elle un moment accusée d’être responsable du chômage car elle ne formait pas les élèves aux emplois présents sur le marché du travail. Comme souvent, cette critique reposait sur un certain nombre d’éléments réels – notamment le décalage entre certaines formations fournies et les qualifications demandés par le système productif- cependant elle se fit plus discrète quand on s’avisa que le chômage est avant tout dû à un décalage quantitatif entre offre et demande de travail et qu’une meilleure formation, aussi souhaitable soit elle, ne change rien au fait que le système productif peine à  « résorber » l’arrivée de nouveaux actifs. D’autres explications, en revanche, disparurent et ne sont pas en passe de réapparaître, du moins peut on l’espérer. Ainsi, dans les années 70 on entendait fréquemment attribuer l’augmentation du chômage au fait que les femmes se mettaient à occuper des emplois alors qu’elle « auraient pu rester au foyer pour laisser leur  place à un chômeur ». Il est vrai que l’augmentation de l’activité féminine était assez récente – elle date du début des années 60 – et qu’elle avait pu déstabiliser quelques mâles de l’époque. Maintenant, elle semble entrée dans les mœurs et on ne songe plus à la remettre en cause.

            Avec ce tour de bistrot, il apparaît que chacun pense avoir sa solution au chômage parce que chacun a un bout d’explication, mais un bout seulement, déterminé par la position qu’il occupe dans la société. De là, il est tentant de rechercher un responsable unique, un bouc émissaire : l’Etat, l’Ecole, le progrès technique, l’étranger, le patron,… Tout cela est finalement facile à faire : trouver une cause parmi d’autres est facile, en revanche, faire une véritable analyse du chômage suppose de prendre en compte chaque explication partielle et d’être capable de surmonter les contradictions qui existent entre ces explications. Ainsi, les propositions faites par le patron  du café entreront en contradiction avec les propos de son client au chômage. Les analyses de ce dernier sur le progrès technique seront, elles, remises en cause par le fait que le progrès technique n’a pas été moins présent durant les trente glorieuses qu’aujourd’hui et que çà ne s’est pas accompagné, alors, d’une forte hausse du chômage.

Questions :

1) Repérez les différentes explications du chômage évoquées dans le texte et développez l’argumentation sous jacente (même si elle n’est pas présente dans le texte).

2) Essayez, quand c’est possible, de repérer de quel courant théorique relève l’explication.

3) Pour chaque explication repérez les critiques qu’on peut faire.

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