EDGAR MORIN : LA METAMORPHOSE DE PLOZEVET, COMMUNE EN FRANCE - FAYARD - 1967
LA METAMORPHOSE DE PLOZEVET, COMMUNE EN FRANCE
EDGAR MORIN
FAYARD - 1967
(Note de lecture écrite par Thierry Rogel)
Présentation
A travers cette enquête de terrain, Edgar Morin analyse l'entrée dans la modernité d'un village breton, Plozevet. Plozevet n'est pas représentative des villes françaises mais est, au contraire, atypique par sa forte scolarisation pour l'époque, le nombre important d'agrégés qui en sont issus et de l'importance politique des « rouge » dans un pays « blanc ». Plozevet peut alors être utilisé non comme un « cas moyen » mais comme un véritable « ideal-type » de cette entrée dans la modernité.
L'enquête est également particulière : pas de questionnaire formaté mais un mélange de questionnaires en constante adaptation aux situations rencontrées, d'entretiens et d'observations. Enquête difficile car Morin et ses collaborateurs doivent faire face à la méfiance des plozevetiens (surtout des vieux) qui ne comprennent pas le sens de leur travail et ont été refroidis par les résultats d'une enquête précédente.
Ni province administrative, ni région naturelle, Plozevet est un microcosme bigouden et constitue une zone folklorique au sens de Van Gennep. La personnalité collective plozevetienne peut se résumer en un mélange de méfiance, de jalousie et de sympathie.
L'émergence d'une « économie moderne ».
Une économie « rustique populaire »
En 1950, Plozevet conserve ses structures économico-sociales de 1880 : une culture « rustique-populaire » axée sur l'usage du vin rouge (qui arrive de la France du Midi vers 1880), le rôle de la buvette come lieu de sociabilité chez les hommes (et qui échappe à la tutelle de l'Eglise et des notables) et du « petit café » chez les femmes. Enfin, le bal est le dernier élément d'une culture populaire et ouverte. L'identité plozevetienne s'arc-boute sur une double identité - bigoudenne et française - et même si le breton est la langue de la communauté (distincte du français, lange de la modernité), l'identité bretonne est en retrait.
C'est dans ces années 1950 que le modernisme commence à apparaitre mais, dans un premier temps, il s'appuie sur l'archaïsme des structures plozevetiennes.
Ainsi, côté « modernité », deux usines de conserve sont rachetées en 1965 par un groupe extérieur. Mais, dans le même temps, on assiste à un réveil de la polyactivité, non pas une polyactivité de subsistance mais une polyactivité dynamique d'adaptation aux nouvelles conditions de diffusion des produits ; celle-ci touche les petits commerces (café-tabac, dépôt, café-taxi,...) qui servent de dépôt aux grandes enseignes et s'appuient sur deux réseaux de confiance : la confiance que procurent les grandes marques et la confiance de proximité incarnée par le commerçant. Cependant, cette poly-activité, moteur du changement, s'avèrera être un frein par la suite.
Révolutions consommationnistes.
La première » révolution moderne » qui touche Plozevet sera celle de l'essor consommationniste qui se fait en deux vagues concernant l'équipement ménager (cuisinières, appareils de chauffage,...) entre 1950 et 1962 et les toilettes, salles de bains,...après 1962.
Dans le même temps, les préoccupations liées au corps et à l'hygiène vont se développer en même temps qu'une coquetterie féminine assumée. L'alimentation va se diversifier et se « moderniser » (biftecks, fromages,...), certains éléments archaïques comme la bouillie vont disparaitre, d'autres vont être réadoptés (galettes). Le consommationnisme n'est cependant pas encore animé par le souci de la comparaison et de l'originalité.
Naissance du marché
Le marché, au sens moderne du terme, se développera progressivement. En effet, originellement, il y a deux types de marché à Plozevet :
- Un marché endogène structuré autour des solidarités parentales et de voisinage et où on retrouve le troc, le don et les échanges de service. La livre de beurre et le litre de vin constituent l'unité de mesure des petits prix. Le cheval, le cochon, le tracteur, la mesure des gros prix.
- Le marché exogène concerne les relations avec l'industrie et les coopératives. Y dominent les rapports de force et les « prix d'ennemi » (par opposition au « prix d'ami » du marché endogène)
Sur ces marchés, les prix sont encore fonction de la valeur d'usage (et non d'échange) et marqués par la nature des liens sociaux en jeu. La recherche du profit maximum pour lui-même et l'achat à crédit sont encore condamnés. Globalement, il faut donc que la psychologie relative à l'argent se transforme.
Il faudra du temps pour qu'un marché impersonnel se développe et que la valeur d'échange prenne le pas sur la valeur d'usage. Cet essor sera le fait de l'apparition de la figure du touriste, l'étranger qui n'est ni ami ni ennemi, qui ne rentre pas dans les réseaux de relations traditionnels et qui n'a donc pas de raison d'être soumis à un « prix d'ami » ou à un « prix d'ennemi ». Avec lui se développe un troisième marché, impersonnel et rationnel.
Les chemins du changement.
L'ailleurs de Plozevet
Le changement à Plozevet viendra donc essentiellement de l'extérieur : des touristes d'abord, mais aussi des retraités qui reviennent définitivement au pays ou des travailleurs émigrés, de retour à l'occasion de vacances, avec d'autres manières de vivre et aspirations. Enfin, les lycéens rentrent chaque Week-End de Quimper.
Mais il faut aussi des relais du changement : au sein même du bourg, ce sera le rôle des milieux aisés et les retraités venus de l'extérieur. En campagne ce sera le fait des marins de commerce.
Le changement se diffusera aussi grâce aux moyens de transport (cyclomoteurs chez les jeunes, automobile chez les plus âgés,...) et les premières télévisions. L'arrivée des touristes, notamment, entrainera non seulement un enrichissement mais aussi une modification des rythmes saisonniers (l'été devient la saison des fêtes et des mariages).
Les jeunes
Il n'y a pas véritablement d'opposition des jeunes à la société adulte mais seulement à ses composantes les plus archaïques, le conflit de génération tournant autour de l'autorité et des valeurs (travail - divertissement) et s'incarnent dans l'utilisation d'un nouveau vocabulaire.
Mais on doit parler d'ignorance réciproque plus que de conflit, les seuls conflits réels concernent les jeunes qui travaillent à la ferme avec leur père et s'opposent à eux sur la nécessité de modernisation de la production
La femme agent secret de la modernité.
La femme va être un vecteur essentiel du changement social mais, avant de l'être par un désir d'émancipation professionnel, elle va l'être par sa volonté d'alléger ses tâches ménagères et d'améliorer l'intérieur (avec un rejet accru de la saleté et une recherche du confort et de la détente). La femme conquiert donc son autonomie d'abord comme maitresse du foyer. Mais ce désir de modernisation du foyer s'oppose à la modernisation de l'exploitation agricole.
Parallèlement, les frontières entre masculin et féminin s'estompent. Avec l'essor des salons de coiffure, le féminin gagne la sphère publique dédiée jusqu'alors au seul masculin. Les jeunes filles commencent à adopter des attributs masculins : pantalons, cigarettes, apéritifs,...
Dans un deuxième temps, après avoir « conquis l'intérieur » la femme investit l'extérieur (emplettes en ville, achat de magazines et surtout aspiration à un métier salarié).
Il est important de signaler que des deux modernisations, celle du foyer et celle de l'exploitation agricole, c'est la première qui aura un véritable impact sur le changement social car elle implique une nouvelle éthique, ce qu'on ne retrouve pas dans la modernisation de l'exploitation. Mais cette modernisation du foyer s'accompagne d'une insatisfaction féminine, surtout dans le domaine amoureux, insatisfaction qui se branche sur tous les changements de la société plozevetiennne (promotion scolaire, révolution domestique, consommationniste, déplacements automobiles,...).
Structures économiques, politiques et sociales
La structure sociale plozevetienne
La bourgeoisie à Plozevet se sépare en deux : le bourgeois bigouden (commerçant,...) s'intègre bien à la communauté alors que la bourgeoisie supérieure non bretonne (dentistes,...) vit plus en marge.
Les ouvriers se distinguent en deux catégories, semi-rurales et semi-artisanales, mais dans tous les cas la situation ouvrière apparait comme une promotion par rapport à la situation paysanne.
Être paysan apparait comme le dernier des métiers, les paysans étant peu rémunérés, loins du mode de vie urbain, dédaignés par les filles, exploités par les grossistes abandonné par tous : les jeunes, les filles, l'Etat. Cependant, la paysannerie est divisée entre les traditionnalistes, qui se recrutent plutôt chez les anciens et les « rouges », et les modernistes qu'on trouve plutôt chez les jeunes et les blancs. La modernisation de la paysannerie va passer par le syndicalisme, dans la transformation d'un syndicalisme de notables en un syndicalisme militant (notamment sous l'action de la JAC). La mise en commune de machines et de terres, même limitée, permet de lutter contre l'individualisme par la mise en valeur d'une communauté choisie (et non d'une communauté contrainte comme la communauté traditionnelle). Cependant, la modernité va prendre appui sur le réseau de parenté (notamment entre beaux frères) pour se diffuser dans la communauté.
Héritage politique.
Politiquement, Plozevet est marqué par le « baillisme » et le Parti Communiste qui se veut son héritier. Le parti rouge domine la politique mais le parti blanc rénové et catholique gagne du terrain dans les domaines infra politiques (école, associations,...).
Croyances et identités
Le bonheur individuel
Avant 1950, la « modernité » apparaissait comme une évolution collective tournant autour de l'instruction promotion, progrès technique,...A partir de 1950, elle se fonde sur les conquêtes individualistes. Typiquement, l'instituteur voit son statut remis en cause par la liberté de la télévision.
L'idée du bonheur individuel émerge et s'accompagne d'une sensibilisation accrue au mieux-être, un développement de la sentimentalité et de la sensibilité esthétique.
Le refus du passé et l'identité collective.
Le passé et le 19ème siècle sont rejetés par tous mais certains éléments sont conservés et s'intègrent au nouvel ensemble : par exemple, dans la maison, on modernise l'équipement tout en gardant la vieille horloge. De même, on conserve la coiffe et les arts bigoudens (mais dans une optique « folkloriste »). Une sensibilité sud-finistérienne et bretonne se développe en même temps qu'un ravivement de l'identité plozevetienne et cela au détriment de l'identité bigoudenne.
La mort.
La mort est en recul mais elle gagne de nouveaux terrains avec les accidents de la route, la crise cardiaque et le cancer. A la différence des causes anciennes de la mort (épidémies, famines,...) qui venaient de l'extérieur, celles-ci viennent de l'intérieur des individus.
CONCLUSION
C'est un grand livre dans le corpus des ouvrages de sociologie. Son analyse sous jacente du changement social d'un point de vue local permet une comparaison avec les grandes fresques classiques (avec Simmel sur le thème de l'étranger ou Ulrich Beck sur l'origine endogène des risques et de la mort) mais aussi avec les travaux à « moyenne portée » d'Henri Mendras (« La seconde Révolution Française ») et les travaux de Louis Dirn ( voir : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/rubrique,la-matrice-de-louis-dirn,542890.html) , travaux qui portent sur la même période (1965-85)
On y voit la complexité des processus de changement social, la multiplicité des agents (touristes, retraités, femmes,...), des cheminements (endogène/exogène, réseau de parenté/de clientèle) et montre surtout que l'opposition simpliste « archaïsme/modernité » ne permet pas une analyse fine de ces processus de changement.
Enfin la très grande liberté méthodologique que se permet Morin et son équipe dasn leur enquête montre l'importance de l'innovation dans le domaine des sciences sociales.
NB : On ne va pas se priver de petits plaisirs. Dans son livre de 2019 « Les souvenirs viennent à ma rencontre » Edgar Morin parle de son travail sur Plozevet et fait référence à cette note de lecture qu’il reproduit entièrement dans les annexes (mais pas dans l’édition de poche)
Commentaires
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- 1. Bernard Paillard Le 19/10/2011
Bonjour,
Je me suis permis de faire référence à cet article sur notre blog qui est consacré à un retour sur les enquêtes de Plozévet. Je pense que votre note de lecture du livre d'Edgar Morin intéressera nos lecteurs. Merci de l'avoir mise en ligne.
Bien cordialement.
Bernard Paillard, directeur émérite au CNRS, enquêteur de l'équipe d'Edgar Morin à Plozévet.
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