LE POUVOIR DE LA MONNAIE

A propos de l’ouvrage

« Le Pouvoir de la monnaie »

Transformons la monnaie pour transformer la société

Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre, Augustin Sersiron

Les Liens qui Libèrent - 2024

Habituellement je fais des « notes de lecture-travail » c'est-à-dire assez approfondies pour que des collègues n’ayant pas lu le livre proposé puissent en tirer les idées essentielles. En revanche je ne fais pas de notes de lecture-critique parce qu’étant enseignant en lycée j’estime ne pas avoir la légitimité voulue pour cet exercice. Cela veut dire que mes notes de lecture sont en général très sages et collent au plus près de l’ouvrage. Je fais une exception pour ce livre : certes je n’ai pas la légitimité pour juger du bien fondé des propositions qui sont faites mais ces propositions supposent une compréhension des problèmes par le « grand public » auquel ce livre s’adresse. Se pose donc le problème de la pédagogie et là, j’ai une légitimité en tant que professeur de SES ; je me suis donc permis d’ajouter quelques réflexions personnelles

La question de la transition écologique est le grand défi actuel que nous devons surmonter et celle-ci ne pourra pas se faire sans une transition sociale. Il est donc urgent de procéder à une « bifurcation écologique et sociale ». L’idée centrale du livre peut se résumer en une phrase : « L’état actuel du système économique ne permet pas de financer la bifurcation écologique devenue nécessaire et les auteurs proposent de le faire grâce à des subventions sans contrepartie proposées par les Banques Centrales ». Présentée ainsi de manière aussi lapidaire cette proposition peut rencontrer de fortes oppositions ou au minimum des incompréhensions avec l’idée que « c’est un peu magique ». Très basiquement on pourrait se demander « mais d’où vient l’argent ? ». Cette réaction est en grande partie liée à l’idée que nous nous faisons spontanément de la monnaie or cette réalité quotidienne est fort mal connue du public et même d’un certain nombre de scientifiques. L’acceptation de ces propositions par le public sera donc fortement dépendante du savoir collectif que nous avons sur la monnaie. Le livre n’est donc pas adressé seulement aux pairs des auteurs, chercheurs et universitaires, mais aussi et surtout au grand public. En témoignent les digressions purement pédagogiques où sont présentés des éléments bien connus des élèves de SES (Sciences Économiques et Sociales) comme la création monétaire ex-nihilo mais souvent ignorés du public (voire de certains professionnels de la banque) ou présentés sur Internet comme la « révélation d’un grand secret ». De ce point de vue les enseignants de SES, courroie essentielle vers une partie du grand public, jouent un rôle non négligeable (SES citées à plusieurs occasions par les auteurs qui connaissent donc bien cette discipline ; c’est suffisamment rare pour être signalé).

La première chose à faire est de prendre ses distances avec certains aspects de la conception « mainstream » de l’économie, notamment celle des Néo-Classiques. Même si les auteurs ne consacrent pas de chapitre explicitement à cette question, la réfutation de cette approche parcourt l’ensemble du livre. Il convient donc de la rappeler. Prise de distance en premier lieu avec la conception de la Nature, dominante dans les modèles néo-classiques où les ressources naturelles n’apparaissent généralement pas comme facteurs de production au coté du travail et du capital et où est posée l’hypothèse de facteurs parfaitement substituables dans le cadre de la « substituabilité forte ». On aurait également pu citer Jean-Baptiste Say : « « Les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques » (cours complet d’économie politique). Prise de distance, surtout, avec la conception « mainstream » de la monnaie qui en fait un pur instrument économique où la monnaie se repère par ses trois fonctions connues de tous les élèves (transaction, unité de compte, réserve de valeur). La démarche mainstream est fondée sur un pur raisonnement logique partant de l’existant et remontant vers un passé probable (mais faux) qui aboutit à la supposition de l’existence d’un troc originel qui n’a jamais existé et d’une primauté chronologique de la fonction de transaction sur les autres. Cela a des conséquences idéologiques fortes (idéologique au sens de « représentation du monde ») : la monnaie est présentée comme un instrument individuel (le collectif, quelle que soit sa forme, est exclu), déshistoricisé et « naturalisé ». On en finit par assimiler toute monnaie à la seule monnaie bancaire ce qui interdit de voir les autres formes qui ont pu exister et  rend difficile l’analyse des mutations actuelles au sein de la forme monétaire. Enfin, cela empêche de percevoir la multiplicité des interrelations entre la monnaie et la Société.

De nombreux économistes hétérodoxes rejettent cette conception de la monnaie qui n’est vérifiée ni par les travaux historiques ni par les travaux anthropologiques. D’abord parce qu’il existe une quatrième fonction, à l’existence évidente mais jamais signalée dans les cours, la fonction de paiement au collectif : paiement du Wergeld (prix du sang) et du Bridewealth (prix de la fiancée) dans les sociétés « traditionnelles », mais aussi impôts, amendes, seigneuriage, etc… tous paiements qui ne peuvent pas être assimilés à une fonction de transaction et qui dénotent le fait que la monnaie est aussi, et surtout, un instrument collectif. Pour ces économistes, la monnaie a une « double face », individuelle et collective, et elle n’est pas seulement un simple instrument destiné à faciliter les échanges. La monnaie est d’abord une institution sociale, ce que l’approche économique mainstream ne permet pas de comprendre. Les hétérodoxes croisent cette approche avec d’autres sciences sociales comme l’Histoire, l’anthropologie voire le Droit, approches mobilisées par les auteurs (en revanche, il me semble qu’ils mobilisent peu les apports sociologiques).  Les références savantes données dans ce livre sont donc diverses : Graeber, Simmel, Zelizer, Descola, Aglietta, Keynes, Simmel mais surtout Polanyi et certains grands noms occupent une place modeste (ainsi Milton Friedman ne me semble pas beaucoup plus cité que Philippe Descola). L’enseignant en Sciences Économiques et sociales a donc des chances de se sentir sur un terrain qui lui est, sinon totalement connu, au moins familier et nous avons là un bel exemple concret d’approche savante par l’objet, typique des « SES à l’ancienne ». Pour les auteurs la monnaie est avant tout une construction sociale qui fait coexister un mode d’émission (de création et de circulation), des signes assurant le paiement et une organisation d’ensemble. Ainsi, elle ne se limite pas à son aspect marchand actuellement dominant, et qu’elle est en lien étroit avec les évolutions de la société dans laquelle elle s’insère. Ainsi, s’il y a des monnaies destinées aux échanges marchands, il en est qui permettent les échanges non marchands ou s’insèrent dans les dons cérémoniels. Enfin la monnaie est source de puissance ce qui est ignoré dans les approches mainstream.

La monnaie n’est donc pas éternellement la même et change quand la société change, la causalité étant souvent incertaine : Le sous-titre du livre sous-entend que la monnaie fait société (« transformons la monnaie pour transformer la société ») mais l’ensemble du livre montre que l’inverse est aussi essentiel, « la Société fait Monnaie ». On se retrouve là dans les pas de l’immense « Philosophie de l’argent » de Georg Simmel où les fils qui entremêlent monnaie et société ne permettent pas toujours de voir clairement quels sont les liens et les sens de causalité. Les auteurs vont donc parcourir l’évolution historique de la société à travers trois chapitres (« la monnaie d’hier », « la monnaie d’aujourd’hui », « la monnaie de demain ») en dégageant cinq grandes étapes dans l’Histoire : Communautés tribales, sociétés palatiales ou domaniales, les Sociétés poliades ou impériales, les sociétés féodales, les sociétés coloniales, Sociétés capitalistes. Chaque grande bifurcation historique s’est accompagnée de changements dans la forme monétaire dominante.

Les communautés tribales  Les auteurs font référence aux premières étapes de l’Histoire de l’humanité (On peut aussi penser aux diverses sociétés traditionnelles étudiées par les ethnologues en prenant soit de ne pas tomber dans le travers évolutionniste). Pour tracer un ideal-type de ces sociétés on peut dire qu’il s’agit de sociétés sans Etat, sans écriture, non urbanisées, non marchandes, à faible division du travail et sans recherche de surplus (cf Sahlins). Le troc, quand il existe, se fait essentiellement entre étrangers ou entre tribus. Il n’occupe donc qu’une place très marginale (bien loin de l’image de la société « primitive » des néo-classiques). L’essentiel des échanges est le fait de partages et/ou de Don-contredon (cf Mauss, Boas) et caractérisent des liens qui sont à base personnelle et non à base fonctionnelle. Dans ces sociétés, les monnaies sont des monnaies non-marchandes destinés aux paiements cérémoniels et au collectif (prix du sang, prix de la fiancée, tributs,…). Ces monnaies n’ont rien à voir avec ce que nous entendons comme monnaie dans nos cours mainstream : elles n’ont aucune des trois fonctions habituellement retenues mais seulemnt une fonction de paiement. Ce sont des « special purpose money (ou monies) » et non des « all purpose money », c’est à dire qu’elles n’ont pas vocation à circuler dans l’ensemble du corps social mais seulement dans des secteurs bien cantonnés (monnaies de femmes ou d’hommes par exemple). Elles ne ressemblent pas du tout à ce que nous appelons monnaie aujourd’hui mais il est important de saisir les faces non marchandes de la monnaie qui existent encore aujourd’hui.

Les Sociétés palatiales ou domaniales   Les auteurs s’appuient notamment sur les exemples  de la Mésopotamie et de l’Égypte Antique. Ces sociétés sont caractérisées par la présence d’un État, de villes une division du travail et des échanges marchands et l’apparition de l’écriture. Ce sont des sociétés du Sacré et les villes se développent autour des temples. Si l’échange marchand existe, le centre des échanges est celui des tributs aux dieux (sous formes d’offrandes ou de sacrifices humains). Du rapport au divin et de l’écriture découlent l’apparition d’une caste de scribes et le développement d’une stratification sociale. L’écriture va favoriser la comptabilité des offrandes et la monnaie existe d’abord en tant qu’unité de compte. Il apparait des systèmes de dettes entre le Temple et les marchands mais si les dettes sont calculées en argent elles n’ont pas à être payées en argent. L’économie mésopotamienne se constitue donc comme un vaste réseau de Dettes qui suppose un réseau de confiances personnelles. La créance commence à circuler entre les individus mais elle n’est pas encore universellement acceptée. L’échange marchand existe mais se développe surtout avec l’extérieur et se développe encore sur un réseau de liens personnels (et non fonctionnels). Selon les auteurs c’est typique des sociétés où domine la pensée analogique  à la différence du mode de pensée « naturaliste » dans lequel nous sommes aujourd’hui plongés (selon les catégories de Philippe Descola. Pour précisions voir ici : "Par delà Nature et Culture"). Mais le développement de l’échange marchand va avoir pour conséquence majeure de modifiier la nature de la Dette qui, d’une dette de dons, devient une dette marchande où le rapport de l’égalité dans l’échange est suspendu.

Les sociétés poliades ou impériales. Ce sont les sociétés de l’antiquité classique avec les cités État et les sociétés impériales (Grèce antique, Rome, …). Les auteurs retiennent trois innovations majeures  de ces sociétés : la cavalerie montée qui favorise la constitution d’empires, le développement et la diffusion de l’alphabet et l’invention des monnaies frappées. Ces monnaies sont de moins en moins des monnaies du religieux et commencent à servir pour payer l’impôt (dépenses militaires, travaux publics, dépenses impériales,…). Elles deviennent donc des monnaies liées à l’État avant d’être des monnaies de transaction (e plus elles ne sont ni des créances sur les banques ni des contreparties de dettes). Pour la première fois la monnaie assume à la fois  les quatre fonctions traditionnellement citées. Enfin, l’acceptation des pièces frappées favorise l’anonymat dans l’échange et ne serait pas sans responsabilité dans l’essor de la « pensée naturaliste. »

Les sociétés féodales  La période débute avec la chute de l’Empire Romain d’Occident. Il y a d’abord une autonomie croissante des seigneurs féodaux. L’impôt devient central (taille gabelle, corvées, …) et l’économie médiévale repose alors davantage sur des systèmes de créances et des paiements en nature que sur un paiement au comptant en monnaie frappées. C’est donc le moment d’un reflux de l’échange marchand et monétarisé au profit d’un retour à la dette (La taille vient de l’utilisation du « bâton de taille » système de comptabilisation des dettes). A partir de la deuxième moitié du Moyen-âge, on assiste à une centralisation du pouvoir et à une plus grande stabilité politique. La centralisation de la frappe de la monnaie favorise sa circulation dans le royaume. Et on commence à distinguer la monnaie de compte (Livre Tournoi) et la monnaie de paiement (denier). Mais le manque de métaux précieux a des effets déflationnistes ce qui explique l’essor de la lettre de change (qui va être à l’origine du proto-capitalisme marchand et financier qui émerge à la fin du Moyen-Âge).

Les sociétés coloniales La période se situe entre la fin du Moyen-âge tardif (« Renaissance ») et le milieu du 19ème siècle. C’est l’époque de l’invention de l’imprimerie (1450) et de la découverte de l’Amérique (1492) mais également de l’essor des échanges avec l’Orient. Au sein des sociétés européennes c’est également le moment de la « civilisation des mœurs » (Elias) qui implique la constitution d’une « Société de cour » autour du Roi, avec ses volontés de distinction et de consommation ostentatoire. Sur toute cette période se mettront en place les fondements du mode de production capitaliste à venir : afflux, de métaux précieux venus du nouveau monde, expansion coloniale, expansion des échanges, esclavage,… Le point culminant de la période est le mouvement des « enclosures » et à sa suite les expropriations des terres ainsi que la lutte contre le vagabondage. C’est aussi une longue période d’innovations monétaires : les créances se monétisent, de nouvelles techniques se développent comme le virement par jeu d’écriture, l’escompte d’effet de commerce et l’invention du billet convertible en or (qui fait courir les risques de « run »). A partir de 1668 (et la banque de Suède) certaines des plus grosses banques dont le rôle est avant tout de financer les dettes des États se voient attribuer le monopole de l’émission des billets à cours légal et deviennent peu à peu prêteuses en dernier ressort. Du 16è au 19è siècle la monnaie reste donc majoritairement une monnaie de métal précieux (or ou argent) mais commence à s’encastrer dans la dette en fin de période. A la fin de cette période, le mouvement de « naturalisation » du monde s’impose : la monnaie, le travail et la terre deviennent des marchandises (Polanyi), la Terre est perçue comme soumise aux hommes et le découpage de l’Humanité en races hiérarchisées permet d’approfondir la coupure entre Nature et Culture (« naturalisme » chez Descola). Mais la société coloniale du 19ème siècle n’est pas exempte de contradictions : elle est une extension de la société marchande mais n’est pas assimilable au mode de production capitaliste qui s’imposera par la suite. Le cas des Etats Unis est emblématique avec une opposition entre Jeffersoniens et Hamiltoniens qui culminera avec la guerre de Sécession dont les oppositions d’intérêt se traduisent également en opposition quant au choix d’un système monétaire (bimétallisme ou monométallisme, désir ou refus d’un Etat Fédéral et d’une banque Centrale).

Les sociétés capitalistes  Les auteurs traitent ici de la période allant de la fin du 19ème siècle aux abords du 21ème siècle (avec 2008 comme date de bifurcation marquante). Du point de vue monétaire le trait marquant est le reflux de la monnaie métallique d’or et d’argent au profit de la monnaie de crédit. Au 19ème siècle il y avait une forme de concurrence entre trois légitimités monétaires : une légitimité traditionnelle liée aux monnaies métalliques, une légitimité rationnelle-légale associée à la monnaie de papier à cours forcé et une légitimité charismatique propre à la monnaie de crédit. L’or restera longtemps le repère (le « totem ») sur lequel repose la confiance collective et la monnaie de crédit ne s’en séparera que progressivement : 1944 avec l’étalon de change-or, 1971 avec l’inconvertibilité du dollar en or et enfin 1976 avec les accords de la Jamaïque et la démonétisation de l’or. Dès lors, la monnaie de crédit est définitivement encastrée dans la dette puisque, comme nos élèves le savent et comme le rappellent les auteurs, la monnaie est créée ex-nihilo (ou presque) lors des accords de crédit. La période va être marquée par une unification des espaces monétaires avec une banque Centrale au sommet de chacun de ces espaces. Cependant le plus important est le changement de temporalité lié au changement de monnaie : en effet la monnaie métallique et frappée correspond à une accumulation passée alors que la monnaie de crédit est créée en réponse à un projet d’investissement à faire dans l’avenir. De plus, le remboursement d’un emprunt avec intérêt suppose une croissance de l’enrichissement et de la production. La monnaie de crédit est donc liée à un système économique qui est intrinsèquement expansif (donc en inadéquation avec la question de la bifurcation écologique).

La monnaie d’aujourd’hui « Aujourd’hui » commence à peu près dans les années 1980 avec le mouvement massif de déréglementation et de « libéralisation » des marchés qui a touché la majorité du monde. Les auteurs en profitent pour faire de nécessaires rappels pédagogiques que nous ne ferons pas vraiment ici sur la création monétaire ex-nihilo et l’existence de fuites dans cette création monétaire (transferts interbancaires, retraits de billets, intensité de la circulation monétaire), sur l’endogénéité de la monnaie et le fait que les crédits font les dépôts (notion qui n’est pas partagée par tous les économistes). Rappels nécessaires tant l’ignorance est répandue y compris, nous disent les auteurs, chez les conseillers bancaires.

Digression : j’ai été moi-même confronté à une mère d’élève travaillant dans la communication bancaire, certaine que c’est la Banque Centrale qui envoie l’argent et que les banques le redistribuent et disant à sa fille que son professeur n’a certainement jamais vu un bilan bancaire. Pourquoi cette digression ? Parce que les auteurs du livre rappellent que les bilans bancaires dont la structure est calquée sur les bilans d’entreprise ne permettent pas de comprendre la réalité de l’activité bancaire en ne les présentant que comme des intermédiaires et non comme créateurs.

Donc la majorité des français semble ignorer comment est créée la monnaie actuelle. Comment expliquer cette ignorance ? Les auteurs proposent deux réponses : l’une est fondée sur l’existence de trois niveaux de confiance (procédural, hiérarchique et éthique) qui permettent d’éviter de se poser des questions sur l’origine de la monnaie (NB : ces concepts sont spécifiques aux théories institutionnalistes de la monnaie et mériteraient d’être enseignées en classe). L’autre réponse est que le public doit absolument ignorer que la monnaie ne repose sur rien d’autre que la confiance car alors la confiance s’écroule (et on tombe dans le calcul et les apories de la théorie des jeux ; les auteurs n’en parlent pas vraiment et je me permettrai d’ajouter quelques mots à la fin de ce papier). A partir du milieu des années 1980 et le « big bang » (comme on l’appelait à l’époque) la sphère financière gagne en importance et la frontière entre monnaie et finance s’efface plus en plus.  A ce moment, la création monétaire n’est plus seulement le fait des accords de crédit.  En effet, de plus en plus la création monétaire se fait lors de reventes de titres financiers (quand ces titres sont achetés sur le marché secondaire) notamment lorsqu’après la crise de 2008 les banques centrales mettent en place des politiques de Quantitative Easing (QE). Ces politiques n’ont guère été efficaces pour soutenir l’activité économique mais elles ont gonflé les bilans des banques centrales et nourri la spéculation. Les auteurs considèrent donc qu’il existe une nouvelle forme monétaire, la « monnaie acquisitive » qui nait de l’achat de titres financiers. On a donc maintenant deux formes de monnaie bancaire, la monnaie de crédit et la monnaie acquisitive. Mais cette dernière a la particularité d’être possédée par d’autres agents économiques que les banques commerciales, les agents de la création monétaire se multiplient donc.

Penser la bifurcation écologique

Pour penser cette bifurcation écologique se pose d’abord la question de la prise en compte des données environnementales. Peut-on donner un prix à la nature ? Les auteurs répondent par la négative car cette initiative marchandiserait la Nature et irait à l’encontre de leur objectif final.

Les monnaies bancaires (monnaie de crédit et monnaie acquisitive) sont des monnaies marchandes par lesquelles on cherche à faire un gain ; elles sont donc par nature par nature expansive et inadaptées à financer les investissements nécessaires pour la bifurcation écologique qui sont, pour beaucoup, sans rentabilité. Envisager de financer ces investissements par les prélèvements obligatoires semble aussi inadapté car ces prélèvements sont directement liés à la croissance économique ; il faudrait donc accroitre la croissance économique pour dégager les ressources nécessaires pour lutter contre ses méfaits. Il faut donc avoir recours à un autre type de monnaie que la monnaie bancaire. C’est ici que le long chapitre consacré aux monnaies passées peut être utile, non pas parce qu’il fournirait en lui-même des solutions mais parce qu’il permet d’élargir le regard du lecteur qui comprend qu’une monnaie n’est pas seulement une un instrument économique destiné aux seules transactions marchandes mais qu’il a existé et qu’il peut exister à nouveau des monnaies non marchandes.

Financer la bifurcation écologique

A l’heure actuelle le financement des investissements nécessaires à la transition écologique est entravé en Europe pour plusieurs raisons. D’abord à cause de ce que les auteurs appellent « le triangle infernal des finances publiques » c'est-à-dire la conjonction des règles de limitation des déficits publics à 3% du PIB et de l’endettement public à 60% du PIB et la présence d’une concurrence fiscale qui freine les possibilités de hausse des recettes fiscales. Les auteurs proposent donc d’ajouter un « pôle monétaire » pour débloquer ce triangle infernal. Un financement par l’emprunt sur les marchés financiers ou par la dette publique serait comme on l’a vu en contradiction avec les objectifs affichés. Reste la bifurcation monétaire proposée par les auteurs et la mise en place d’une « monnaie volontaire » qui viendrait en complément des autres monnaies. La monnaie volontaire et une monnaie créée sans contrepartie, autrement dit une subvention. Cette création monétaire permettrait de financer les investissements non rentables en complément avec les autres formes de financement (Les auteurs montrent que cette bifurcation a déjà avec commencé avec la mise en place du QE : en effet, ce rachat de titres sur le marché secondaire n’a jusqu’à présent quasiment pas donné lieu à remboursement. La création de monnaie consécutive à ces achats est donc durable voire définitive. Si on ajoute à cela que le QE a été extrêmement coûteux pour les Banques Centrales, on peut assimiler cette politique à un « don » fait par les autorités mais un don non officiel et non reconnu). Les auteurs proposent ainsi de distinguer trois formes d’investissement utiles pour la transition écologique : les investissements qui dégagent une rentabilité à court terme et qui peuvent être facilement financés par les procédés classiques liés à la monnaie bancaire (emprunts, marchés financiers) ; les investissements à rentabilité lointaine ou incertaine qui peuvent être financés par des Institutions financières internationales ; enfin, les investissements sans rentabilité seraient l’objet de cette création de « monnaie volontaire »

Assurer le reflux monétaire

Techniquement cette création monétaire suppose aussi des processus de « destruction monétaire » (ou de « reflux monétaire ») qu’on trouve dans la monnaie de crédit au moment des remboursements avec intérêt ou dans le cas des « fuites » déjà évoquées. Les auteurs proposent d’utiliser des mesures monétaires assez classiques (Réserves obligatoires, cession de titres,..) mais aussi des mesures fiscales. Parmi ces dernières ils envisagent une double contribution monétaire, taxes sur les dépôts monétaires et sur les transactions ainsi qu’une compensation écologique, compensation financière pour toute transaction ou importation de ressources non renouvelables et pour toute production de déchets polluants rejetés dans l’environnement. Les auteurs montrent ensuite de manière détaillée que leur proposition peut être compatible avec les traités européens, font une évaluation chiffrée du coût de leur proposition et ils présentent une architecture possible des institutions de la « monnaie volontaire » (nous ne les reprendrons pas ici). L’important est qu’ils insistent sur le fait que la création de monnaie volontaire doit être acceptée par la population et doit donc être décidée selon des instances démocratiques. La Monnaie volontaire se trouverait alors entre la Monnaie d’Etat et la monnaie de marché (et on retrouve un « troisième circuit » assez typique des perspectives Polanyiennes).

Confiance et illusion matérialiste.

Une réforme, quelle qu’elle soit, qui n’est ni comprise ni acceptée ne peut pas être une bonne réforme et ici d’autant plus que les auteurs envisagent que les décisions de création monétaire soient prises de manière démocratique. Il est donc nécessaire que les citoyens aient une bonne connaissance de ce qu’est la monnaie et ça ne semble pas être le cas. J’aimerais pour cela faire un point sur deux notions que j’ai trouvées insuffisamment abordées dans le livre. Tous les écrits sur la monnaie renvoient à l’idée de « confiance » mais c’est bien souvent  comme si cela allait de soi alors que cette notion a besoin d’être véritablement travaillée. La confiance, « se fier à », suppose d’abord qu’on manque d’informations et qu’on se repose sur autrui (individu, groupe ou institution ou objet social) pour trouver une situation où le moi peut s'abandonner en toute sécurité : ainsi les enfants ont confiance en leurs parents. La confiance est un support essentiel à la mise en œuvre de l’action (des élèves ne peuvent apprendre que parce qu’ils ont confiance dans le fait que leur enseignant leur fournit les éléments nécessaires à leur apprentissage). Mais cette confiance primordiale exclut le calcul qui n’intervient que lorsqu’on envisage la possibilité d’être trompé : je peux évaluer l’offre d’un commerçant en me disant qu’il n’est pas dans son intérêt de me tromper en revanche je ne ferai normalement pas ce calcul vis-à-vis de mes parents ou de mes proches. Lorsque nos attentes sont démenties on parle de tromperie (dans le cas du commerçant) mais de trahison dans l’autre.  La confiance renvoie donc à une dimension holiste et n’a pas sa place dans les schémas économiques traditionnels. Ainsi, le dilemme du prisonnier peut trouver une solution simple si les deux prisonniers ont confiance dans l’autre et sont donc sûrs qu’il n’y aura aucune trahison. Le principal apport du dilemme du prisonnier est finalement de montrer qu’il n’y a pas de vie sociale possible qui serait uniquement fondée sur le calcul et l’évaluation du comportement d’autrui.  Comme le savent les sociologues, la confiance est le ciment primordial de la vie sociale.  Cette confiance « primordiale » peut donc  s’incarner dans les proches (amis, famille,…), dans le religieux, dans l’Etat et surtout dans la monnaie. Et c’est la grande force de la monnaie que de pouvoir instaurer une forme de confiance primordiale entre inconnus. Dans le cas de la confiance procédurale cité dans le livre on ne se pose pas la question de savoir si un commerçant va accepter la monnaie de son client. On sait qu’il le fera (hors situation de crise grave). Cette confiance s’incarne ensuite dans l’Etat (confiance hiérarchique) et dans le système social dans son ensemble (confiance éthique). De ce point de vue on aboutit au résultat paradoxal qu’une « fausse monnaie » dès lors qu’elle est acceptée et qu’elle circule est de la monnaie alors qu’une monnaie légale refusée, par exemple dans des cas d’hyper inflation, cesse d’être de la monnaie. En conséquence, dès lors qu’on se pose la question de l’existence de la confiance intervient le calcul et l’évaluation de la réaction de l’autre : « ai-je bien raison de faire confiance ? » L’interrogation sur la confiance peut donc être à même de détruire cette même confiance. Comme l’indiquent les auteurs, il est alors fonctionnel que les individus ne réalisent pas que la monnaie n’est que confiance et envisagent que la monnaie ait une valeur intrinsèque ou soit basée sur une valeur intrinsèque : « l’or ça a une valeur » ou « la monnaie est basée sur l’or » (croyance très répandue il y  encore quelques décennies). Cette « illusion matérialiste » est donc fonctionnelle ; les enseignants de SES connaissent bien cette situation quand ils présentent la création monétaire « ex nihilo » aux élèves et que ceux-ci disent « on comprend mais c’est difficile d’y croire » (mais cette réaction est elle aussi fréquente aujourd’hui qu’il y a trente ans ?). Le problème est que la proposition de monnaie volontaire risque de se heurter à « l’illusion matérialiste » (« d’où vient l’argent ? »). Il semble donc nécessaire de passer du temps à expliquer ce qu’est réellement la confiance qui est une notion faussement évidente.

Le programme de SES donne-t-il les moyens suffisants pour saisir les attendus de l’ouvrage ?

L’Éducation Nationale a normalement pour mission de proposer des éléments de savoir permettant aux individus de prendre des décisions sereines mais les seules disciplines à pouvoir enseigner ce qu’est la monnaie sont les STMG et les de Sciences Economiques et Sociales. Les programmes actuels sont ils à même d’atteindre cet objectif ? Je m’appuierai ici sur le programme de SES de 2019 que j’ai eu à enseigner ainsi que sur les fiches Eduscol fournies aux enseignants (il s’agit de fiches officielles, complémentaires au programme qui permettent à l’enseignant de cerner les attendus du programme officiel).

Le programme comporte un chapitre intitulé « Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? ». Les attendus du chapitre sont sans surprise : fonctions et formes de la monnaie, création monétaire ex-nihilo, rôle de la banque centrale dans le processus de création monétaire et dans la régulation de la circulation de la monnaie. Mais le bât blesse dès qu’on consulte les fiches Eduscol. Sans surprise la monnaie est vue uniquement comme un instrument économique et seules les trois fonctions traditionnelles sont citées. Parmi celles-ci la fonction de transaction est mise en avant : « La monnaie est donc un bien particulier, reconnu et accepté par tous, destiné à faciliter les échanges marchands. » La monnaie est donc seulement marchande. De plus, la « fable du troc » est reprise : « Dans les sociétés anciennes, les échanges, très limités, se réalisaient principalement sous forme de troc. Toutefois, cet échange économique non monétaire ne pouvait avoir qu’un développement restreint ». Ça n’est pas mieux lorsqu’on aborde la question de la confiance. Certes la fiche eduscol indique : « La distinction usuelle entre monnaie fiduciaire et monnaie scripturale ne doit pas induire en erreur : les deux formes de monnaie reposent sur la confiance ». Mais pourquoi la monnaie métallique n’est elle pas citée ? On se doute que la monnaie divisionnaire est fondée sur la confiance et ce n’est pas très difficile à faire comprendre aux élèves. La fiche le dit clairement : « c’est cette confiance dans la monnaie qui nous permet de l’utiliser au quotidien ». Mais une mention de la fiche pose problème : « La confiance explique que les agents économiques soient capables d’utiliser des monnaies à faible valeur intrinsèque : c’est cette confiance dans la monnaie qui nous permet de l’utiliser au quotidien ». Certes, il peut exister des « monnaie à valeur intrinsèque » comme les « monnaies marchandises » (le bœuf, le sel, …) mais on ne doute pas que l’auteur de la fiche à en tête l’exemple de l’or. Or faut-il rappeler la citation de François Simiand : « toute monnaie est fiduciaire, l’or n’est que la première des monnaies fiduciaires » (Simiand, la monnaie, réalité sociale -1934). Cette référence à une « valeur intrinsèque » est peut être une maladresse de présentation mais elle renforce « l’illusion matérialiste » et elle finit de construire une armature idéologique : « La monnaie issue du troc a principalement une fonction de transaction marchande et une monnaie peut avoir une valeur intrinsèque (faible ou forte) ».

La bonne compréhension (et la bonne critique) de l’idée de « Monnaie Volontaire » suppose aussi une compréhension du fonctionnement économique de l’Etat et des autorités monétaires. Le problème c’est que l’Etat n’apparait que très timidement dans ce programme. Il ne lui est pas consacré de chapitre explicite mais il est présenté dans un chapitre intitulé « Comment les agents économiques se financent-ils ? » où l’Etat est présenté de la même façon que les ménages et les entreprises avec pour mention « comprendre que le déficit budgétaire est financé par l’emprunt ». L’idée de financement monétaire est elle absente ou soigneusement cachée ? Les propositions de « Monnaie Volontaire » supposent aussi des formes de prélèvement assurant le reflux de la monnaie (contributions monétaires, contributions écologiques,…) qui seront sûrement appelés « impôts » dans l’espace public. Or on connait l’hostilité de « l’opinion publique » à l’égard de la « pression fiscale » et les journalistes et politiques aiment en rajouter sur le « ras le bol fiscal » et « l’allergie fiscale ». Il y a manifestement un travail énorme à faire pour réhabiliter « l’impôt » indispensable pour la transition écologique. Le programme de 2019 le permet il ? Si on exclut une mention portant sur une taxe forfaitaire dans le chapitre consacré au déplacement des courbes sur un marché, le programme indique seulement : « Savoir que le solde budgétaire résulte de la différence entre les recettes (fiscales et non fiscales) et les dépenses de l’État ». C’est un peu maigre ! La fiche Eduscol enfonce le clou : « Cette thématique vise à expliquer le rôle du système financier dans le fonctionnement des économies. Il est abordé sur le plan empirique, par le prisme des secteurs institutionnels, en tant qu’offreurs et demandeurs de fonds prêtables (…) », « Les échanges sont représentés au moyen du marché des fonds prêtables(…) ». (NB : je ne rejette pas ces fiches dans leur ensemble mais je m’attarde sur certains points problématiques).

Économie et S.E.S.

Par l’armature idéologique qu’il instaure (idéologie au sens de « vision du monde ») le programme de SES ne permet guère de saisir les enjeux posées par le livre (qu’on soit d’accord ou non avec les idées exposées) mais comment en douter ? Ce livre qui entre par une question prégnante « comment entamer une bifurcation écologique » et un objet, la monnaie qu’il aborde sous divers angles disciplinaires (de manière d’emblée croisée), contrevient aux préceptes de la nouvelle « philosophie » des SES : « l’économie ce n’est pas de la sociologie et les disciplines doivent être cloisonnées ». Et voila un livre qui croise Polanyi et Descola et cite Descola au moins aussi souvent que Fisher ou Friedman, qui se fonde énormément sur les travaux de l’anthropologue David Graeber, qui part certes de disciplines mais dont les frontières sont parfois si poreuses qu’il est difficile de les distinguer. On pourrait d’ailleurs reprendre la formulation de Thomas Piketty (« Je me vois plutôt comme chercheur en sciences sociales que comme économiste parce que je pense que les frontières entre Histoire, Economie, Economie Historique, sciences politiques ne sont pas du tout aussi claires que ce que prétendent certains économistes…. »).

Si on en croit le programme de SES de 2019, le livre de Couppey-Soubeyran, Delandre et Sersiron n’est pas un livre d’économie ou bien… deuxième solution : le programme de 2019 n’est pas un programme de Sciences Economiques et Sociales.

Commentaires

  • Eric Vendée
    • 1. Eric Vendée Le 28/05/2024
    Bonjour,

    Je viens de lire votre note concernant le livre "le pouvoir de la monnaie". J'ai lu également le livre.

    Merci pour votre contribution à la compréhension de ce qu'est la monnaie.

    Un point que vous n'évoquez pas, c'est la coexistence de la monnaie bancaire et de la monnaie volontaire. Tant qu'existera la monnaie bancaire, nous serons condamné à la croissance. j'avais essayé d'expliquer cela dans un post sur LinkedIn : https://www.linkedin.com/posts/%C3%A9ric-vend%C3%A9e_la-transition-%C3%A9cologique-n%C3%A9cessitera-une-activity-7190966753462550528-QVjW?utm_source=share&utm_medium=member_desktop

    Si nous souhaitons un système monétaire totalement déconnecté de la croissance, doit-on avoir 100% de monnaie volontaire? Les banques deviendraient alors des gestionnaires des dépôts et convertiraient alors des ressources courtes en emplois longs (elles n'auraient plus le pouvoir de créer de la monnaie pour financer des investissements privés).

    Le risque que je vois dans un tel scénario, c'est l'impossibilité d'assurer le reflux monétaire correctement (ce n'est pas populaire les prélèvements, même avec de la pédagogie) et des failles dans le processus d'attribution des subventions. Même si la caisse de développement durable est contrôlée démocratiquement, le lobbying sera forcément très actif : de la monnaie donnée, quelle aubaine!

    Qu'en pensez vous?
    • thierry rogel
      • thierry rogelLe 28/05/2024
      Bonjour Merci pour votre commentaire. Réponses sur trois points L’idée que la monnaie bancaire et la monnaie volontaire coexistent est rappelée dans ce billet lorsqu’on indique que les modes de financement varient selon la rentabilité des investissements. Les auteurs n’envisagent pas qu’il puisse y avoir 100% de monnaie volontaire. Un point crucial est effectivement celui des prélèvements mais l’allergie fiscale n’est pas une fatalité. Réhabiliter l’impôt est effectivement un chantier énorme.

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