HISTOIRE DE SEMMELWEISS
On pourrait dire qu’il n’y a pas de sciences en soi, il n’y a que des attitudes scientifiques. En voici un très bel exemple.
L' histoire de Semmelweiss
L'histoire de ce médecin autrichien du 19ème siècle qui cherchait à lutter contre les décès des femmes après accouchement, décès dus à la "fièvre puerpurale", est une des meilleures illustrations qu'on puisse faire d'une démarche scientifique. Il observe dans son hôpital que deux centres ont des résultats différents : chez le docteur Klin, la mortalité des femmes en couches est forte (de 25 à 30%, avec des pointes de 96 %), beaucoup plus forte que chez le docteur Bartch. Les éléments d'explication avancés jusqu'alors étaient peu satisfaisants : on incrimine des causes cosmiques ou telluriques; on pense que les filles-mères, étant plus dépressives que les autres, sont particulièrement fragiles; on pense au froid ou à la vétusté des locaux. Pourtant aucune de ces hypothèses n'emporte véritablement l'adhésion. Semmelweiss remarque que la seule différence notable est que chez le docteur Klin les accouchements sont faits par des étudiants alors que chez le Dr Bartch ils sont faits par des religieuses. La corrélation qu'il établit est donc le lien entre "présence des étudiants" et "mortalité élevée". Mais plusieurs interprétations de cette corrélation sont possibles : par exemple, certains supposent que le toucher des étudiants serait moins doux que celui des religieuses. Plus grave, le Dr Klin pensent que les étudiants, en majorité étrangers, sont responsables de la diffusion de la fièvre puerpurale parcequ' étrangers.
Semmelweiss préfère ne pas passer tout de suite à l'interprétation mais s'engage sur le terrain de l'expérimentation. Pour cela il obtient d'échanger le personnel entre les deux services : immédiatement la mortalité augmente dans le service du Dr Bartch et baisse chez le dr Klin : la mort suit les étudiants. Quelle différence y a t il entre les religieuses et les étudiants? Ces derniers pratiquent successivement la dissection des cadavres (dans le cadre de leurs études) et les accouchements. De là à supposer qu'il existe des éléments susceptibles de propager le maladie, il n'y a qu'un pas. Semmelweiss a cette intuition et décide d'imposer le lavage des mains entre la dissection et les accouchements; la mortalité baissera mais pas de façon satisfaisante. Il lui faudra enfin comprendre qu'il faut se laver systématiquement les mains entre deux accouchements. Cela nous semble aujourd'hui évident mais il aura fallu plusieurs décennies pour que le milieu médical accepte cette pratique de "bon sens" (pour expliquer cette inertie, reprenez le chapitre "comment avoir toujours raison" dans la première partie).
On voit que pour arriver à ce résultat il a fallu que Semmelweiss passe par deux étapes :
+ L'observation qui lui a permis d'établir une corrélation, c'est à dire la coexistence durable de deux phénomènes - la présence des étudiants et le taux de mortalité des femmes - sans qu'on sache s' il y a véritablement un lien de causalité (c'est à dire si un des deux éléments a bien un effet sur l'autre).
+ L'expérimentation qui lui a permis de vérifier la valeur de cette corrélation et de dégager une hypothèse sur la causalité.
Aborder rigoureusement, ou "scientifiquement", des problèmes en sciences sociales suppose de suivre cette démarche; le problème est que l'expérimentation est rarement possible. Le processus de vérification des causalités est alors beaucoup plus difficile à mettre en place et les risques de conclusions erronées plus grands.
Ce passage de la corrélation à la causalité (ou de l'observation à une explication) est quotidiennement pratiqué par tout un chacun, mais comme monsieur Jourdain nous faisons des sciences sociales sans le savoir, au risque de les faire mal.
(Extrait de : Thierry Rogel : « Introduction impertinente à la sociologie » - Ed. Liris – 2004 – 1ère édition 1999)
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