39 leçons d'économie contemporaine
39 leçons d'économie contemporaine
Philipe Simonnot
Folio - 1998
A la sortie de ce livre, un collègue de philosophie m'en avait conseillé la lecture et demandé ce que j'en pensais. Philippe Simonnot est érudit et réputé... il n'empêche que je n'ai pas du tou t été emballé . Ci dessous la réponse que j'ai faite à ce collègue de philosophie. (PS : cette note a été écrite il ya vingt ans; je ne l'ai pas relue avant de la mettre en ligne aujourd'hui)
Cher Candide,
Mme Brémond, professeur à l'IEP de Paris, a coutume de dire que l'intérêt premier de l'apprentissage des sciences économiques est de ne pas être leurré par les discours des économistes. Cela s'applique on ne peut mieux aux "39 leçons d'économie contemporaine" de Mr Simmonot.
I) Indiquons d'emblée l'objectif non avoué de l'auteur qui n'est pas d'écrire un manuel présentant les différentes approches en économie mais bien de faire passer une approche particulière, une approche ultra libérale d'inspiration "hayekienne". Il a parfaitement le droit de le faire mais il aurait été bon qu'il annonce la couleur dès le départ. Or, il ne présente ses thèses que dans les dernières leçons, toutes les leçons précédentes n'étant là pour rendre apparemment inattaquables ses thèses. Or les critiques sont nombreuses. Je ne reprendrai que les plus évidentes. Il lui est d'abord nécessaire d'éliminer les approches théoriques qui pourraient lui faire de l'ombre. C'est ce qu'il fait avec Keynes en quelques leçons. Cependant, tâche plus délicate, il lui faudra éliminer les approches classiques et néo classiques, mais celles ci sont suffisamment proches de ses propres positions pour que l'entreprise soit difficile à mettre en oeuvre. Quant aux autres références, Marx, régulationnistes, conventionnalistes,...elles ne sont la que pour "faire joli". Malgré les apparences, son approche n'est pas très neuve. Il se situe globalement dans la tradition dominante qui est celle des théories du contrat. Celle ci est tout à fait respectable mais l'auteur finit par oublier qu'il s'agit d'un procédé méthodologique et non d'une réalité historique (ce que Rousseau lui même avait rappelé). Il rappelle à juste titre les propos de Keynes sur les dangers des mathématiques lorsqu'on oublie qu'un raisonnement mathématique repose sur des hypothèses qui ne sont jamais entièrement vérifiées. Or il fait la même erreur en ne revenant pas sur les hypothèses qui fondent l'idée "d'état de nature" et de "contrat social". Les approches dites du contrat sont essentiellement déductives et reposent sur l'hypothèse de l'existence d'individu dans l'état de nature, donc précédant la société. Or il y a eu au cours des deux derniers siècles des courants d'analyse préférant le recours aux données statistiques (keynesianisme), à l'analyse historique (Schumpeter, Marx) ou aux données anthropologiques (Polanyi, Weber,...). A l'exception de Keynes, il dédaigne pratiquement tout le reste.
II) Sa première tâche, la plus ardue, consiste à invalider les classiques et les néo classiques. Rappelons que l'idée selon laquelle les mécanismes de marché aboutissent aux meilleurs des résultats possibles était soutenue par la majorité des classiques et des néo-classiques. Cependant ces derniers ont essayé de montrer l'existence de ces résultats de manière rigoureuse. Pour cela ils ont montré que l'existence d'un équilibre économique était possible dans le cadre d'un modèle, le marché de concurrence pure et parfaite, caractérisé par 5 hypothèses précises. Or, il s'avère que ces conditions de fonctionnement du modèle sont tellement contraignantes qu'elles ne correspondent guère à la réalité mais permettent de déterminer dans quels cas un libre jeu du marché peut être efficace. Cela est bien gênant pour Mr Simonnot qui aimerait bien montrer que le libéralisme est toujours le système le plus efficace. Donc, il rejette ce modèle mais en fait il ne mentionne que trois hypothèses sur 5 (voir page 183). Pour quelle raison? Parcequ'il a besoin des deux hypothèses restantes pour justifier ses prises de position. En effet, il constate que les hypothèses d'atomicité du marché ne sont plus valables : l'atomicité (la petite entreprise n'est plus la norme), ainsi que l'homogénéité (les biens ne sont plus semblables) et l'information parfaite. Mais il reste 2 hypothèses qui sont la libre entrée dans la branche (c'est le fondement de la libre entreprise) et surtout de mobilité parfaite des facteurs de production (on peut reconvertir immédiatement le capital et le travail d'un secteur à un autre). Or il en a besoin pour justifier sa "théorie des marchés contestables" selon laquelle même en l'absence de concurrence une entreprise se comportera comme s'il y avait concurrence par crainte de voir arriver de nouvelles entreprises sur le marché. Mais cela suppose que les 2 dernières hypothèses soient vérifiées, or il se garde bien de le faire. Il va même plus loin puisqu'il conserve le résultat essentiel du modèle de la CPP, à savoir que la concurrence aboutit à un équilibre, sans l'avoir véritablement démontré (il utilisera ce résultat comme un fait acquis durant toute la suite du livre). Mieux encore, le modèle de la CPP étant vraiment trop embarrassant, il se débrouille pour le refiler à Marx (cf page 210), oubliant que pour ce dernier la caractéristique essentielle du capitalisme c'est la grande entreprise, ce qui est aux antipodes de la CPP (même si Marx tient compte de l'existence d'une concurrence entre capitalistes). La stratégie est gonflée!
III) Il lui est ensuite nécessaire d'invalider l'approche keynésienne. Pour cela, il n'hésite pas à le caricaturer, à le présenter comme un simple arriviste et à oublier certaines de ses hypothèses qu'il a pourtant présentées auparavant. Le plus frappant c'est qu'il prétend que Keynes n'a pas vu que la création monétaire pouvait être inflationniste, or c'est inexact; il suffit de relire la "théorie générale" pour voir que Keynes considère que ce cas est possible mais qu'il constitue un cas particulier : une augmentation de la création monétaire sera inflationniste si on est proche du plein emploi des capacités de production; dans le cas contraire elle est un élément de relance économique. De ce point de vue Keynes est plus précis et nuancé que Friedman. Il y a par ailleurs une erreur étonnante page 331 où l'auteur prétend que la balladurette aurait plu à Keynes en tant qu'élément de la redistribution des richesses des plus riches vers les plus pauvres. Comme si les acheteurs de voitures neuves se retrouvaient dans les catégories les plus pauvres de la population! Ce qu'il y a de choquant dans la balladurette c'est qu'elle est bien au contraire une utilisation des deniers publics en faveur des consommateurs les plus aisés (ou les moins pauvres).
IV) Cette dernière remarque permet d'ouvrir un point sur les "oublis" (volontaires, je pense) et les incohérences de l'auteur.
+ Par exemple, lorsque, page 53-54, il démonte les critiques du modèle des "avantages comparatifs" de Ricardo, il oublie tout simplement certaines critiques parmi les plus gênantes.
+ Dans la leçon 6 (dilemme du prisonnier) il prétend que selon Tucker il n'y aurait pas d'échanges, c'est faux. Il prétend que seul l'Etat, dans ce dilemme, peut permettre aux individus d'éviter le plus mauvais résultat, c'est inexact. La plupart des auteurs mettent en avant la nécessité, soit de la communication, soit de la convention, entre les prisonniers. Simonnot n'en parle pas!
+ La présentation de Rawls est incomplète (il est nécessaire qu'on soit dans un contexte d'égalité des chances).
+ Page 111, il prétend que l'esclavage a disparu parcequ'inefficace économiquement.; les travaux de North (néo classique, prix Nobel 1993) ont montré que si l'esclavage des USA était moralement blâmable, il était économiquement efficace.
+ Page 120 : la règle serait le résultat d'une négociation entre les plus forts et les plus faibles qui iraient dans l'intérêt de tous. Les enfants travaillant dans les mines au 19ème siècle ou en Asie aujourd'hui doivent être contents!
+ Son anecdote sur le clochard (page 136-140) peut donner le résultat qu'on désire : par exemple, si le clochard sait qu'il perdra la somme en jeu s'il n'est pas satisfait, il acceptera la plus petite somme que je lui propose. Le résultat de Simonnot est totalement inversé.
+ Page 150, il réduit l'Etat à l'Etat central. A le suivre, on devrait considérer que les états fédérés des USA ne constituent pas une forme d'Etat. Au passage, la critique de Weber est nulle.
+ Page 161-162, il prétend que le musée est un bien collectif (alors qu'on peut individualiser le prix d'entrée) et dans une leçon précédente, il prétendait que la police n'était pas un bien collectif. Faudrait savoir!
+ Au bas de la page 209, il prétend qu'une coalition de patrons n'est ni possible, ni durable. Et les syndicats de patrons au 19è siècle? Et la pression obtenue par les carnets de travail (revoir Germinal par exemple)?
+ Leçon 15 : il a recours à un expert. Si on reste dans le cadre de l’état de nature (ce qu'a fait l'auteur jusqu'à présent), d'où vient l'expert? N'occupe t il pas une position similaire à celle de l'Etat? L'auteur glisse sur la difficulté.
+ Page 234 : s'il y a un monopole que l'Etat ne détient pas c'est bien celui de la création monétaire (80% de la monnaie créée est scripturale). De plus, son idée selon laquelle il n'y a de monopole qu'étatique est plus que douteuse (même si cette idée est stimulante en elle même).
+ Leçon 19 : il ne dit rien sur les méfaits des changes flottants qui nous ont pourtant mis dans la merde au début des années 80.
+ Page 357 : "la déflation est bonne", selon l'auteur. Et la crise de 1929? Simonnot semble oublier ce que Keynes a dit en 1936 : une déflation est bonne si elle provient d'un gain de productivité mais mauvaise si elle est le résultat d'une surproduction. De même, il prétend qu'on ne doit pas se plaindre d'une augmentation du pouvoir d'achat de la monnaie. Ce n'est pas çà qui compte mais le pouvoir d'achat du revenu (et non de la monnaie).
+ Leçon 35 : le plus amusant concerne la courbe de Laffer. D'une part il "oublie" que la reprise américaine n'est pas due à la baisse des impôts mais à l'augmentation des dépenses étatiques (notamment d'armement); Reagan a alors été un "super keynesien". Plus amusant, alors qu'il a démoli l'optique keynesienne, il prétend, page 439, qu'une baisse des impôts, si elle n'a pas d'effets de relance par l'offre (Laffer) en aura dans une optique keynesienne (accroissement du déficit); alors, est il si sûr qu'il l'a dit auparavant de la valeur de l'optique libérale et de l'inefficacité des politiques keynesiennes?
+ Page 407 : il se lance dans la sociologie. D'après lui, l'école profite plus aux pauvres. Aucun sociologue, à ma connaissance, de gauche comme de droite, n'est arrivé à cette conclusion.
+ Page 439 : comme on ne peut pas définir strictement ce qu'est un impôt juste, il faut en abandonner l'objectif. Puis je alors dire que parcequ'on est incapable de définir strictement ce qu'est l'objectivité, je dois abandonner la recherche de celle ci?
+ Page 466 : parlant des raisons qui feraient qu'un fonctionnaire ne quitterait pas son emploi, il constate qu'il n'y a pas de stimulants (monétaires ou non) allant dans ce sens, oubliant que la sécurité et la stabilité de l'emploi constituent un stimulant en eux mêmes (et je suis sûr qu'il n'hésitera pas à retrouver cette caractéristique s'il cherche à critiquer l'Etat).
+ Enfin, remarque perfide, il parle, page 436, de "sidaïque", terme inventé par Lepen et utilisé uniquement par le FN.
(NB : j'ai volontairement oublié d'autres critiques).
V) Par ailleurs il dénigre d'autres approches en économie sans plus de procès. Ainsi, il espère invalider l'approche régulationniste sous prétexte que la "régulation fordiste" (régulation dominante des années 1948/74) ne fonctionne plus, "oubliant" que la date de naissance de l'école régulationniste est en général fixée à 1977 et que cette école est justement née du constat que la régulation fordiste ne fonctionne plus (le livre fondateur de cette approche est "Régulations et crises du capitalisme" d'Aglietta, économiste qui vaut des dizaines de Simonnot). Enfin, les premiers chapitres (droit, ...) correspondent à une approche particulière des problèmes sociaux et éthiques et l'auteur vise manifestement à acquérir une position de monopole pour son approche au détriment des autres sciences sociales (la note de lecture de ce livre par Pascal Salin dans le Monde est explicite).
VI) J'ai volontairement gardé pour la fin tout ce qu'il dit sur l'Etat. Il ne le présente que comme "prédateur", ce qui est une conclusion possible; l'ennui c'est qu'il en fait une hypothèse de travail sans jamais la remettre en cause ou la discuter. Or on sait depuis longtemps que la règle libère et que l'Etat peut être l'agent de la liberté individuelle (cf Durkheim). De même il ne doute jamais du fait que la concurrence aboutit à un "prix d'équilibre" alors qu'il ne l'a pas démontré (et pour cause puisqu'il récuse le modèle de la concurrence pure et parfaite qui permet de le démontrer).
En fait, il n'y a pas grand chose de bien neuf dans ces 39 leçons. Ce livre est donc plus une arme de guerre idéologique qu'un ouvrage de vulgarisation, dans une démarche qu'il entreprend avec des gens comme le professeur Pascal Salin (conseiller de Madelin).
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