Les cours d’économie ne sont pas destinés à former des entrepreneurs

Les cours d’économie ne sont pas destinés à former des entrepreneurs

mais à contribuer à la formation de citoyens.

(Analyse de l’article « Au lycée, les cours d'économie ne forment pas des entrepreneurs mais des électeurs passifs » de Pierre Bentata (https://www.lexpress.fr/economie/politique-economique/au-lycee-les-cours-deconomie-ne-forment-pas-des-entrepreneurs-mais-des-electeurs-passifs-par-pierre-RQCZP5XTQVG2PC2UQ2M4QMF6XE/ ).

(Thierry Rogel – Enseignant retraité en SES – 16 Septembre 2025)

Pierre Bentata, MCF à Aix-Marseille, est également membre d’Asteres, une association créé par Nicolas Bouzou dont nous avons déjà démonté un article gentiment critique à l’égard des SES («La nécessaire évolution de Nicolas Bouzou » -  https://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/articles/pedagogie/la-necessaire-evolution-de-nicolas-bouzou.html ).

Vite balayé !

L’article de Pierre Bentata entre dans la tradition maintenant longue d’articles  critiques des SES, pour ne pas dire hostiles. Celui-ci n’est pas pire que d’autres mais il fait partie des plus maladroits et des plus mal informés. Le paragraphe de conclusion suffirait à le desservir : « Au fond, il est clair que cet enseignement n'a pas pour objectif l'économie mais la politique. Il ne s'agit pas de comprendre le marché mais de légitimer l'Etat. (…) Avec l'enseignement de l'économie au lycée, c'est encore mieux : il transformerait un libertarien en étatiste. » On s’attend donc à avoir un programme de lycée concocté par un groupe de crypto marxistes la faucille entre les dents. Le problème est qu’il a été conçu sous la houlette de deux professeurs au Collège de France, un sociologue, Pierre Michel Menger et un économiste Philippe Aghion, inspirateur du programme d’Emmanuel Macron (https://www.challenges.fr/economie/philippe-aghion-l-inspirateur-d-emmanuel-macron-sur-la-croissance_474561 ), lequel Philippe Aghion, a récemment  rejoint le « Front économique » qu’il co- préside avec Patrick Martin, patron du medef (on peut le vérifier ici :  https://www.lesechos.fr/economie-france/conjoncture/le-medef-lance-son-front-economique-pour-sauver-la-politique-pro-entreprises-2127672 ). Le groupe de constitution du programme de SES est composé de seulement  cinq professeurs de lycée, de trois inspecteurs de SES et de huit universitaires (économistes, politiste et sociologues :

https://www.apses.org/composition-des-groupes-charges-delaborer-les-projets-de-programme/ ).

Si on s’en tient aux économistes universitaires, il s’agit de Pierre André Chiappori, de Georges De Ménil et de Jérôme Gautié. Les enseignants en SES se rappellent de Chiappori qui avait dirigé le rapport de l’ASMP (Académie des Sciences Morales et Politiques) de 2008 sur l’enseignement des SES et avait écrit que cet enseignement était « gravement défectueux » et « qu’une réforme complète de cet enseignement est indispensable et urgente ». George de Ménil, macro-économiste et correspondant de l’ASMP, ne semblait pas non plus très favorable à notre enseignement (https://shs.cairn.info/revue-commentaire-2017-1-page-25?lang=fr ). Il apparait donc que nous n’avons pas à faire à de dangereux gauchistes mais à des économistes « bon teint » qui ont eu dix ans pour remettre les SES « dans le droit chemin ». Mais Bentata y voit un programme « anti marché et « pro État ». L’affaire pourrait en rester là, avec la conclusion que Bentata arrive à présenter comme un brûlot marxiste un programme concocté par la crème des économistes mainstream.

Ca permet également de se demander si Bentata a réellement effectué un travail d’analyse où s’il était en service commandé pour flinguer notre discipline (mais ce qu’il aurait fait avec quelque retard).

Mais on va continuer à décrypter cet article.

Des critiques non sourcées

Bentata prétend fonder sa critique sur la lecture des « fiches thématiques » sans plus de précision. De quoi parle-t-il ? Du libellé des programmes, des fiches eduscol ? On ne le saura pas ! C’est bien embêtant pour nous et bien pratique pour lui puisqu’on ne peut pas remonter aux sources pour vérifier ses dires (et quand on le peut le faire on verra que sa lecture est bien particulière). Ceci dit, il n’est pas le seul : Marie Visot avait usé du même procédé dans article assez lamentable où la journaliste réussissait à faire dire à Olivier Passet l’inverse de ce qu’il avait dit (voir ici : «Voici revenu le temps des marronniers »)

Des absents regrettés

Dans ces fameuses fiches dont on ne sait pas ce qu’elles sont Bentata liste les auteurs absents : Say, Bastiat et Hayek, soit trois auteurs seulement. Il réagit comme tout un chacun quand on consulte la liste des « cent meilleurs films » des « dix meilleurs guitaristes de rock» ou des « cinquante plus grands auteurs de BD » ; on trouve toujours des absences inadmissibles à nos yeux. Ici il s’agit de trois auteurs libéraux voire proche des libertariens mais il est tout aussi facile de repérer tous les auteurs keynésiens, marxistes, socio économistes qui ne sont pas cités. Il aurait donc été honnête de la part de Bentata d’indiquer quels sont les autres auteurs cités dans ces fiches. En revanche, il nous indique quels sont les auteurs qui auraient du être retenus. Il commence par Arrow et son théorème d’impossibilité (on aurait pu aussi parler du paradoxe de Condorcet) et le met parmi les auteurs qui ont démontré l’efficacité des économies de marché. Arrow ? Ah bon ? Je croyais que son travail montrait plutôt l’inverse : « "l’essentiel est là : il n’est pas suffisant d’affirmer que, alors qu’on peut inventer un monde dans lequel l’idée de la main invisible est vraie, cette idée ne s’applique pas dans le monde réel. Il faut montrer comment les caractéristiques du monde que l’on considère comme essentielles dans toutes les descriptions qu’on en fait rendent impossible de prouver le bien-fondé de l’idée de la main invisible. En tentant de répondre à la question : "Est-ce que cela peut être vrai ?", on en apprend beaucoup sur les raisons pour lesquelles cela pourrait ne pas l’être" [Arrow et Hahn, 1971]. Cité par Claire Pignol : « La théorie de l’équilibre général : un soutien ambigu du libéralisme économique »

Pierre Bentata convoque prioritairement JB Say en montrant tous les apports de ses travaux. On peut le rassurer, si on cite assez rarement Say (mais on cite régulièrement la loi de débouchés) on n’oublie jamais de citer Adam Smith dont il prétend être le vulgarisateur. Toutefois on gagnerait à rappeler un de ses écrits : « Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant ni être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques. » (« Traité d’économie politique »  - 1803). Citation remarquable pour deux points. D’abord parce qu’elle relève d’une faute de logique qu’on appelle parfois le biais de symétrie : Que A implique B n’impose pas que B implique A. De même, que le caractère inépuisable d’une ressource le rende gratuit ne signifie pas que le constat de sa gratuité implique que la ressource est inépuisable. De cette erreur de raisonnement vint l’idée qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter du troisième facteur de production qu’est la Terre (au sens large). En ce sens Say constitue un marqueur important : alors que les classique comme Ricardo et Malthus s’inquiétaient des limites de la terre, cette inquiétude disparait ensuite pour près d’un siècle sauf… pour au moins deux auteurs, Polanyi et Georgescu-Roegen mais je suppose que Bentata ne souhaiterait pas les citer puisqu’ils ne font pas partie du corpus libéral.

Bentata cite également Hayek et je le rejoins car (bien que je ne partage guère les idées d’Hayek) j’ai toujours pensé qu’il s’agit d’un penseur puissant et original  insuffisamment utilisé en SES. Bentata relie son travail à politique en rappelant qu’il a averti qu’une utilisation abusive de l’Etat ne pourrait qu’amener à des populismes. Mais faut il alors rappeler les paroles malheureuses de la fin de sa vie où, pour justifier le régime de Pinochet au Chili, il écrivit : « Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu'un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. » ( journal El Mercurio du 12 avril 1981). Citation courte qu’il conviendrait d’analyser dans son contexte mais tout de même significative.

Les liens entre libéralisme et démocratie ont pu être analysés différemment, par exemple par Karl Polanyi pour qui les totalitarismes sont l’aboutissement de l’essor d’une économie de marché totalement désencastrée. Une critique équilibrée aurait donc du déplorer l’absence de Polanyi autant que celle de Hayek.

Les autres critiques de Bentata sont plus qu’approximatives :

+ Il déplore que dans le programme de seconde, on ne parle que des dégâts de la croissance mais pas des aspects positifs. Pourtant il est écrit en toutes lettres dans le programme « Savoir que la croissance économique est la variation du PIB et en connaître les grandes tendances mondiales sur plusieurs siècles. » Peut on vraiment présenter les grandes tendances (notamment la période dite des trente glorieuses) sans mentionner l’enrichissement collectif ?

Sa référence au chapitre sur l’Etat, supposée exagérément keynésienne à l’en croire, est également fautive puisque la citation précise du programme est « savoir qu’une politique de dépenses publiques peut avoir des effets contradictoires sur l’activité (relance de la demande / effet d’éviction). ». C’est un peu simpliste et pas assez approfondi, certes, mais on ne peut pas dire que ce n’est pas équilibré.

Je signale en revanche que la référence à l’Etat s’inscrit dans un chapitre intitulé « comment les agents se financent ils ? » ce qui amène à considérer que l’Etat est un agent économique semblable aux autres, une idée qui existe mais qui n’est pas partagée par tous les économistes. L’absence d’équilibre dans les analyses présentées n’est donc peut être pas là où Bentata semble la voir.

+ Il déplore qu’il soit indiqué que le salaire minimum peut être favorable à l’emploi. Eh oui ! Il peut l’être mais il ne l’est pas nécessairement. Tout dépend des conditions (les travaux qui le montrent existent). Mais Bentata aimerait manifestement qu’on ne donne qu’une seule réponse définitive et universelle.

+ Ensuite, il indique que l’élève apprendra que les crises financières sont le résultat de bulles spéculatives, mais on ne sait pas s’il conteste cette idée (qui semble difficilement contestable).

+ Enfin, la conclusion de son article est que le programme de SES (concocté par Aghion je le rappelle) est « anti marché » et « pro Etat ». Cette critique ne tient pas et ne relève que de sa vision cyclopéenne. Mais on peut rassurer Bentata : sa capacité à lire les programmes en les déformant est telle qu’aucun programme ne le fera dévier de sa foi libertarienne.

Comment faire soi même son hors-sujet

Dernier point, le titre : « Au lycée, les cours d'économie ne forment pas des entrepreneurs mais des électeurs passifs ». Les SES sont des discipline de culture générale dont la finalité n’est pas de former des entrepreneurs, des syndicalistes ou des hommes politiques mais de permettre aux élèves de se repérer dans les différents analyses économiques, sociales et politiques qui leurs sont proposées par les différents medias (qui n’engendre certainement pas des « électeurs passifs »). Pour former des entrepreneurs, il faut enseigner de la gestion, de la comptabilité, pourquoi pas de la sociologie des organisations, inciter les élèves à « aller sur le terrain », à créer des « mini entreprises »,…. (qui est fait par nos collègues d’Économie-Gestion). Il y a donc un étonnant décalage entre le titre de l’article et la tentative de démonstration de l’article. C’est quand même fort de réussir à faire un hors-sujet quand on choisit soi même le suet !

De plus, en quoi, la présentation du libéralisme économique permettrait elle de former des entrepreneurs ? Parmi les incontestables réussites d’entrepreneurs il y en a de toutes sortes. Il y a des entrepreneurs libéraux mais il y a aussi des entrepreneurs comme  Denis Clerc (et d’autres) qui ont créé « Alternatives Economiques » dont on ne peut contester la réussite.

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