L'économiste idéal, modeste, rigoureux, sans préjugé
(Analyse d’un article de Jean Peyrelevade)
(mise en ligne le 24 Septembre 2025)
Le 17 Septembre 2025, l’économiste Jean Peyrelevade publie « La France, ce pays de non-économistes », article dans lequel on a encore droit à une critique des SES (Sciences Economiques et Sociales) mais cette fois ci « par la bande » (comme au billard). Jean Peyrelevade, professeur d’économie à Polytechnique, nous fait partager ses avis sur la diffusion du savoir en économie et ses conseils sur ce que doit être l’enseignement de l’économie dans le secondaire.
Je suis personnellement d’accord sur un certain nombre de points qu’il émet : d’abord sur son « tacle » de dernière ligne à propos « d'un ministre des Finances incompétent et demeurant pendant sept ans à Bercy, où il racontait n'importe quoi ». Je n’aurais pas osé l’écrire ainsi mais c’est aussi mon impression.
Ensuite, d’accord sur les particularités de l’analyse économique : l’économie « n'est pas une science exacte ». On se demande comme on peut en douter, la question cruciale et débattue étant de savoir s’il s’agit d’une science même « inexacte » (tout dépend de ce qu’on met derrière ce terme). Il indique que les difficultés de l’analyse en économique provient du « nombre et l'importance d'intervenants différents (ménages, entreprises, Etats, partenaires étrangers) » et « par le fait que toute modification de comportement de l'un quelconque des acteurs entraîne des réactions en chaîne de l'ensemble des participants. » On ne peut qu’être d’accord mais il faut indiquer que d’une part, cela amoindrit largement l’efficacité de l’enseignement fondé sur « le ceteris paribus » (« toutes choses égales par ailleurs ») qui est le b.a.-ba de l’enseignement dominant dans le supérieur et il faut préciser que ce problème se retrouve dans d’autres sciences sociales, notamment en sociologie.
Où on prendra quelque distance avec Peyrelevade c’est quand il indique que « A ce titre, la modélisation mathématique est nécessaire pour décrire au plus près possible les conséquences de telle ou telle décision et respecter les disciplines comptables ». Plutôt que « nécessaire » peut être faudrait il dire « souvent utile mais pas toujours et parfois utilisée de manière abusive et dangereuse ». En tout cas, c’est il me semble ce qu’on peut tirer de certains propos et prises de positions de Hayek, Schumpeter, Keynes et même , plus près de nous et moins iconoclaste, de Paul Krugman qui met une partie de la responsabilité de la crise de 2008 sur les économistes aveuglés par la modélisation mathématique et qui ont préféré « la beauté à la vérité » (P Krugman : « Nous nous sommes tant trompés »). S’il faut se méfier de l’usage non contrôlé des mathématiques dans la recherche, que dire de l’enseignement en collège ou en lycée ?
Il est vrai qu’il prend soin de dire que certains économistes se contentent d’une modélisation réussie. Il fustige aussi les économistes qui font passer l’idéologie avant la recherche. On en trouvera dans tous les secteurs de la recherche (un bon nombre de néoclassiques obtus ou de libertariens délirants n’ont rien à envier à certains marxistes parmi les plus dogmatiques ou certains keynésiens inamovibles). Mais son propos coince quand il attaque « les économistes atterrés ». Qui sont ces économistes atterrés ? C’est entre autres Philippe Askenazy, Henri Sterdyniak, André Orléan, Dominique Plihon, Benjamin Coriat,… On peut ne pas être d’accord avec leurs thèses mais les qualifier de purs idéologues est pour le moins grotesque.
Peyrelevade semble bien aimer distribuer les bons et les mauvais points. Dans son article il commence par traiter certains personnages politiques d’incompétents en économie. C’est peut être possible mais on peut supposer que ceux-ci et celles ci ont pris soin de s’entourer d’économistes compétents, comme Pierre Mauroy a pu le faire jadis en s’appuyant sur les conseils de Jean Peyrelevade. Cette critique semble donc assez mal fondée.
Et, on y arrive enfin, il s’attaque aux SES en déclarant que l’addition de l’économie, la sociologie et la science politique est « un mélange qui n’a aucun sens ». Ici, on peut faire trois remarques.
La première est que les SES n’ont jamais prétendu être un simple enseignement « d’économie » mais un enseignement de « sciences sociales » dans lesquelles on peut inclure l’économie. Cela fait 60 ans qu’on le répète (et personnellement 40 ans) et on aimerait que nos détracteurs fasse un effort minimum de travail de renseignement.
Deuxièmement, la simple consultation des programmes officiels permet de voir que l’économie en occupe la très large majorité ce qui invalide le jugement de Peyrelevade selon lequel l’économie serait « l'annexe misérable de la sociologie » du fait du niveau insuffisant en mathématique des élèves. Une réflexion qui semble révéler ce que Peyrelevade croit savoir de la sociologie : si on applique les principes de la transitivité « économie/ faible niveau en maths/ sociologie) on comprend que, selon monsieur Peyrelevade, il n’y a pas besoin d’un niveau élevé en sociologie. Peut-on lui conseiller d’ouvrir un manuel de terminale et de regarder les pages consacrées à la mobilité sociale ? Plus largement peut-on lui conseiller de consulter les écrits méthodologiques de Raymond Boudon ou de Paul Lazarsfeld (qui ne sont pas de dangereux marxistes) ? Ou, pour prendre des auteurs plus récents, de Gerald Bronner ? (A moins que Peyrelevade exclut les techniques quantitatives, les statistiques, les méthodes de régression,… du champ mathématique ?).
Enfin, il faut rappeler que dès ses origines, en 1967, l’enseignement de l’économie en SES s’est fait autant dans l’optique de l’économie institutionnaliste que de l’économie mainstream néoclassique. Autant Simiand que Samuelson ! Et dans le cadre de l’économie institutionnaliste on peut effectivement aborder l’économie (au sens strict où semble l’entendre Peyrelevade) avec la sociologie et les sciences politiques. On peut penser à Veblen, par exemple, et même à Raymond Aron (ce dernier n’a jamais fait partie des programmes mais certains de ses écrits auraient été profitables aux élèves). Peyrelevade a la légitimité voulue pour distribuer les bons points aux courants institutionnalistes et MainStream dans le cadre de la recherche mais l’a-t-il pour l’enseignement secondaire ? Pour ce qui est de l’enseignement auprès des adolescents, la porte d’entrée « institutionnaliste » est généralement beaucoup plus intéressante et efficace que l’approche « MainStream » (ce qui ne veut pas dire que celle-ci est forcément exclue). Je me permets d’écrire cela après 40 ans d’enseignement auprès de lycéens.
Et nous voila au dernier point. Non content d’avoir distribué les mauvais points et les carambar autour de lui, Jean Peyrelevade nous explique ce qu’on devrait faire. Ça me semble d’ailleurs intéressant : commencer par de la microéconomie centrée sur le ménage puis l’année suivante de la microéconomie centrée sur l’entreprise, puis l’État (et donc de la macro économie je suppose ?) et enfin les relations internationales. Au risque de surprendre, il faut informer notre détracteur que c’est ce qu’on fait depuis 40 ans : de la micro notamment centrée autour de l’entreprise en classe de seconde, la question de l’Etat en première et les Relations internationales en terminale. Mais Peyreleade n’est pas le premier à nous expliquer comment faire ce qu’on fait depuis longtemps. Je collecte depuis vingt ans les articles prétendant nous expliquer comment faire. Si j’étais collectionneur, je serai aujourd’hui propriétaire de la plus grande collection au monde de fils à couper le beurre.
Revenons à cette intéressante question de l’enseignement du budget du ménage. On imagine que derrière cela il y a une volonté d’expliquer aux élèves comment tenir un budget et ne pas tomber dans les travers du surendettement (qui est plus souvent du à des accidents de la vie qu’à de l’incompétence personnelle). Il est possible qu’il y ait aussi l’idée de placer correctement ses revenus (la fameuse « littératie financière »). Mais dans ces conditions, il est sûrement important de savoir aussi comment ne pas gaspiller, comment être conscient du poids de la publicité, du marketing et de la mode. Si on veut avoir des enfants raisonnables et informés tout cela est nécessaire (et en plus, les lycéens adorent analyser les publicités). Mais il faudra parler de psychologie, de sociologie, de tout un tas de trucs dont le mélange « n’aurait aucun sens » et on serait obligés de parler de la mode avec Simmel (argh ! un socio-philosophe), Veblen (au secours un socio-économiste !) de Duesenberry (Un économiste qui parle de comparaison sociale !) et même de Galbraith, un économiste institutionnaliste conseiller de J.F. Kennedy, qui parlait de marketing et de filière inversée.
Mais je rassure monsieur Peyrelevade, les concepteurs du dernier programme élaboré en 2019 ont bien fait les choses car ils ont purement et simplement supprimé le chapitre sur la consommation. Bref, nous avons un enseignement de l’économie où on ne parle pas de la finalité ultime de l’activité économique. Je me suis laissé dire que c’était pour ne pas avoir à se confronter à un mélange qui n’a aucun sens entre de la sociologie et de l’économie.
Bref, en moins d’une page Jean Peyrelevade traite un certain nombre de politiques d’incompétents en économie (peut être ?), qualifie d’idéologues des économistes qui font avancer la recherche et la réflexion (fussent ils atterrés) et, alors qu’il n’a jamais enseigné à des adolescents (mais à polytechnique qui n’est probablement pas composé d’élèves lambda), il explique comment enseigner en lycée, sans se préoccuper de ce qu’ont fait quelques milliers d’enseignants de SES depuis 58 ans (nous sommes aujourd’hui environ 5500 en France)!
Mais comme le dit monsieur Peyrelevade, « L'économiste idéal est donc modeste, rigoureux, sans préjugé ». Où est-il cet économiste idéal ?
NB : Depuis au moins vingt ans je collectionne ce type d’articles critiques (j’en ai un peu plus de 100 en stock), tout aussi mal informés les uns que les autres, tous aussi méprisants parce que, justement, ne cherchant pas à savoir ce qu’on fait réellement et se fondant sur des préjugés.
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