Louis WIRTH -LE GHETTO – 1980 – (1ére Ed. 1928) – P.U. de Grenoble – Collection « Champs urbains »
Louis Wirth, qui fut président de l’American Sociological Association en 1946 , juif né en 1897 en Rhénanie, s’installa aux USA avec son oncle en 1911. Il arrive à Chicago au début de la première guerre mondiale et s’initie à la sociologie auprès de Park et Burgess. En 1923, il épouse une protestante (et est le premier de sa famille à épouser une Goy) et termine sa thèse (« Le Ghetto ») en 1928. Ce travail fondé sur une monographie du Ghetto de Chicago et sur une réflexion plus globale sur la notion de Ghetto, permet à Louis Wirth de développer un modèle du phénomène de ségrégation et de développement communautaire.
Origines du Ghetto comme forme sociale.
En 70 après Jésus Christ commence la diaspora qui fait du juif la figure de « l’errant » et de « l’étranger » puis s’établiront dans le ghetto. A l’origine il s’agit d’une institution volontaire née du désir de vivre dans un quartier où on peut pratiquer sa religion et permettant un contrôle social et administratif. Du côté de l’Eglise, il permet de mettre à part le « juif voyageur » porteur d’idées nouvelles. D’Institution volontaire, le Ghetto se transforma ensuite en Institution obligatoire, centrée autour de la synagogue, lieu de prière, lieu de réunion et administratif mais également lieu qui vit l’apparition d’un corps de fonctionnaires. Le Ghetto s’organise également autour du cimetière, de l’école, du tribunal, de bain public et du bain rituel, et fermé à l’égard du « monde hors – Ghetto ». En cela le Ghetto permit aux juifs de prendre conscience d’eux mêmes et, s’il n’existe pas de « type physique » juif, Louis Wirth estime qu’il existe un type social et psychique qui serait la conséquence directe de l’institution du Ghetto. Le juif est avant tout urbain, lié aux métiers proches de l’argent depuis l’interdiction féodale de l’usure (commerces, banques,…) et l’importance du savoir religieux valorise l’intellect dans le système de valeurs. Cela aura une conséquence majeure qui est que les relations entre les juifs et les chrétiens prendront un tour de plus en plus impersonnel, généraliste, abstrait et utilitaire et seront fondées sur des relations de type monétaire . Le juif est donc à la marge entre deux mondes, le monde du Ghetto qui et celui de la communauté et le monde hors Ghetto qui et celui de relations utilitaires et des relations avec la société . Cependant, certains mouvements tendaient renforcer l’institution du Ghetto (Hassidisme, cabale,…) alors que d’autres le remettaient en cause (« Lumière », sionisme, socialisme,…)
L’arrivée des juifs aux USA
Les juifs arriveront aux Etats Unis en plusieurs vagues. La première vague date des 17è-18è siècles et concerne surtout des sépharades (notamment les juifs chassés d’Espagne). La deuxième vague, au 19è siècle, est celle des juifs venus d’Allemagne et d’Autriche, plus urbains que les précédents, et qui ne tardent pas à devenir dominants. A partir de 1845 puis de 1880, l’immigration sera le fait de polonais et de russes qui constitueront rapidement une communauté traditionnelle et fermée sur elle-même. Il y a alors deux groupes bien différents : les juifs d’Europe de l’Ouest, réformés, qui cherchent à s’intégrer et les juifs d’Europe de l’Est.
La communauté juive de Chicago et le Ghetto
Elle se constitue à l’origine à partir de jeunes colporteurs qui se retrouvent dans un même quartier, le « loop ». Mais le groupe juif n’est pas homogène et il existe une nette rupture entre les anciens immigrants, notamment bavarois, et les polonais, la distance géographique entre eux marquant une distance sociale. A partir de 1882 arrivent les juifs chassés de Russie qui sont habillés de manière traditionnelle et parlent seulement Yiddish. Ils vont se replier plus que les autres sur des pratiques traditionnelles et communautaires s’opposant de fait aux juifs qui cherchent à s’intégrer au monde hors-Ghetto. Le fossé entre les différents groupes est donc important, chacun d’entre eux ayant sa propre synagogue et les mariages inter groupes étant rares. Cependant, les éléments d’unité existent aussi comme le sionisme, l’aide aux juifs d’Europe en 1914-18 ou la réaction à l’affaire Dreyfus. Le ghetto de Chicago est un exemple typique de transformation d’un village en communauté urbaine mais il sera aussi un exemple de communauté culturelle qui se construit autour de la synagogue (qui dépasse le simple cadre de la religion). Le respect des rituels religieux apparait alors comme un élément essentiel de sauvegarde de la communauté.
La fuite hors du Ghetto.
Mais peu à peu les juifs cherchent à fuir le Ghetto dès lors qu’ils découvrent le monde hors ghetto (notamment par l’Ecole) ; il y a plusieurs voies de fuite du ghetto possible. Le Deutschland est la deuxième aire de résidence des juifs ; le juifs du Deutschland sont en partie acculturés, notamment pour ce qui concerne l’argent , le respect des rituels alimentaires et des habitudes religieuses. L’aire du Deutschland apparait donc comme une aire de transition dans la fuite hors du ghetto et à mesure qu’ils s’éloignent du ghetto, la mobilité géographique s’accroit et les juifs perdent certaines de leurs caractéristiques distinctives. Cependant, ces groupes venus du Ghetto modifient à leur insu le caractère du nouveau quartier de résidence, provoquant une nouvelle fuite vers une troisième zone de résidence. Les zones de résidence correspondent donc aux flux d’immigration et aux transformations des groupes : dans le Ghetto, on trouve les immigrés les plus récents et il ya une domination de l’orthodoxie religieuse. Les juifs de la seconde zone sont plutôt conservateurs et les juifs de la troisième zone apparaissent comme « réformés ». Enfin, la dernière voie de fuite possible est la fréquentation des hôtels et des pensions de famille qui favorisent l’anonymat et permettent d’échapper aux rituels religieux.
Le retour au Ghetto
Cependant, la vie hors Ghetto, si elle favorise une certaine liberté, fait prendre conscience au juif de son statut dévalorisé. Quand il sort du Ghetto à la suite d’une réussite sociale, le juif se trouve confronté non seulement à un monde complexe mais aussi à l’antisémitisme (notamment du KKK,…) et en même temps, il sera soumis aux préjugés de son groupe d’origine. Une nouvelle conscience de soi va alors se développer et donne, dans les années 20, une impulsion au mouvement nationaliste et orthodoxe. La question de la constitution du Ghetto s’inscrit donc dans une question plus large d’une ségrégation spatiale qui se construit dans un processus social lié au développement conjoint de la division du travail et de l’essor « d’aires culturelles ». Pour Louis Wirth, le « problème juif » est celui d’une conscience divisée entre le Ghetto et le monde extérieur.
Un des intérêts essentiels de ce livre est qu’à travers la présentation d’une monographie, l’auteur nous permet d’entrevoir la mise en application d’un grand nombre de concepts et d’idées majeurs en sociologie. Déjà les propos sur la diaspora juive et son rôle sur l’instauration de relations « objectivantes » et impersonnelles sont directement liées aux thèses de Simmel sur l’étranger, l’argent ou les relations sociétaires. Par ailleurs, l’implantation des différents groupes dans le Ghetto suivent le schéma déjà tracé par Robert Parks sur les ségrégations spatiales dans la ville de Chicago. Enfin et surtout, le couple « monde dans le ghetto » / « monde hors ghetto » compose une illustration frappante de la distinction entre Communauté et Société au sens de Tönnies et la situation du juif coupé entre le ghetto et le monde hors ghetto, entre la communauté et la société, dans et hors du « monde », est bien la situation de l’homme interstitiel de Parks ou de l’étranger de Simmel.
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