Gerald Bronner : La sociologie cognitive

« CROIRE » : LES APPORTS DE LA SOCIOLOGIE COGNITIVE.

A PROPOS DES TRAVAUX DE GERALD BRONNER

Article paru dans Apses Info n°60 - Juillet 2012

 

Gerald Bronner, né en 1969, est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses domaines de recherche recouvrent notamment l’analyse des croyances collectives et il s’inscrit, dans la lignée des travaux de Raymond Boudon, dans le champ de ce qu’on appelle la « sociologie cognitive ». L’objectif de la sociologie cognitive consiste à analyser comment les individus perçoivent la réalité dans laquelle ils sont plongés ; les « sciences cognitives » recouvrent un spectre très large de recherches. D’un côté, nous avons un « programme fort », que Bronner appelle « naturaliste », constitué notamment par les travaux des psychologues évolutionnistes pour lesquels les perceptions et erreurs de perception sont un legs de l’évolution humaine et les phénomènes sociaux apparaissent alors comme des produits expliqués de manière quasi mécanique par la biologie. D’un autre côté, le « programme faible » qui caractérise les sciences sociales en général, se préoccupe des croyances, idéologies ou savoirs dans la lignée d’un « individualisme méthodologique » revisité.

QU’EST-CE QUE LA SOCIOLOGIE COGNITIVE ?

Gerald Bronner pense qu’il existe un « espace de travail » entre ces deux programmes et, s’il est clairement opposé au « cognitivisme fort » (voir la critique qu’il fait de la position de Dan Sperber[1]), il pense que la sociologie n’a pas à se fermer dogmatiquement aux apports des sciences cognitives quand ceux-ci peuvent être intégrés  à la recherche sociologique. En ce sens, il rejoint les propos d’un sociologue dont les travaux pourraient sembler très éloignés, Norbert Elias : « Voyez vous, les sociologues qui n’ont pas fait d’études de médecine parlent souvent de la société sans intégrer dans leurs discours les aspects biologiques de l’homme. Et cela, me semble-t-il, est une erreur. Les sociologues ont une attitude défensive vis-à-vis de la biologie parcequ’ils craignent que la sociologie perde sa substance dans la biologie. (...) Cela étant , je ne réduis pas la sociologie à la biologie »[2]. Dans cette optique, certaines erreurs de perception peuvent être considérées comme universelles mais que la forme qu’elles prennent dépendra du milieu culturel dans lequel l’individu est plongé. Ainsi, tous les hommes, quels qu’ils soient, perçoivent des formes et des visages dans les formations nuageuses mais certains verront une image de la vierge là ou d’autres verront une autre figure (on ne s’étonnera pas que les catholiques soient plus nombreux à reconnaitre la vierge). Cela illustre bien le programme de travail de la sociologue cognitive telle qu’il la conçoit : « Voir comment les invariants cognitifs s’hybrident avec les variables sociales pour former cet objet sans cesse renouvelé et pourtant toujours borné dans un espace restreint qu’il est convenu d’appeler la vie en société»[3].

            Cependant, dans l’exemple retenu du visage de la vierge, le fait que tous les catholiques ne la reconnaitront pas et que certains non catholiques auront cette illusion laisse entier le programme de recherche de l’individualisme méthodologique. En effet, pour Gerald Bronner, c’est le niveau de l’individu qui est le niveau central de l’analyse sociologique et non le niveau du groupe (holisme) ou le niveau des déterminants infra individuels (programme des psychologues évolutionnistes). Il s’agit donc d’un individualisme méthodologique revisité, dans la lignée de Raymond Boudon et non dans celle des économistes néoclassiques[4]. Cependant parler d’un individu rationnel ne signifie pas qu’il soit parfait et omniscient, bien au contraire. Bronner va s’intéresser particulièrement aux divers « biais cognitifs » mis à jour notamment par Kanheman et Tversky (mais aussi par Maurice Allais en 1953).

RATIONALITE ET BIAIS COGNITIFS

            L’individu  étudié par Gerald Bronner est donc restreint dans ses capacités cognitives ; retreint par trois limites, dimensionnelle, temporelle et culturelle. Limite dimensionnelle : notre capacité à récolter l’information est contrainte par notre position dans l’espace social (on retrouve « l’effet de position » de Raymond Boudon). Limite temporelle : notre capacité est limitée par notre position dans le temps et notre incertitude vis-à-vis du futur. Limite culturelle : l’interprétation d’un phénomène sera dépendante de la culture du groupe (on est proche de « l’effet disposition » de Boudon). Mais il faut ajouter à cela que l’erreur peut être liée à l’état émotionnel de l’individu (on retrouvera de nombreux exemples dans les travaux de Dan Ariely, par exemple[5] :...) et, surtout, cela peut être lié à des « biais cognitifs » (illusions perceptives, impossibilité de saisir une question dans toute sa complexité, etc.).

 Gerald Bronner va utiliser préférentiellement des expérimentations similaires à celles des psychologues pour relever un grand nombre de « biais cognitifs »[6] dont les principaux sont :

- La « négligence de la taille de l'échantillon »: elle permet d’expliquer que certains individus voient une situation surprenante, une « mystérieuse »coïncidence voire un miracle là où il n’y a que l’effet du hasard. En général, on oublie le nombre d’occurrences qui ont donné lieu des résultats « non remarquables ». L’exemple le plus parlant est celui de l’étonnement que l’on a lorsqu’on rencontre une personne née le même jour que soi. Coïncidence qui nous semble improbable alors qu’en toute probabilité il y a 97 chances sur 100 que la chose se produise dans un groupe de 50 personnes[7].

- Ce biais est directement lié à notre représentation du hasard, régulièrement mise en évidence par les psychologues. En effet, nous avons tendance à penser que le hasard devait donner des résultats « uniformes » : ainsi un résultat du loto regroupant les nombres allant dans l’ordre de 1 à 9 semblerait suspect. De même, le tirage des quatre as au jeu du tapis vert a fait, il ya quelques années, l’objet de reportages télévisés (pour dire qu’il n’y avait rien de miraculeux).

- « L’heuristique d’ancrage » : on anticipe le futur en reportant linéairement les valeurs passées. Résultat maintes fois vérifié, il permet d’expliquer que les hommes aient du mal à saisir les phénomènes de retournement à venir : ainsi, il a fallu attendre le XVIème siècle pour comprendre les phénomènes de trajectoire balistique. Pour certains, cette erreur cognitive explique en partie la persistance des bulles spéculatives (et notamment de la bulle immobilière[8] ).

- Le « biais de représentativité » : on juge un cas incorrectement à partir d’un cas plus général.

- « L’erreur de confirmation » : la tendance naturelle de l’individu consiste à chercher des éléments qui confirment son idée au lieu de chercher ceux qui l’infirment.

- Le « biais de symétrie » : du constat que « X entraine Y » on en tire l’idée que « Y entraine X ». A supposer qu’il n’y ait pas de feu sans fumée on en déduit qu’il n’y a pas de fumée sans feu.

- Le « biais de disponibilité » : on tire une conclusion à partir des exemples équivalents qu’on a à l’esprit et qui sont aisément disponibles.

- Le « principe de décomposition des problèmes » : face à un problème complexe, on tend à le décomposer en éléments simples ce qui peut mener, au final, à des erreurs.

Au final,  les biais cognitifs et les erreurs qui leur sont associés sont nombreux. Faut-il en conclure, avec Kahneman et Tversky, à la coexistence de comportements rationnels et irrationnels chez l’individu (ce qui ne serait pas sans rappeler les premières thèses de Lévy-Bruhl sur la pensée primitive) ? Bronner considère plutôt que les bons résultats et les erreurs relèvent de la même rationalité. Les biais cognitifs peuvent amener, par exemple, à l’utilisation de méthodes pratiques et erronées mais sans dangers pour de petits chiffres (combien d’économistes utilisent la soustraction pour calculer un taux d’intérêt réel, par exemple ?).

De plus, ces raisonnements peuvent être erronés en « intension » (dans leur développement propre) mais vrais en « extension » (validés par la réalité). Nombre de croyances populaires, par exemple, peuvent reposer sur de mauvaises explications mais se vérifier régulièrement. De plus, le caractère réflexif de la vie sociale peut amener à rendre « vraies » des idées fausses dans le cadre, par exemple, de prédictions créatrices.

Ce qui veut dire que des raisonnements erronés peuvent faciliter la vie de tous les jours mais amener à des conclusions fausses voire dangereuses dans certains cas.

Cependant cela ne veut pas dire que les individus vivent dans l’illusion ou sont incapables de produire de bons raisonnements. Au cours de diverses expériences, Bronner montre que si on modifie le cadre de présentation d’une énigme, la plupart des individus sont en mesure de retrouver le raisonnement approprié.

LES CROYANCES COLLECTIVES

Cela amène naturellement Gerald Bronner à s’intéresser aux croyances et notamment aux « croyances collectives »[9]. En général, il utilise le terme « croyance » dans son acception la plus courante c'est-à-dire en la distinguant des connaissances. Les croyances sont donc composées de croyances religieuses, magiques, des mythes, de l’idéologie, de la superstition, des rumeurs, des parasciences,... Pour autant, il n’oppose pas frontalement les croyances et les connaissances, d’une part parceque la frontière entre croyances et connaissances n’est pas toujours simple à tracer, d’autre part parcequ’il envisage de montrer que les deux relèvent de la rationalité. Cependant, il ne faudrait pas en conclure qu’il aboutit à un relativisme extrême où l’on considère que « tout vaut tout »[10].

Il commence en  premier lieu par nuancer ou relativiser la thèse du désenchantement du monde. Il n’est pas vrai que chaque avancée de la connaissance entraine un recul des croyances ; bien au contraire, les deux progressent de conserve, d’une part parceque certaines croyances restent utiles dans la vie de tous les jours, d’autre part parceque chaque progrès des connaissances ouvre le domaine des possibles et génère de nouvelles croyances (l’illustration la plus probante est de voir les véritables délires qui se développent, notamment aux USA, autour de la génétique). Bronner utilise souvent l’image d’un ballon que l’on gonfle et dont l’intérieur représente le progrès des connaissances  et la surface, l’essor des croyances (Cependant Bronner pense tout de même que sur long terme les progrès de la connaissance restent toutefois dominants).

            Comment se diffusent les croyances et les connaissances ?

Bronner rejette les explications fonctionnalistes qui lui semblent « ad-hoc » et parfois franchement téléologiques pour leur préférer  une explication s’inspirant de l’évolution darwinienne : ainsi, des informations, des croyances, des rumeurs,....commencent à se diffuser dans la société. Certaines seront repérées par leur caractère remarquables ou spectaculaire (c’est le cas de la plupart des légendes urbaines), leur capacité à être mémorisée et les avantages éventuels qu’elles procurent à l’émetteur de la croyance mais les croyances sont plus ou moins coûteuses à adopter. Le coût peut être cognitif (si l’explication ou-jacente est complexe), social (on risque le rejet du groupe d’appartenance, qu’on pense à l’expérience de Asch) ou résulter d’une plus ou moins grande adéquation avec les autres croyances en vigueur. Mais ce coût n’est pas figé : en effet, une croyance qui se diffuse voit son coût d’adoption baisser ce qui favorise sa diffusion[11].

            On voit que l’adoption de la croyance peut être décrite en termes de coûts-avantages. Bronner va utiliser analogiquement le concept de marché[12] et plus précisément de « marchés partiels » car nous sommes rarement confrontés à des croyances en général mais plutôt à des croyances diffusées dans le cadre de nos réseaux de relations sociales. Il considère alors qu’un marché cognitif prend donc généralement la forme d’un oligopole cognitif (ce qui se traduit par le maintien de croyances minoritaires) mais il peut tendre aussi vers un monopole cognitif, soit quand on est en situation de monopole d’information (dans une dictature par exemple) soit quand il n’existe pas, pour des raisons diverses, de véritable concurrent à la croyance ou à la théorie dominante. Cependant la particularité du marché cognitif actuel est celui de la dissémination et de la saturation de l’information par les journaux, la radio, la télévision, Internet et les canaux rumoraux amplifiés par les réseaux électroniques (facebook, twitter,...). Dans ce cas (comme  le savent tous les professeurs encadrant des TPE), les croyances se diffusent au moins aussi bien que les connaissances.

 RUMEURS ET LEGENDES URBAINES

Un des centres d’intérêt de Gerald Bronner est l’analyse des rumeurs. Mais contrairement à la majorité des sociologues qui expliquent la diffusion d’une rumeur par les fonctions qu’elle remplit (voire la morale sous-jacente qu’elle délivre), Gerald Bronner va mettre en place des protocoles expérimentaux pour mettre en évidence les caractéristiques de genèse d’une rumeur en utilisant les biais cognitifs. Ainsi, il teste la rumeur de disparition des corps dans le quartier chinois de Paris (XIIIème arrondissement)[13]. Il propose deux énigmes aux « cobayes » de l’expérience : dans la première, il signale que les taux de mortalité sont très différents dans deux quartiers (sans précision sur les quartiers ; c’est le scénario dit « sans contexte »). Dans la deuxième, il précise que le quartier à faible mortalité est le quartier chinois de Paris (scénario avec contexte). On demande alors aux cobayes de proposer des explications de cette expérience de proposer des explications de cette différence entre les deux quartiers, soit au cours d’entretiens individuels, soit au cours d’entretiens collectifs et on organise de nouveaux entretiens vingt-quatre heures plus tard. L’objectif est de déterminer l’importance de trois critères de sélection des rumeurs : leur facilité d’évocation, leur crédibilité et leur mémorisation[14].

            Il en ressortira une dizaine d’explications possibles que Bronner classe en quatre catégories : les explications « exogènes » (par les caractéristiques du quartier, son équipement, ...), les explications endogènes (par les caractéristiques de la population – plus éduquée, plus riche dans le quartier à faible mortalité, ...), les explications herméneutiques (explication par des causes cachées comme la disparition des corps), les explications structurelles (par la structure par âge ou par sexe de la population du quartier).

Deux scénarios émergent nettement du lot : celui qui explique la faible mortalité du quartier par la jeunesse de la population et le scénario, conforme à la rumeur, qui suppose que les morts sont cachés pour pouvoir revendre leurs papiers à de nouveaux migrants. Généralement, on explique cette rumeur par la peur de l’étranger (qui est un des thèmes privilégiés des rumeurs et légendes urbaines). Bronner montre que le scénario « rumoral »[15] est celui qui apparait le plus spontanément, notamment dans la situation d’expertise collective et pour l’énigme avec contexte. En revanche, la bonne explication (par la structure par âge) émerge moins aisément mais a une plus grande crédibilité auprès des individus. On voit que Gerald Bronner explique ces croyances et connaissances par les biais cognitifs et non pas par l’irrationalité. Ces explications n’empêchent cependant pas de joindre ensuite des explications par les stéréotypes ou la culture.

CROIRE EN L’INCROYABLE ET REFUSER LE RAISONNABLE : DE MÊMES RESSORTS.

Si on peut croire à des idées fausses, on peut aussi refuser des idées vraies ou les accepter en les déformant. Le cas du darwinisme est exemplaire à ce titre. Bronner reconnait que le refus du darwinisme dans des pays tels que les Etats-Unis peut être du à l’influence de la religion et à l’existence d’outsiders sur le marché cognitif tel que « l’Intelligent Design »[16] mais il montre aussi que la logique de base du Darwinisme est généralement mal ou non assimilée pour des raisons purement cognitives. A travers des énigmes posées lors d’expériences, il montre que les individus ont tendance à se laisser prendre à un « raisonnement captieux » proche du Lamarckisme, l’hypothèse d’une adaptation de l’organisme à l’environnement étant plus simple à faire que celle d’une action conjointe de la mutation au hasard et de la sélection[17]. Dans d’autre textes il montre également que cette idée est probablement transmise par les récits populaires (comics, feuilletons,...) rappelant que les acteurs du marché cognitif ne sont pas seulement des médias « légitimes » comme les chercheurs, les revues spécialisées ou les grands medias mais aussi les medias « populaires » (émissions de radio ou de télévision de divertissement, bande dessinées,...)[18].

Gerald Bronner va également s’intéresser à la genèse des croyances de manière originale en interrogeant un panel de 142 personnes sur les circonstances dans lesquelles elles ont cru puis cessé de croire au père Noël[19]. Thème intéressant car il est exceptionnel qu’on puisse assister « en direct » à la mort d’une croyance. L’adhésion à la croyance dans le Père noël s’explique aisément par des effets déjà repérés : l’effet d’autorité (la parole des parents) et le monopole cognitif qui en découle, le biais de confirmation à travers les « preuves » de l’existence du Père Noël, l’intérêt à croire et l’infalsifiabilité temporaire de l’existence du Père Noël.

Cependant, nous cessons tous d’y croire un jour ou l’autre. Les personnes interrogées ont cessé de croire en moyenne à l’âge de 7 ans (6,99 ans) et dans 47% des cas c’est du à une dissonance, c’est à dire à la découverte d’un élément externe venant contredire la croyance (comme la découverte des cadeaux avant Noël ou la multiplication des Père Noël en ville). Dans 14% des cas, cela est du aux contradictions internes aux récits sur le Père Noël (le Père Noël ne peut pas tout distribuer en une nuit ou passer par la cheminée dans un HLM). Enfin, dans 39% des cas c’est dû à la concurrence d’une autre croyance (les camarades ou les parents révèlent la supercherie).

CROYANCES EXTRÊMES ET INCONDITIONNALITE

Pourtant, certains continuent à croire dans l’incroyable à l’âge adulte, par exemple dans les prophéties de sectes millénaristes. Gerald Bronner aborde ce problème dans le cadre de l’analyse des « croyances extrêmes ». Il montre que les pensées extrémistes, notamment celles des terroristes ne relèvent pas de l’irrationalité et que els extrémistes ne sont généralement ni fous ni incultes mais diplômés et bien intégrés dans la société[20].

La pensée extrémiste est généralement caractérisée par son « inconditionnalité », caractéristique qu’on peut retrouver pour certaines opinions courantes. Par exemple, si nous pouvons condamner ou pas le vol suivant les conditions dans lesquelles il se déroule (vol par nécessité, par exemple), la condamnation du viol est inconditionnelle. Cependant, ici, cette inconditionnalité  sera fortement partagée par les individus (elle sera dite « transubjective »). La pensée extrémiste correspondra au contraire à « une adhésion inconditionnelle à des croyances faiblement transubjectives et/ou ayant un potentiel sociopathique ».

Dès lors qu’une pensée ou un principe devient inconditionnel, il court le risque d’être déraisonnable. C’est la thèse défendue par Gerald Bronner et son collègue Etienne Gehin à propos du principe de précaution[21]. Ce principe est, en lui-même, une bonne chose mais s’il est appliqué inconditionnellement (en étant inscrit dans la constitution par exemple) et appliqué dès lors qu’il y a une probabilité, avérée ou non, de risque, il en vient à constituer un obstacle au progrès. C’est ce que les auteurs appellent le « précautionnisme ». Ce précautionnisme est, semble-t-il, fondé sur les biais cognitifs déjà évoqués : la surestimation des faibles probabilités renforcée par l’utilisation de la méthode de la division es problèmes ; de plus, la connaissance scientifique, impliquant généralement un coût cognitif élevé, se diffuse mal et génère de nombreuses croyances alimentent le « précautionnisme ».

LA PLACE DE LA SOCIOLOGIE COGNITIVE DANS LE CHAMP SOCIOLOGIQUE

Si on compare le champ sociologique à un marché, il est clair qu’il est comparable à un oligopole cognitif ; un domaine, écrit François Dubet, semblable à un « archipel complexe de tendances, d’écoles et de groupes dont aucun n’est vraiment hégémonique »[22]. Si on file la métaphore biologique on peut parler d’une diversité au sein de l’espèce sociologique marquant un fort contraste avec les sciences économiques où un seul paradigme, néoclassique, occupe une position de quasi-monopole et auprès desquels les autres démarches possibles, marxistes, institutionnalistes, conventionnalistes, « autrichiennes »,...,ont bien du mal à se faire une place.

La sociologie cognitive occupe une place bien spécifique, aux marges de la discipline, si on en reste à l’image qu’on a pu se faire de la sociologie dans ses déclinaisons durkheimiennes et/ou marxistes. On y parle d’individus (dans la tradition de l’individualisme méthodologique de Boudon) et bien peu de groupes et de classes sociales. On y met plus l’accent sur les perceptions individuelles que sur les interactions ou les rapports de domination.  On ne trouvera dans les travaux de Bronner pratiquement pas de données statistiques macrosociales, de mise en évidence de corrélations statistiques. On n’y trouvera pas d’observations participantes, peu de sondages mais parfois des questionnaires et des entretiens non directifs (par exemple, pour la croyance au Père Noël). Sa méthode privilégiée est la passation d’expérimentations, ce qu’on retrouve essentiellement chez les psychologues et les psychologues sociaux mais aussi dans le cadre de l’économie expérimentale (initiée à l’origine par des chercheurs formés à la psychologie). Pourtant Gerald Bronner se situe bien dans le « champ sociologique » (champ au sens bourdieusien) car il propose des explications concurrentes à celles, par exemple, de l’habitus, et parceque ses analyses sur la croyance peuvent parfaitement compléter, par exemple, les résultats obtenus au niveau mondial par Inglehart. Certes la distance avec d’autres travaux  peut sembler extrême : comment faire dialoguer les expérimentations de Gerald Bronner avec les entretiens que Stéphane Beaud mène avec de jeunes ouvriers ? D’un autre côté, il y aurait sûrement des liens intéressants à faire avec des économistes comme André Orléan qui vont puiser en partie aux mêmes sources (expériences de Asch, de Maurice Allais,...).

Il n’y a probablement pas lieu de se polariser sur les frontières établies de telle ou telle discipline : si frontières il y a, elles se dessinent dans les incessants échanges entre auteurs. La sociologie cognitive, telle que la conçoit Bronner, se situe essentiellement entre deux paradigmes dans l’explication des croyances, entre un « naturalisme infra-individuel » qui voit un lien mécanique entre les données génétiques (voire l’évolution) et les erreurs cognitives et les croyances et un « culturalisme » qui voit dans ces croyances le résultat de l’imposition de la culture du groupe. Certes, ces deux déterminants existent mais ils passent par l’autonomie de l’individu d’où, pour lui, la nécessité de démarrer de l’individualisme méthodologique. Ce qui n’empêche pas, par la suite, de prendre en compte les interactions sociales ou les rapports de force entre individus et groupes qui aboutissent à telle définition de la situation. Il serait probablement fructueux de faire le lien avec, d’une part, les données des psychologues (« croyance en un monde juste », « théories de l’attribution », ...) et, d’autre part, avec l’interactionnisme symbolique.

APPORTS POUR LA CLASSE

            Peut-on utiliser ces travaux dans l’enseignement au lycée ? Pour ce qui est des objets abordés, leur intérêt est évident. Il est absurde que les croyances et notamment les rumeurs ne soient pas intégrées dans les programmes officiels quand on sait quelle importance elles prennent dans une société où l’information est proliférante. De plus, ces thèmes emportent toujours l’adhésion des élèves. Est-il  possible d’intégrer l’analyse des biais cognitifs ? Il me semble hors de question de les présenter tous, à moins d’opter pour le « bourrage de crâne » , mais une sélection de quelques uns d’entre eux est possible. Ainsi, on peut présenter le biais de symétrie parcequ’il est extrêmement fréquent dans le discours commun, ainsi que la « négligence de la taille de l'échantillon » (assez facile à expliquer simplement). L’heuristique d’ancrage peut aider à comprendre les difficultés à appréhender l’avenir et expliquer les phénomènes de bulles. Il serait également intéressant de présenter le biais de confirmation, si fréquent dans la vie courante, même s’il peut parasiter la nécessité de l’enseignant de trouver des exemples confirmatifs, non pas pour démontrer une idée mais pour l’illustrer.

 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE.

Gerald Bronner a pour habitude de présenter les mêmes travaux selon des degrés de lecture différents. Ainsi, certains textes sont assez ardus et lisibles seulement par les enseignants alors que d’autres ont été écrits en direction du grand public et sont aisément à la portée des élèves.

ECRITS DESTINES AUX ENSEIGNANTS

OUVRAGES

- L’empire des croyances, Paris, P.U.F. (Collection Sociologies), 2003.
- L’Empire de l’erreur. Eléments de sociologie cognitive, Paris, P.U.F, 2007
- L’incertitude, Paris, P.U.F. (collection Que sais-je ?), 1997

- L’inquiétant principe de précaution, Paris, Puf (Quadrige) (co-écrit avec E. Géhin)

-  La pensée extrême, Paris, Denoël, 2009

ARTICLES

- « L'acteur social est-il (déjà) soluble dans les neurosciences ? », L'Année sociologique, 2006, 56, n°2, http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2006-2-p-331.htm
- « Fanatisme croyances axiologiques extrêmes et rationalité », L’Année sociologique, 2001, 51, n°1. http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2001-1-page-137.htm
- « La question de la rationalité : entre sociologie et économie », Archives européennes des sciences sociales, 2001, XLII, 3.
- « Quelques bonnes raisons de mal anticiper le futur », L'Année sociologique, 1996, vol.46

- « Le succès d’une croyance : Evocation, crédibilité, mémorisation », L’Année Sociologique, 1, 2010.

- « Invariants mentaux et variables sociales », in La sociologie cognitive (Clément et Kaufmann Eds.), Paris, éditions EHESS, 2009.

- « Les normes du raisonnement : entre inné et acquis », Philosophia Scientae, 9, 2008.
 - "La Résistance au darwinisme : croyances et raisonnements", Revue française de sociologie, 48-3, 2007, p.587-607. http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2007-3-page-587.htm

- Cours de sociologie cognitive : sspsd.u-strasbg.fr/IMG/doc/Cours_de_Sociologie_Cognitive.doc

 

ECRITS ACCESSIBLES QUE LES ENSEIGNANTS PEUVENT UTILISER AVEC LEURS ELEVES

OUVRAGES

- « Vie et mort des croyances collectives »,  Paris, Hermann, 2006

ARTICLES

- « Une théorie de la naissance des rumeurs », Diogène, 213, 2006.
- « Contribution à une théorie de l’abandon des croyances : la fin du Père Noël », Cahiers Internationaux de Sociologie, 2004, CXVI. http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=CIS_116_0117

 

ECRITS QUE LES ELEVES PEUVENT LIRE DE FACON AUTONOME.

OUVRAGES

- « Coïncidences. Nos représentations du hasard », Paris, Vuibert, 2007
- « Manuel de nos folies ordinaires », avec Erner G, Paris, Mango, 2006

ARTICLES

- « L’empire irréductible des croyances », Sciences Humaines, n°149, 2004, p.32-37 http://www.scienceshumaines.com/l-empire-irreductible-des-croyances_fr_4059.html

- « Avons-nous jamais été darwiniens ? » Le Nouvel Observateur (Hors série - janvier 2006)

- « Les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques » - http://www.conspiracywatch.info/Gerald-Bronner-les-croyants-sont-generalement-plus-motives-que-les-sceptiques_a524.html

-  « Darwin et les surhommes : une théorie populaire de la monstruosité génétique » – in La figure du monstre (Manuel Ed.) - Presses universitaires de Nancy - 2009.

 

 

 

 

 


[1]  Gerald Bronner : « Invariants mentaux et variables sociales », in La sociologie cognitive (Clément et Kaufmann Eds.), Paris, éditions EHESS, 2009.

[2] « Norbert Elias par lui-même »- Editions Fayard – Pocket-1991- page 42-43)

[3] Gerald Bronner : « Invariants mentaux et variables sociales », in La sociologie cognitive (Clément et Kaufmann Eds.), Paris, éditions EHESS, 2009.

[4] Pour Raymond Boudon, l’homo oeconomicus des économistes néoclassiques est caractérisé par six axiomes –individualisme, compréhension, rationalité, instrumentalisme, égoïsme, maximisation – alors que l’individualisme méthodologique des sociologues n’est caractérisé que par trois axiomes – individualisme, compréhension, rationalité. Voir R. Boudon et R. Leroux : « Y a-t-il encore une sociologie ? » - Odile Jacob – 2003

[5] Dan Ariely : « C'est (vraiment ?) moi qui décide » - 2008-Flammarion.

[6] Gerald Bronner : « L’Empire de l’erreur. Eléments de sociologie cognitive », Paris, P.U.F, 2007

[7] Henri Broch : «  Le paranormal – Ses documents, ses hommes, ses méthodes »-Seuil – 2001.

[8] George Akerlof , Robert Shiller : « Les esprits animaux – Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie » - Pearson – 2009.

[9] Gerald Bronner : « L’empire des croyances », Paris, P.U.F. (Collection Sociologies), 2003.

[10] Il convient de rappeler que le terme « relativisme » a diverses acceptions. Cf Raymond Boudon, « Les sciences sociales et les deux relativismes », Revue européenne des sciences sociales  XLI-126

[11] On peut signaler que l’économiste André Orléan utilise un concept similaire « le rendement croissant d’adoption », pour expliquer l’adoption d’une unité monétaire qui, dans ses travaux, repose « in fine » sur la croyance.

[12]  L’analogie est seulement partielle, notamment parcequ’il considère que les croyances sont souvent incommensurables et qu’il n’y a pas d’équivalent de la monnaie sur le marché cognitif).

[13] Une rumeur persistante véhicule l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de décès déclarés dans ce quartier car les papiers des personnes décédées seraient revendus à des immigrés clandestins.

[14] Gerald Bronner : « Une théorie de la naissance des rumeurs », Diogène, 213, 2006.

[15] On aimerait utiliser le néologisme « rumoresque » qui renvoie au « romanesque » dont les rumeurs ne sont pas toujours loin.

[16] « L’Intelligent Design » est une forme de créationnisme présentée sous une apparence scientifique. Voir par exemple : Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau : «  Les créationnismes – Une menace pour la société française ? » - Syllepse – 2008.

[17] Gerald Bronner : "La Résistance au darwinisme : croyances et raisonnements", Revue française de sociologie, 48-3, 2007.

[18] Gerald Bronner : « Darwin et les surhommes : une théorie populaire de la monstruosité génétique »  in La figure du monstre (Manuel Ed.) - Presses universitaires de Nancy - 2009.

[19] Gerald Bronner :  "Contribution à une théorie de l’abandon des croyances : la fin du Père Noël", Cahiers Internationaux de Sociologie, CXVI, 2004  - Repris dans « Vie et mort des croyances collectives » - Hermann – 2006.

[20] Gerald Bronner : «« Fanatisme croyances axiologiques extrêmes et rationalité », L’Année sociologique, 2001, 51, n°1 »  ou « La pensée extrême »- Paris, Denoël, 2009

[21]  Gerald Bronner et Etienne Gehin : « L’inquiétant principe de précaution » - Puf (Quadrige)

[22] Cette phrase de François Dubet a fait l’objet du sujet du capes de sciences économiques et sociales en 2011.

 

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