LES BOITEUX – Mythes, Génétique et chirurgie

LES BOITEUX – Mythes, Génétique et chirurgie

Frédéric Dubrana – L’Harmattan - 2011

Frédéric Dubrana[1], en s’intéressant à la question de la boiterie (ou du boitement) abord la question du « normal » et de « l’anormal ». En effet, si aujourd’hui la boiterie apparait comme une anormalité à remédier, elle a longtemps été considérée comme une aptitude normale voire divine. Pour cela, il montre que cette question a été abordée successivement sous trois angles, le mythe, l’ethnographie et l’approche médicale (à travers la chirurgie dans un premier temps puis la génétique depuis eu)

Les mythes accordent une place particulière à la boiterie

Les mythes vont d’abord intégrer la boiterie comme contingence du corps sur l’âme et la relier à l’amour et à la sexualité, en en faisant ainsi un élément de la condition humaine.  Ainsi Héphaïstos, boiteux de naissance, est marié à la déesse de l’amour et fut le seul des dieux du panthéon de l’Olympe  à partager la condition des humains. De même, la mythologie relative aux amazones dit que celles-ci préfèrent l’amour avec les boiteux et font subir aux bébés mâles une luxation du genou. Mais ce type de croyance relative au liens entre la boiterie, la sexualité et l’amour se retrouve ailleurs que dans els mythes. Boiterie et amour se retrouverait également dans la littérature du XIXème siècle (« …il existe dans la littérature une constance du mythe du bonheur et de l’amour lié aux boiteux et aux boiteuses » p.23) et, d’après l’auteur, des croyances du même ordre persistèrent au début du 20ème siècle quand, on prétendit que l’usage de la bicyclette et de la machine à coudre provoquent un déhanchement propre à exciter le clitoris.

Mais dès le début du XXème siècle, la question quitte le domaine du mythe et de la croyance populaire pour être prise en charge par la chirurgie.

Cette prédominance de la chirurgie ne provient pas seulement de ses réussites scientifiques mais surtout du fait qu’elle est perçue comme permettant de lutter contre les désordres humains : ainsi, c’est l’intromission des facteurs sociaux dans la pensée chirurgicale du 20ème siècle qui valide la légitimité des actes chirurgicaux. Mais cette prédominance s’est faite de manière progressive. A la fin du 19ème siècle, les découvertes de l’anesthésie et de l’antisepsie vont favoriser le développement de la chirurgie et  à la même époque on vainc la fièvre puerpérale (fièvre post-opératoire). A partir de 1880, on introduit les blouses, les calots et les gants chirurgicaux puis les autoclaves. A la fin du 19eme siècle tout est prêt pour les réductions sanglantes des hanches luxées.

Les premières descriptions nosologiques sur les infirmités de la hanche sont de Guillaum Dupuyren (1777-1835). Il distingue trois variétés de boitement : la luxation accidentelle, la luxation consécutive et la luxation congénitale. En 1835, Humbert et Jacquier montrent qu’une boiterie de naissance doit être considérée comme le signe d’une luxation congénitale et rompent ainsi avec les anciennes croyances médicales et ils décrivent les premières tentatives de réduction orthopédique de luxation congénitale de la hanche. On assiste alors à la naissance des modèles médicaux : un modèle ontologique et un modèle thérapeutique.

On assiste donc au passage d’un fait social séculaire à une théorie médicale, ce qui apparait clairement en anglais où on passe d’un « fait social », la boiterie, à une maladie objectivement éprouvée, le « illness » puis à une maladie scientifiquement objectivée, le « disease »                                                                                                                                  

Au début du 20eme siècle des auteurs comme Le Damany s’intéressent à la « luxation congénitale de la hanche » ; celui-ci remarque qu’on retrouve cette pathologie chez les bretons, les navajos et les lapons qui ont tous adopté l’emmaillotage des nouveau-nés.  Il explique cette luxation à la fois par la pratique de l’emmaillotage et par la taille du cerveau ; ce problème toucherait donc préférentiellement les « races supérieures » (explication que nous avons, heureusement, abandonnée).

D’une situation qui rapproche des Dieux dans diverses mythologies, la boiterie est devenue un « désordre » qu’il convient de réparer, ce qui sera la fonction d’une chirurgie qui trouve sa légitimation dans les valeurs propres à la société. On saisit alors pleinement la première citation du livre de Frédéric Dubrana : « Si on tient absolument à dire que la médecine est une science alors elle est une science sociale »

 

 

 


[1] Frédéric Dubrana est professeur des universités, chirurgien des hôpitaux , spécialiste en orthopédie traumatologie et docteur en philosophie.

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