Sexe, race et culture

SEXE, RACE ET CULTURE

Conversation avec Patrick Tort par  Régis Meyran –

Textuel – coll. « conversations pour demain » - 2014

(Note de lecture par Thierry Rogel – enseignant en sciences économiques et sociales)

PRESENTATION

(Les inter-titres de cette note de lecture ne sont pas ceux du livre)

Ce livre est la reprise d’une conversation de Régis Meyran avec Patrick Tort. Régis Meyran est anthropologue et spécialiste de l’histoire des doctrines raciales (« Le mythe de l’identité national » - Berg International 2009- « Les pièges de l’identité culturelle » Berg International - 2014). Patrick Tort est philosophe, spécialiste de Darwin, et a notamment dirigé le « Dictionnaire du Darwinisme et de l’Evolution » (PUF, 1996, ouvrage couronné par l’Académie des Sciences). Il se présente comme militant anti-raciste, favorable à l’égalité des sexes et soutien des « choix transidentitaires »  parcequ’il « admire le courage d’un sujet dans la réalisation de son désir ». Dans cet ouvrage, il analyse, à partir d’une perspective darwinienne, les questions relatives à la race et au sexe. Patrick Tort commence par renvoyer dos à dos deux positions qu’il juge intenables : les tenants de la sociobiologie et du « tout biologique » d’un côté et, de l’autre, certains tenants des sciences sociales qui dénient toute réalité au biologique. Pour lui, l’opposition frontale entre inné et acquis  qui revient régulièrement à travers de multiples débats (neurophysiologie versus psychanalyse, éthologie Vs sociologie, biologie Vs sciences sociales,…) radicalise les positions et interdit tout débat. La question centrale n’est pas tant d’opposer ces deux déterminations mais de trouver la bonne articulation entre elles ; comme le rappelle Patrick Tort : il faut du biologique pour faire du social mais le social ne se réduit pas au biologique (« c’est le social qui produit la vérité du biologique »).

 

DARWIN ET LECTURES POST-DARWINIENNES

Les sociobiologistes se fondent généralement sur l’idée darwinienne de « sélection naturelle », arguant que les caractéristiques émergentes de l’espèce sont issues d’une sélection qui est au cœur  de l’évolution. Pour Patrick Tort, les sociobiologistes interprètent mal Darwin et se sont arrêtés à la lecture de son premier ouvrage majeur de 1859, « L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou La lutte pour l'existence dans la nature », en prétendant en appliquer la logique aux sociétés humaines ; or Darwin avait déjà procédé à cette application dans « La descendance de l’hommeet la sélection sexuelle», livre paru en 1876. Selon la lecture de Darwin par Patrick Tort (et à l’encontre de la lecture des sociobiologistes), passé un certain stade, il se produit un « effet réversif de l’évolution ». Cet « effet réversif de l’évolution », supplantant la « sélection des plus aptes », se traduit par « la reconnaissance  indéfiniment élargie  de l’autre comme semblable ». La morale, produit de l’évolution naturelle, va alors tendre à jouer un rôle moteur de l’évolution et c’est la culture qui va conduire la nature (ou l’Histoire qui gouverne l’Evolution). On peut ainsi dire que la Civilisation émerge de l’action de la sélection naturelle mais tend ensuite à contredire cette même sélection naturelle.

Pourtant de nombreux courants se réclamant de Darwin en sont restés à l’idée de « sélection naturelle » comme « sélection des plus aptes ». Bien avant la sociobiologie, ce fut le cas du « darwinisme social » et de « l’eugénisme ».  Comment expliquer cette ignorance de l’effet évolutif ? Si les « darwinistes sociaux » (notamment Spencer ou Clémence Royer) et les « eugénistes » (Galton) ont pu s’engouffrer dans cette brèche c’est que, probablement par souci tactique, Darwin tarda à publier son deuxième livre (« La descendance de l’homme et la sélection sexuelle » ne sera publié qu’en 1876). En revanche, on ne peut pas retenir la même explication pour la sociobiologie qui apparait au milieu des années 1970 avec les travaux d’E.O. Wilson. Ceux-ci se sont simplement arrêtés à la lecture de « L’origine des espèces » de 1859 et se sont accrochés à quelques expressions décontextualisées comme « peuples inférieurs » ou « sauvages » (selon Patrick Tort, Darwin ne peut être soupçonné de racisme ou d’ethnocentrisme mais à l’époque où il écrit il n’était guère possible de ne pas utiliser ces termes sans risquer de brouiller son message général).

 

RACES ET RACISME (REINSTRUIRE L’ANTIRACISME CONTEMPORAIN)

L’extraction de certains de ses propos et leur utilisation hors-contexte a donc permis à certains lecteurs de présenter Darwin comme raciste. Il s’agit là, selon Patrick Tort, d’un contre-sens total, l’anti racisme de Darwin ne faisant aucun doute selon lui. En effet, la tendance évolutive qu’il appelle « effet réversif de l’évolution » entraine la reconnaissance de l’autre comme semblable ; cela suffit à rejeter tout soupçon Pour Patrick Tort, on peut définir le racisme comme « la postulation dune hiérarchie foncière des races (biologiques, psychologiques, comportementale ou culturelle) avec la recommandation de traiter certaines d’entre elles comme des animaux domestiques qu’il est loisible d’exploiter, de discriminer, d’éliminer, de croiser ou de soumettre à la sélection artificielle ». On retrouve ici des références à l’esclavage et à l’eugénisme (qui n’est pas forcément raciste). Pour parler de racisme, il faut donc que l’inégalité entre les races soi décrétée comme non modifiable et permanente, autorisant une domination pérenne. Il indique également que le racisme ne se limite pas à l’obsession de la « pureté raciale » et que des auteurs racistes ont pu préconiser des politiques de métissage afin de rehausser une race grâce à l’apport bénéfique d’autres races Pour Patrick Tort, le racisme trouve son origine dans le rejet de ce qu’on hait le plus en soi, sur un autre qu’on extériorise. Le racisme n’est donc pas le rejet de l’autre mais la négation du semblable dans le semblable à travers la fabrication d’un autre fantasmé et menaçant. Il apparait clairement que cette perspective s’oppose à la pensée de Darwin pour qui la tendance évolutive centrale de l’humanité est la « reconnaissance indéfiniment élargie de l’autre comme semblable », alors que le racisme est une extension de l’ethnocentrisme. Patrick Tort cite par ailleurs des propos de Charles Darwin sur l’esclavage qui sont sans équivoque. Le racisme moderne apparaitrait alors comme la résurgence d’un état antérieur au mouvement de civilisation et il faut donc reconnaitre que l’anthropologie de Darwin contient donc un anti-racisme implicite. Pour autant, si Patrick Tort condamne toute forme de racisme, il s’oppose à l’abandon du terme « race » car, pour lui, nier l’existence des races dans l’humanité équivaut à la négation de l’existence de variétés dans l’espèce humaine. Les races relèvent d’un concept biologique, dont il ne conteste pas le flou conceptuel, qui n’aurait rien à voir avec le racisme alors que le racisme, même moderne, ne tire pas sa source d’une définition scientifique de la race ; il est une « représentation socialement et psychologiquement active de l’identité repérable, et perçue comme négative, d’un phénotype étranger ». Le racisme relève donc d’une représentation sociale et serait à ce titre déconnecté de la biologie (le racisme ne concerne pas des gènes mais des individus, dit Patrick Tort). La biologie ne sert alors que de prétexte au racisme mais ne joue aucun rôle dans l’élaboration de son discours. D’après Tort, aucune idéologie ne nait de la science ; l’idéologie ne peut naitre que de l’idéologie. C’est ce qui lui permet de dire que les personnes qui cherchent à prouver la non-existence de races par la science et par voie de conséquence veulent démontrer l’inanité du racisme, se trompent. En effet, s’il suffit de décréter l’inexistence de races pour invalider le racisme, la découverte de l’existence de races ne permettrait – elle pas, a contrario,  de justifier l’existence du racisme ?

 

SEXE ET BIOLOGIE

Dans la dernière partie du livre, Régis Meyran et Patrick Tort abordent la question controversée de la relation entre sexe et genres. Il n’y a, selon Tort, pas de sexisme chez Darwin puisque d’après lui, Darwin estimait que les femmes sont moralement supérieures aux hommes et ont un rôle civilisateur prépondérant. Pour Patrick Tort, nier l’existence du sexe biologique au nom de l’anti sexisme constitue une erreur semblable à elle qui consiste à nier la race au nom de l’antiracisme. Là encore, il faut comprendre l’articulation existant entre biologie et culture et non les opposer. Mais reconnaitre l’existence du biologique n’est pas, pour Tort, tenir le culturel en laisse. Pour lui, la nature humaine est l’incalculable somme de tous les possibles de l’humanité.

 

COMMENTAIRES

Il est difficile et périlleux d’émettre des réserves sur les propos d’un des plus grands spécialistes de Charles Darwin (et je n’en émettrais aucune sur la lecture que fait Patrick Tort) mais on peut toutefois ne pas être totalement convaincu par certains des propos tenus. Selon Tort, on ne peut soupçonner Darwin de sexisme car il estimait que les femmes sont moralement supérieures aux hommes et ont un rôle civilisateur prépondérant. A moins d’expliquer ce fait (à supposer qu’il soit vrai) par la situation des femmes dans la société, cette idée, si elle est associée à une supposée « nature » de la femme, n’est rien moins que sexiste. Hélas, Patrick Tort n’approfondit pas ce point et nous n’en saurons pas plus. Pour  qui est du racisme, on peut reprocher à Patrick Tort l’accentuation sur l’idée de hiérarchie laissant de côté le « racisme différentialiste » (« égaux mais incompatibles »). Patrick Tort soutient l’idée que nier l’existence des races dans l’humanité équivaut à la négation de l’existence de variétés dans l’espèce humaine. Voila un propos qui me semble pour le moins excessif. Qui nierait l’existence de différences phénotypiques (couleur des yeux ou des cheveux, formes du visage du visage ou des yeux, forme ou taille des lèvres, taille du squelette,…) mais l’idée de race va beaucoup plus loin que le simple constat d’une variété phénotypique. Il me semble donc qu’on peut nier l’existence de races tout en étant sensible aux variétés phénotypiques, de même qu’on peut nier l’existence de races en multipliant les races possibles (quand on monte à plusieurs centaines de races comme Haeckel, peut-on encore parler de races ?) Patrick Tort dénonce l’idée antiraciste selon laquelle les races n’existent pas en se demandant si décréter l’inexistence de races suffit à délégitimer le racisme, la découverte de l’existence de races justifierait-elle alors l’existence du racisme.  L’idée qu’il serait dangereux que la science décrète la non existence des races a également été soutenue par André Pichot (« La société pure »- 2000) mais il le fait sur des bases très différentes de Patrick Tort. En effet, Pichot écrit que la notion de race est sociopolitique et que la science n’a rien à dire sur l’existence ou la non existence des races, en précisant que si la science déclare aujourd’hui que les races n’existent pas, elle ouvre la porte à l’idée qu’avec de nouvelles découvertes demain, on pourra dire que les races existent. Pour André Pichot, à l’inverse de Patrick Tort, la notion de race n’est pas un concept scientifique. Patrick Tort va plus loin en prétendant qu’aucune idéologie ne nait de la science et que l’idéologie  ne peut naitre que de l’idéologie. Voila qui surprend ceux pour qui l’idéologie correspond d’abord à une « vision du monde ». Certes le discours scientifique se distingue du discours idéologique et il n’est pas un discours comme les autres mais de là à lui dénier tout lien avec l’idéologie, il y a un pas qu’il me semble audacieux de franchir. Le meilleur contre-exemple n’est il pas qu’une des sources d’inspiration de Charles Darwin fut la lecture des principes de population de Malthus (et plus précisément de la métaphore du banquet) ? On peut classer l’ouvrage de Malthus parmi les ouvrages scientifiques mais il serait aventureux de ne pas lui reconnaitre de dimension idéologique.

 Je terminerai cette note par la magnifique définition de Patrick Tort de la nature humaine comme « l’incalculable somme de tous les possibles de l’humanité », définition qui ferait un beau sujet de baccalauréat en philosophie et qui, à  coup sûr, trouvera sa place dans mes cours de lycée.

 

 

 

 

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