Sciences de l’homme et sciences de la nature. Essais d’épistémologie comparée - Editions de la maison des sciences de l’homme

Sciences de l’homme et sciences de la nature. Essais d’épistémologie comparée

Grignon et Kordon (dir.)

Editions de la maison des sciences de l’homme

 

Article consultable sur :

http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=5930&var_recherche=rogel

Un extrait de la note de lecture a été utilisé pour présenter cet ouvrage sur le site de la maison des Sciences de l'Homme

http://www.editions-msh.fr/livre/?GCOI=27351100794870&fa=reviews

 

Cet ouvrage est composé d'un ensemble de contributions faites au cours du séminaire « Sciences de l'homme et sciences de la nature » qui s'est tenu à la Maison des Sciences de l'Homme de 2003 à 2007. Ce séminaire portait sur les questions de l'unité des sciences et de la scientificité des « sciences de l'homme ». Les domaines abordés sont multiples et couvrent un large spectre de sciences - mathématiques, physique, chimie, cosmologie, archéologie, biologie, épidémiologie, économie, sociologie, musicologie... Comme l'indiquent les coordinateurs de l'ouvrage, les contributions sont diverses, parfois contradictoires, voire en opposition. Il en ressort cependant qu'il y a bien une unité des sciences mais que celle-ci n'est pas synonyme d'uniformité. Claude Grignon et Claude Kordon adoptent donc une position « démarcationniste » pour aborder cette unité dans la diversité, qui consiste à considérer que l'existence d'épistémologies particulières n'interdit pas de distinguer nettement entre « science » et « non-science ».

La première partie de l'ouvrage est consacrée aux « mathématiques et sciences de l'ordre physico-chimique ». On y présente d'abord la spécificité des mathématiques par rapport aux autres sciences physico-chimiques dans la mesure où le critère de scientificité est la démonstration et non l'expérimentation (J.C. Yoccoz). Dans le cadre de la physique (R. Omnes), plusieurs niveaux d'épistémologie doivent être distingués : en premier lieu, le niveau concret ou semi-empirique où l'analyse est fondée sur des lois connues, niveau qui recouvre la majorité des sciences physiques et chimiques, ainsi que les sciences de l'ingénieur (c'est ce niveau qui peut servir de repère aux autres sciences). Le niveau formel est celui de la mise en ordre des Lois fondamentales et implique une épistémologie (celle de la physique quantique par exemple) très différente des autres épistémologies. Dans ce cadre, la physique doit répondre aux critères de validation des théories (cohérence interne, cohérence externe, falsifiabilité). M. Lachièze-Rey montre qu'en cosmologie, l'introduction des notions d'espace et de temps à travers la géométrie newtonienne a permis l'utilisation des mathématiques et l'adoption de l'idée d'universalité des Lois. Cette appétence pour les mathématiques ne semble pas être le fait de la chimie dont P. Laszlo étudie le langage symbolique (qu'on peut apparenter à des pictogrammes) et qui semble être le résultat à la fois d'un héritage de l'écriture des alchimistes et d'une volonté de coupure avec les mathématiques, volonté qui s'affirme au cours du temps.

La deuxième partie, consacrée aux « sciences du vivant », s'ouvre sur une réflexion de Claude Kordon qui nous rappelle que nous ne percevons le réel qu'au travers du filtre de notre appareillage psychique. Il soumet l'hypothèse selon laquelle une épistémologie générale correspondrait aux règles universelles de la logique formelle, alors que les épistémologies « régionales » reflèteraient des contextes d'exposition à des facteurs épigénétiques contingents. Il pose ensuite la question de l'épistémologie des « sciences du vivant » et montre qu'elle n'a pas fondamentalement varié au cours du temps, mais qu'elle s'est adaptée aux progrès de la « métrologie » (science des mesures) et que c'est le poids relatif des différents critères de validation (recueil et échantillonnage des données, modélisation, réfutation, ...) qui a varié. Toutefois, se pose toujours la question des pratiques d'analyse déductive et inductive. Kordon indique que ce n'est qu'à partir du milieu du XXe siècle que la déduction va s'imposer, à l'exception notable de la médecine qui reste dépendante de la généralisation de cas singuliers et qui ne connaîtra une volonté de se fonder sur des preuves qu'à partir de la fin du siècle.

La formulation d'une Loi suit donc rarement un schéma linéaire purement inductif ou déductif. Cependant, l'hypothèse reste première (non dans l'ordre chronologique mais comme principe) dans la mesure où elle permet d'ordonner le champ d'observation et la réfutabilité reste l'épreuve essentielle à surmonter. Un cheminement similaire va marquer l'épidémiologie (A.J. Valleron) qui va bénéficier de l'apport de la modélisation et des techniques informatiques. La philosophe Anne Fargot-Largeaut rappelle de son côté que si en sciences sociales et en médecine, la difficulté de partir du terrain fait qu'on privilégie de scénarios causals a priori (déductifs), en sciences de la vie, on est plutôt inductif. Mais le cœur de sa contribution tient au problème plus général, de l'analyse de la causalitéj en mettant en lumière les risques de confusion liés à son analyse. Elle rappelle en premier lieu qu'on désigne par un même symbole (AèB) l'inférence logique et l'inférence causale. Par ailleurs, il convient, dans le cadre de l'analyse causale, de distinguer l' « Histoire événementielle » (ou « singulière ») de l' « Histoire naturelle » (susceptible de se répéter en plusieurs exemplaires).

La troisième partie (« Sciences de l'Homme ») couvre un spectre allant de la formalisation de la théorie des jeux jusqu'à la musicologie. Giorgio Israel, mathématicien de formation, aborde la question de la formalisation des comportements subjectifs à travers l'analyse de la théorie des jeux. Il distingue trois approches différentes de cette théorie : celle de Borel, celle de Von Neuman et celle de Nash. Il montre que l'approche de Borel, psychologique, inductive et descriptive est opposée à celle de Von Neuman (qui cherche avant tout à présenter la généralité du critère de minimax), formelle et prescriptive. L'apport de Nash, en recherchant une solution de minimax pour n joueurs, constitue, selon l'auteur, un appauvrissement de la démarche de Von Neumann. Il insiste surtout sur le fait que tout n'est pas mathématisable et que la principale difficulté de la représentation formelle des comportements subjectifs est que plus les résultats mathématiques sont généraux, plus ils sont flous et dépourvus de signification. La musicologie, abordée par B. Lortat-Jacob, constitue un « cas limite » où l'objet (plus encore qu'en linguistique) est en lui-même une interprétation qui signe l'impossibilité de séparer le sujet de l'objet ; bien au contraire, il faut prendre en compte leur interaction comme centre de l'analyse et refuser l'enclavement disciplinaire.

 Ce parcours des « sciences de l'homme » se termine par l'article de Claude Grignon consacré à la sociologie, dans lequel il invite à distinguer les théories sociologiques des théories philosophiques (qui n'ambitionnent pas de prendre la place de la science) et des « pseudo-théories » (qui se présentent de manière à être infalsifiables). Il refuse également la démarche de la « théorie critique » qui ne fait plus la part entre le savant et le politique : pour lui, si on veut atteindre les ambitions de la théorie critique et dévoiler certains mécanismes sociaux, il faut se contenter de faire de la « sociologie scientifique ». Comme toute démarche scientifique, la sociologie doit affronter l'épreuve majeure qu'est la falsifiabilité, mais il est erroné de croire que la réfutation est incompatible avec l'induction, car ce serait s'en tenir à une conception restrictive et purement « logiciste » de la réfutabilité, conception à laquelle seules les mathématiques sauraient se plier. De plus, cette conception restrictive de la réfutation va de pair avec une idéologie du déterminisme strict qui exclut le hasard et avec une conception de la causalité dérivée de la physique classique, qui exclut la pluralité des causes et l'irréversibilité du temps historique. Celle ci aurait pour conséquence d'exclure les « sciences de la vie » et les « sciences de l'homme » du champ scientifique et aboutirait à une conception hiérarchique des sciences dont les sciences mathématiques et physiques représenteraient le sommet. Mais, du coup, on amoindrit la frontière entre science et « non science» et on rend la première perméable aux généralités spéculatives. Bien que ces risques apparaissent de manière particulièrement claire dans le cas des « sciences de l'homme », il convient d'être conscient qu'ils sont communs à toutes les sciences.

 En conclusion, dans l'optique « démarcationniste » des auteurs, seule la réfutation permet de distinguer la science des autres formes de discours. Cependant il serait faux de croire que seule la démarche hypothético-déductive est licite. La démarche inductive est souvent nécessaire, notamment dans les « sciences de l'homme » mais ces deux démarches sont grosses de risques quant à l'analyse. Il est bien connu qu'il ne peut y avoir d'observation sans théorie préalable, mais les idées de départ peuvent aussi devenir des préjugés interprétatifs et constituer un carcan pour l'analyse. Par ailleurs, la sélection des données si elle permet de construire une démarche scientifique quand elle est bien menée, a aussi sa part d'aléatoire, de subjectif et d'arbitraire. Ces problèmes sont communs à toutes les disciplines scientifiques et ce qui fait la spécificité des épistémologies « locales » tiendrait à cette proportion d'aléatoire et d'arbitraire dans la sélection des données.

Il existe donc des « épistémologies locales » dépendantes des contraintes de l'objet. Se pose alors la question de la diversité des sciences : une première solution consiste à conserver la classique distinction par domaines (« sciences physiques/sciences humaines ») mais on peut aussi adopter une distinction par degrés de complexité. Les auteurs retiennent une distinction entre « sciences nomothétiques » marquées par la formalisation et « sciences historiques » liées à la narration. Les critères d'explication et de preuve ne sont pas les mêmes pour ces deux groupes : lois, réversibilité du temps et prédiction pour les « sciences nomothétiques » ; cause, irréversibilité du temps historique et régularités statistiques pour les « sciences historiques ». Cette distinction traverse toutes les sciences et remet en cause la distinction la plus traditionnelle puisque la biologie apparaît en partie comme une science historique (à l'exemple du darwinisme) et l'économie comme une science nomothétique (mais dans ce dernier cas, n'a-t-on pas appliqué l'épistémologie d'une science nomothétique à un « ordre de réalité » historique ?). En tous les cas, les sciences sont toutes du même ordre et il n'y a pas de science plus scientifique ou moins scientifique que les autres.

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