L’INCESTE

L'INCESTE

Laurent BARRY, Françoise Zonabend

Que Sais-Je ? P.U.F.

Septembre 2023

Question de terminologie

La question de l’inceste est régulièrement abordée dans les medias mais dans un sens bien spécifique qui risque de poser problème. En effet on en parle lors d’affaires d’abus sexuels sur mineurs ou sur personnes fragiles. Or le terme a d’autres acceptions. Pour les anthropologues il s’agit de l’existence de relations sexuelles entre personnes apparentées. Les auteurs de ce « Que sais-je ? » lui donnent d’ailleurs primauté sur l’autre sens possible qui est l’union entre personnes apparentées. On peut donc parler d’inceste dans le cas de deux adultes apparentés et consentants. Le sens le plus utilisé dans les medias, celui de l’abus sexuel sur une personne apparentée, réduit donc singulièrement le sens de ce terme. Il faut rappeler qu’en France, si l’union entre apparentés n’est pas possible, en revanche les relations sexuelles entre majeurs consentants ne sont pas légalement réprimées (même si elles peuvent faire l’objet d’une réprobation morale). De même les relations sexuelles entre mineurs apparentés de moins de 15 ans ne seront pas réprimées légalement ; en revanche, la majorité sexuelle (qui est de 15 ans) est ramenée à 18ans en cas de rapport d’autorité et/ou de subordination.  L’inceste sur un mineur n’est donc pas puni en lui même mais en tant que circonstance aggravante d’un abus ou d’une agression sexuelle. Les auteurs reconnaissent que cet usage restreint du terme a le mérite de mettre un éclairage sur un crime longtemps laissé dans l’ombre et de permettre aux victimes de mettre un nom sur leur souffrance ; cependant ils craignent que cela entraine une dérive sémantique où le terme ne finirait plus que par désigner les situations d’abus sexuel voire de pédophilie, mettant en marge la caractéristique essentielle qui est celle du lien de parenté. Nous verrons que cette dérive est déjà en cours chez certains juristes voire chez certains anthropologues (c’est particulièrement net dans le livre « le berceau des dominations » de D. Dussy).

Les auteurs vont s’appuyer sur la définition traditionnellement retenue par les anthropologues qui est celle de l’existence de relations sexuelles entre apparentés et de sa prohibition (puisque l’inceste est  repéré par son interdiction et sa punition). Ils rappellent d’abord que si la prohibition de l’inceste est universelle (contrairement à ce qu’on  parfois pensé) celle-ci ne porte pas toujours sur les mêmes individus (certains cousins seront des partenaires prohibés dans certaines sociétés mais tolérés voire valorisés dans d’autres). Cela amène plusieurs questions : qu’appelle-t-on des apparentés donc quelles sont les limites reconnues de la famille ? D’où vient cette prohibition et quelles en sont les causes ?

Variabilités dans l’Histoire

Quelques exemples historiques permettent d’illustrer cette variabilité : l’Égypte antique, l’Empire Sassanide (Iran – 226 – 651 après JC), l’Empire Romain, l’Europe chrétienne médiévale, l’Ancien Régime et le 19ème siècle.

A compter de l’occupation romaine (34 avant JC – 324 après JC), les égyptiens de tout milieu pouvaient avoir des relations sexuelles ou matrimoniales avec des apparentés proches (notamment avec les germains ou les demi-germains). En revanche, les unions parents-enfants n’étaient pas possibles sauf pour les dynasties royales. Dans l’Iran Sassanide, le mariage entre Germains et entre parents et enfants semble avoir été prôné mais les sources (quant à la pratique) sont rares. On suppose donc que celui-ci aurait été peu pratiqué si ce n’est par les seuls mages ou par des personnes désirant transcender leur condition ordinaire et se rapprocher d’un « idéal religieux » en imitant le mariage des dieux. Les auteurs pensent cependant que l’interdit a toutefois existé. Sous l’Empire Romain, l’inceste est un crime car il remet en cause « l’ordre des choses » ; en effet, la relation entre apparentés trouble les catégories (un fils incestueux sera à la fois un fils et un mari). Dans un premier temps l’Europe chrétienne reprit la thèse romaine de la « confusion des rôles » mais elle fera de plus en plus souvent référence à une dimension « naturelle » de l’interdit où la question de la « chair » est centrale : en s’unissant, le mari et la femme ne font plus qu’une seule chair (« Una Caro ») ; dans ces conditions, l’union entre un père et sa bru, par exemple, ne sera pas possible car la bru sera comme une fille. De même, il sera impossible de se remarier avec la sœur d’une épouse après un divorce ; le sororat et le lévirat, pratiqués dans d’autres sociétés, sont donc impossibles. Mais avec cette idéologie de la chair on ouvre la porte à une multitude d’interdits possibles et l’Europe chrétienne sera de plus en plus restrictive en la matière puisqu’elle va s’étendre des parents proches aux consanguins puis aux affins (parents alliés). En 721, on interdira tout mariage avec la veuve de n’importe quel consanguin ainsi que toute relation sexuelle avec une femme ayant eu auparavant des relations sexuelles avec un parent.  En termes de degrés de parenté l’interdiction d’union va s’étendre du 4ème degré (cousins germains) p au 6ème degré pour aboutir au 7ème degré entre le 11ème et le 12ème siècle voire plus (une confusion avec la comptabilité germanique aurait poussé l’interdiction au 14ème degré romain). Il n’était évidemment plus possible de respecter des interdits aussi étendus et ils furent peu à peu transgressés, aussi on assiste à un reflux de ces interdits à partir du 16ème siècle. Sous l’Ancien Régime, l’inceste est un crime puni de mort mais à partir de 1789 on commence à le traiter comme un vice moral d’ordre privé et non plus comme un crime. Le terme « inceste » n’apparait plus dans les textes juridiques de l’époque mais comme une circonstance aggravante en cas d’abus sexuel.

Variabilités dans l’espace

Aujourd’hui la législation en Occident est hétérogène. En France, l’inceste n’est pas puni en lui-même mais est une circonstance aggravante en cas d’abus sexuel. La Belgique, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas ont adopté une législation assez proche de celle de la France où les mariages incestueux sont interdits mais où on ne condamne pas la sexualité incestueuse. En revanche, l’Autriche, l’Allemagne, l’Angleterre, le Danemark, la Suisse et l’Italie interdisent l’inceste sexuel et le Canada le réprime très fortement. Ces interdictions sont toutes fondées sur l’eugénisme sauf celle de l’Italie qui est fondée sur un argument « non biologique ».

Il faut toutefois remarquer un certain changement en France puisqu’en Juillet 2005 le rapport parlementaire Estrosi fait de l’inceste une infraction et en 2021, le terme « inceste » est à nouveau inscrit dans le code pénal. Les auteurs posent également la question du sort fait aux enfants nés de relations incestueuses et montrent qu’il y a une très grande variabilité selon les pays. En France, un enfant né d’une union incestueuse ne peut pas avoir accès à l’identité de son géniteur et le géniteur ne peut pas le reconnaitre. Toutefois, les auteurs citent un jugement de 2007 qui va à l’encontre de cette pratique et qui, s’il fait jurisprudence, marquera alors la prééminence de l’intérêt de l’enfant sur le statut matrimonial. Enfin, le développement des NTR (Nouvelles Techniques de Reproduction) complique la question puisqu’il n’est pas impossible que cela aboutisse à des cas d’inceste involontaire (voire ignoré). Mais ce risque n’est pas nouveau : voir à ce titre l’exemple des Nas où le cas d’inceste ignoré « père-fille » peut se poser.

Un regret : il est dommage que les auteurs ne nous instruisent pas plus sur la signification que peuvent avoir ces nouveaux cas en termes de changement social.

Comment explique-ton cette prohibition de l’inceste ?

La question date de plusieurs millénaires mais nous ne disposons toujours pas, selon les auteurs, de théorie unifiée satisfaisante. Comme  nous l’avons vu, l’Antiquité Romaine voyait dans l’inceste un danger global sur l’ordre des choses (au risque de l’anachronisme, on pourrait parler « d’anomie »). La société médiévale s’est plutôt inquiétée de l’union des chairs (dans un sens plus symbolique que matériel). Au 19ème siècle, se sont développées les « théories de la survivance » selon lesquelles il s’agirait de la survivance d’une pratique ancienne. Ainsi pour Lubbock ce serait la survivance de la pratique du « vol des épouses » (pratique mythique qui n’a pas eu de véritable existence). Pour Durkheim cela viendrait d’une interdiction de mêler son sang à celui d’une personne appartenant au même Totem que soi. Au tournant des 19ème et 20ème siècles apparurent des thèses psychologiques comme celle de Westermack (1891) promise à une belle descendance. Westermarck émet l’hypothèse qu’il se développerait une aversion à la sexualité pour les personnes qui ont été élevées ensemble, idée reprise par Havelock qui l’assimile à « l’affection d’un vieux couple » dont la sexualité s’est émoussée. Mais cette thèse ne permet pas d’expliquer qu’il y ait d’une part des cas de sociétés où les furs époux sont élevés ensemble et, d’autre part, que la prohibition de l’inceste puisse s’appliquer à des apparentés n’ayant jamais vécu ensemble. Cependant, on postulera par la suite l’existence de bases biologiques à ce comportement (« effet Westermarck »). Dans le même cadre de « thèses psychologiques » on remarquera que Freud va adopter l’hypothèse inverse qui est celle d’une attirance sexuelle entre proches ayant été élevés ensemble, attraction qu’il faut combattre (« totem et tabou »). Freud va s’inspirer de Darwin pour développer sa « thèse » du meurtre du père où les enfants se retrouvent adversaires les uns des autres, notamment pour la possession des femmes.  La prohibition de l’inceste serait le produit d’un remord des fils après le meurtre du père. La thèse a été abondamment critiquée et relève d’une fiction psychanalytique et non d’une réalité historique.

Au 19ème siècle également se développe la thèse du « risque génétique » qui est devenu la « doxa » aussi bien scientifique que populaire. Les auteurs signalent qu’on ne trouve aucune trace de cette thèse avant le 19ème siècle. Il s’agit de l’explication bien connue des dangers de la consanguinité, laquelle pourrait être cause d’une morbidité et d’une mortalité accrue. Une prolongation de cette thèse est que la prohibition de l’inceste serait un produit de l’évolution apparu comme « bouclier » contre ces risques génétiques. Nous verrons ultérieurement les critiques que l’on peut faire à cet ensemble de thèses. Cette théorie sera d’abord portée par des auteurs tels que Maine ou Lewis Morgan et est due à un changement d’épistémè au 17ème siècle et non à de nouvelles découvertes. Cependant elle prendra appui sur les avancées ou les découvertes faites en sciences de la vie au 19ème siècle : l’évolution (Lamarck, Darwin), phénotypes (Mendel), « lignée germinale » (Weissman), concept de gène (Johanssen).

Les théories dites de l’échange sont bien connues des anthropologues (mais peu dans la culture populaire). L’interdiction de l’inceste serait l’envers de l’obligation d’échange (et d’obligation d’exogamie : « si tu épouses ta sœur tu seras ton propre beau-frère et tu seras isolé alors que si tu renonces à ta sœur et qu’elle épouse un autre homme et si tu épouses la sœur d’un autre tu auras deux beaux-frères »). Au delà de l’exogamie elle repose sur l’importance de l’alliance avec les membres hors du groupe. La thèse est ancienne et a été retenue par Plutarque, Augustin d’Hippone et Thomas d’Aquin mais elle connait une éclipse à partir de la fin du 17ème siècle puis reparait au 20ème siècle avec Claude Lévi-Strauss qui fera de cet interdit le marqueur entre la « Nature » et la « Culture ». Mais les auteurs font remarquer que l’évitement de l’inceste se retrouverait dans d’autres espèces que l’espèce humaine et que la thèsede Lévi-Strauss  ne s’applique qu’aux « structures élémentaires » et pas aux « structures complexes » et « semi-complexes ». Françoise Héritier est connue pour la thèse, qu’elle a reprise de Pierre Étienne, de « l’inceste du deuxième type ». Il s’agit de  l’interdiction pour deux apparentés d’avoir un même partenaire sexuel : l’exemple canonique est l’interdiction pour deux sœurs d’avoir un même partenaire. Il s’agit alors d’un danger venant de l’union des semblables et, selon Barry et Zonabend, d’une transposition par Françoise Hériter, disciple de Lévi-Strauss, de la thèse du risque biologique dans le domaine symbolique. (NB : on peut faire remarquer qu’il peut également s’agir d’une retransposition de la thèse « d’une seule chair » qui expliquerait également « l’inceste du troisième type » analysé par Salvatore D’Onofrio mais non mentionné dans cet ouvrage)

Validité de l’explication par le « risque biologique »

La théorie du « risque biologique » (qu’on pourrait également  nommer « risque génétique) est aujourd’hui la théorie le plus communément retenue dans notre société (c’est l’explication que des élèves de lycée donneront spontanément). Mais cette explication est elle si pertinente ? Deux questions se posent : le risque génétique est-il réel ? Celui-ci explique-t-il le développement de la prohibition de l’inceste ? Les réponses sont claires. Le risque génétique existe mais est beaucoup moins important qu’on ne le dit communément. Il ne permet aucunement d’expliquer la prohibition de l’inceste.

La première question que posent les auteurs est la réalité du risque génétique en cas d’unions consanguines et ils mobilisent pour cela les résultats d’enquêtes de terrain. Ils rappellent d’abord que ces risques génétiques reposent sur l’existence de gènes récessifs ce qui fait que la probabilité d’apparition n’est en moyenne que de 25%. De plus, les enquêtes montrent que ces risques génétiques sont noyés dans de multiples sources possibles de morbidité ou de mortalité et qu’il faut notamment tenir compte du milieu social de la famille. Ils mobilisent des travaux de Jacquard et Reynes datant des années 1960 et montrant que si on tient compte de l’ensemble des données sociologiques le lien entre unions consanguines et morbidité/mortalité est faible voire non significatif et le lien est particulièrement faible quand les pratiques de consanguinité sont anciennes. L’hypothèse avancée est que le lien entre consanguinité et surmortalité est réel à court terme mais que cette surmortalité participerait à l’élimination des gènes « déficients ». Le risque génétique serait donc réel mais limité à court terme et extrêmement faible à long terme. Il est donc peu probable que les populations aient eu conscience de l’existence de ce risque génétique et on voit mal comment la prohibition de l’inceste aurait pu être « inventée » comme étant un garde-fou. Cela met à mal la thèse selon laquelle la prohibition de l’inceste serait un produit de l’évolution, thèse déjà invalidée par le fait cette prohibition ne touche pas seulement les apparentés et que des apparentés peuvent ne pas être soumis à elle.

Pour l’heure on ne dispose donc pas de théorie unifiée satisfaisante de l’interdit de l’inceste.

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