Laura LEVI MAKARIUS - LE SACRE ET LA VIOLATION DES INTERDITS

LE SACRE ET LA VIOLATION DES INTERDITS

Laura LEVI MAKARIUS

Editions Payot - 1974

(Note de lecture rédigée par Thierry Rogel, professeur de sciences économiques et sociales)

Dans cet essai, à la fois résolument opposé à Lévi-Strauss et au structuralisme et d’inspiration Durkheimienne et évolutionniste, l’ethnologue Maria Lévi Makarius entreprend d’analyser le sacré d’un point de vue ethnologique (seule voie d’entrée possible selon elle).

L’analyse du Tabou est une voie d’entrée classique pour comprendre le Sacré cependant l’auteur ne s’intéresse pas à celui-ci mais à la « violation du Tabou » pratiquement délaissée par les ethnologues malgré son caractère systématique. Ainsi, si l’universalité du tabou de l’inceste a été maintes fois analysée, on s’est assez peu penché sur l’énigme selon laquelle cet inceste est assez régulièrement et rituellement pratiqué dans des circonstances particulières (chefs, pharaons,…) et, généralement , on se contente de l’explication, rejetée par l’auteure, de la volonté de garder la pureté du sang. Selon l’auteure, le structuralisme est incapable d’apporter une explication à ce phénomène et est, de fait, obligé de le traiter comme une déviance or, toujours selon l’auteure, une bonne explication suppose qu’elle permette de comprendre un fait et son contraire (ici le tabou et sa violation). Pour Levi Makarius, il faut comprendre que la « violation du tabou » a un caractère éminemment social et que le tabou ainsi que sa violation sont intrinsèquement liés : le tabou de l’inceste, par exemple, contiendrait en puissance les raisons de sa violation. La « violation des interdits » ne doit donc pas être perçue  comme une déviance mais comme faisant partie du système lui-même. L’auteur va étayer sa thèse à travers l’analyse minutieuse de cinq « violateurs de tabous » qu’on retrouve dans les diverses zones ethnologiques : le forgeron, le « roi divin », les jumeaux, le Trickster et les « clowns rituels ».

 

Le tabou du sang, premier des tabous.

S’inscrivant dans la lignée de Durkheim («“La prohibition de l’inceste et ses origines” 1896-1897), elle en approfondit l’explication et fait du tabou du sang le premier des tabous duquel découlent tous les autres. En effet, dans toutes les sociétés archaïques, le sang menstruel est considéré comme une matière dangereuse et interdite mais, souvent, il sert de talisman et on lui attribue des vertus magiques. Les rituels du sang aboutissent à l’idée que « le sang éloigne tout ce qui est mauvais » et on passe vite à l’idée que « le sang attire tout ce qui est bon »; on surdétermine alors le pouvoir du sang qui apparait comme ambivalent, à la fois dangereux et bénéfique. Cette ambivalence est au cœur des tabous. Dès lors, la transgression (violation) du tabou du sang apparait comme un coup de force qui donne à celui qui le commet des pouvoirs magiques, notamment des pouvoirs de fécondité, de fertilité  ou de guérison (par l’apport des « médecines ») tous résultats profitables à l’ensemble de la communauté. Il convient de remarquer que la magie en question n’est pas une « magie sympathique » (ou «  imitative ») ou le semblable appelle le semblable mais une magie violatrice qui agit sur les contraires. De ce tabou premier découlerait l’ensemble des autres tabous, les divers tabous alimentaires ainsi que les tabous touchant tout ce qui se rapproche du sang (cadavres, matières fœtales,…). Mais les deux tabous majeurs sont le tabou de l’inceste et le tabou du meurtre d’un consanguin (notamment le meurtre d’un frère). Par conséquent, les violations du tabou du sang, de l’inceste et du meurtre d’un consanguin permettent la maitrise du pouvoir magique du sang. La violation du tabou du sang est donc inhérente au tabou lui-même. Pourtant, elle remet en cause la charpente idéologique de l’ordre social; cette violation ne peut donc être qu’individuelle, secrète et cachée et elle ne peut qu’être exceptionnelle puisqu’on doit maintenir l’ordre social : la société archaïque se trouve alors face à la double obligation de maintenir le tabou tout en autorisant sa violation. On ne s’étonne donc pas que cette violation soit le fait d’êtres importants ou bien soit faite au cours de rituels. La violation ne peut donc s’exprimer ouvertement sinon de manière symbolique dans le cadre de rituels. Mais cela implique de mettre le « taboué » à part (par un signe distinctif, une mise à l’écart, une interdiction de contact, une obligation de pureté,…) dans l’intérêt du groupe. On comprend aussi l’existence de situations de «  non violence » où, par exemple, le chef ne peut partir à la guerre par crainte de voir son sang couler ou bien quand les disputes s’arrêtent en présence du « taboué »; ces situations de « non violence » s’accompagnent également de pratiques de « pillage rituel » exercé essentiellement par l’individu marqué par le tabou.

 

Les « violateurs de tabou »

Laura Lévi Makarius va ensuite appuyer sa démonstration sur cinq figures de violateurs, réelles ou mythiques.

Le premier cas étudié est celui des jumeaux. Dans de nombreuses sociétés, les jumeaux sont perçus comme sacrés, craints et mis à l’écart.  On leur attribue des pouvoirs magiques comme une influence sur la fertilité des champs ou sur la victoire à la guerre et on les voit comme porteurs de chance et de réussite mais aussi comme porteurs de malchance et de mort. Leur statut semble lié au tabou du sang mais également au fait que, dans de nombreuses sociétés, des jumeaux de sexes différents sont supposés avoir commis un inceste prénatal (on les suppose donc doués de volonté dès avant leur naissance). De plus, Lévi Makarius atteste de cas de mariages  entre jumeaux et remarque que les rites de naissance gémellaires ressemblent souvent aux rites de mariage des jumeaux. On comprend alors que les jumeaux seront facilement perçus comme héros violateurs notamment dans un certain  nombre de mythes.

Plus surprenant est la présence du forgeron comme héros violateur. Souvent mi à l’écart de la société, on lui prête de pouvoirs magiques et il assume les fonctions de circonciseur, guérisseur, exorciseur, pacificateur, arbitre,…Les tabous qui l’entourent sont les mêmes que ceux qui touchent les êtres ensanglantés et impurs. Ce rapport au tabou du sang est bien entendu en lien avec le maniement du fer.

Le « roi divin » est une autre figure essentielle du « violateur d’interdits ».  Dans de nombreuses zones ethnologiques, le roi divin peut et doit transgresser les deux tabous fondamentaux que sont le meurtre d’un consanguin et l’inceste. Le meurtre du frère est ainsi souvent attesté. L’inceste royal est attesté, entre autres, en Afrique noire, Egypte, chez les Incas, chez les Kwakiutl ou à  Hawaï (où il a été le mieux étudié). Il s’agit majoritairement d’un inceste fraternel (mais l’inceste maternel existe aussi). Mais Levi Makarius cite également les cas d’obligations contraires où il y a  interdiction pour le roi d’enfanter ou obligation d’épouser une femme qui a passé l’âge d’avoir des enfants ; elle mentionne également  le cas de mariages incestueux qui doivent rester stériles. Ces exemples permettraient de rejeter la thèse selon laquelle l’inceste royal résulte de la volonté de conserver la pureté du sang et montreraient que cela relève encore du tabou du sang ; en conséquence, l’inceste royal relevant de la « violation du tabou du sang » permet au roi divin de s’approprier les pouvoirs magiques assurant la fertilité des champs et permet aussi d’apporter les médecines et les talismans guérisseurs.

Cet inceste royal permet également au roi de se dire « sans parents » et d’apparaitre comme un individu au dessus des autres pouvant occuper la position de rassembleur et de juge de paix. A Hawaï où l’inceste royal a été particulièrement bien étudié, les enfants issus de mariages incestueux sont considérés comme sacrés à des degrés divers. Comme ils sont considérés comme dangereux pour la communauté, ils sont entourés d’un grand nombre de tabous : par exemple, ils ne peuvent sortir que la nuit et, s’ils les croisent, les hommes doivent se jeter face contre terre pour se protéger d’eux. Levi Malkarius suppose que ces interdits seraient à l’origine des protocoles et étiquettes de cour et elle y voit les débuts des sociétés de classes.

Avec le Trickster , nous passons au domaine du mythe. Le nom de Trickster  vient des indiens d’Amérique du Nord (notamment des Winnebagos et des Crees) et les ethnologues l’ont adopté pour désigner un personnage qu’on retrouve un peu partout dans le monde sous divers noms et formes : Manabozo le lapin chez les indiens de langue algonquine, coyote chez les indiens de Californie, Gaolman chez les Bochimans d’Afrique du Sud,…[1] ; il peut être appelé « décepteur », « fripon divin » ou « joueur de tours » et il a été étudié par de grands ethnologues tels que Boas, Lowie, Herkovitz, Lévi-Strauss et, surtout, Paul Radin[2] mais, selon Lévi-Makarius, aucun n’a  su analyser correctement ce personnage.  Trickster est un personnage totalement ambivalent : rusé, intelligent, malin, à la sexualité débridée, ses tours peuvent se retourner contre lui et on rira facilement de ses échecs et des humiliations qu’il subit. Présenté comme mauvais, il fait aussi bénéficier les hommes de ses médecines. Mais il est avant tout la figure mythique du « violateur de tabous », ce qui consituerait son essence même (et ce que n’auraient pas compris les ethnologues) : le coyote des indiens de Californie couche avec ses filles, ses petites filles, sa bru et sa belle-mère ; Loguba, le Trickster du Dahomey, couche avec sa belle-mère et copule avec des cadavres de femmes. Gaolka, le Trickster des Kung (Bochimans d’Afrique du Sud) abuse de sa bru et mange ses deux beaux-frères ; Tur, le Trickster des Azandé d’Afrique, menteur et trompeur, tue son père, couche avec sa belle mère, épouse sa sœur jumelle et tente de tuer son fils. On voit donc qu’il commet les violations de tabou les plus graves et est en cela semeur de désordre social. Mais en dernière analyse, les mythes du Trickster relatent l’histoire de l’invention et de l’appropriation des médecines par un héros assumant les risques de la violation du tabou, ce qui se traduit par l’ambivalence du personnage de Trickster. Apportant aux hommes les médecines et les moyens de guérison, le Trickster ne peut pas en revanche leur accorder l’immortalité et en cela, il occupe un statut intermédiaire et de médiateur entre les hommes et les dieux. Pour Levi Makarius, la violation d’interdits est mère de tous les mythes et le mythe du Trickster est son fils aîné.

La dernière figure du « violateur de tabous » est constituée par les « clowns rituels », personnages qui ont le droit de transgresser les normes et de se comporter comme ils l’entendent. Durant les rituels, ils chantent et dansent  à contretemps, certains ont un « comportement à l’envers » (ils parlent et agissent à l’envers) et s’habillent de façon excentrique. Ils sont facilement en contact avec les matières impures comme le sang et l’urine et,  par cela, sont considérés comme détenteurs de pouvoirs magiques et fournisseurs de médecines. De fait, ils sont isolés du reste de la communauté et ont des conduites symboliques de « non violence ». Levi Makarius voit dans les fous et les sots du monde chrétien les équivalents des clowns rituels et Roger Caillois émet l’hypothèse que nos clowns de cirque en descendent. Mais ce qui est le plus frappant c’est leurs liens avec le Trickster (dont ils se revendiquent parfois) et, pour l’auteure, le « clown rituel » est l’équivalent rituel du Trickster, personnage mythique. Par son comportement, le clown rituel démontre son individualité ainsi que le caractère nécessairement individuel et asocial du « violateur de tabou ».

Ce passage en revue des cinq grandes figures du « violateur de tabou » permet à Laura Lévi Makarius de s’attaquer à la question du Sacré.

Le pur, l’impur et le sacré.

La violation du tabou permet de s’emparer du caractère dangereux du sang et d’en faire un pouvoir ; d’après Lévi Makarius , ce pouvoir c’est le mana[3] , lequel est au fondement du Sacré. Ce n’est donc pas le tabou mais sa violation qui créé le mana ce qui permet de dépasser l’opposition habituelle entre « pureté » et « impureté », les deux étant intimement intriqués. Le Sacré provient donc de l’intégration du pur et de l’impur mais peu à peu la nécessité de pureté s’impose, de même que la magie imitative apparaitra plus nettement que la « magie violatrice ». D’après l’auteure, les hommes sont plus sensibles que les femmes à la magie du sang, notamment menstruel, ce qui expliquerait que ce sont eux qui sont généralement les « violateurs de tabou » et s’occupent des rituels. Cependant, de nombreux mythes racontent que ces rituels étaient à l’origine le fait des femmes et qui leur ont été volés par les hommes. La violation du tabou est donc un acte individuel dans ses causes et social dans ses conséquences et, comme acte transgressif, la violation du tabou marque l’apparition de l’individualité dans une société égalitaire (Trickster, clowns rituels) et l’apparition d’une société de classes construite autour d’une cour et de ses codes (« roi divin ») ou de la division du travail (« le forgeron »).

Le livre de Laura Lévi Makarius est consultable en ligne sur le site des « classiques des sciences sociales ». http://classiques.uqac.ca/contemporains/makarius_Laura/sacre_violation_interdits/sacre_violation_interdits.html

 


[1] On peut ajouter que Georges Dumézil considère que le dieu nordique Loki entre dans la catégorie des Trickster et certains auteurs ont également assimilé « Renart » du « roman de Renart » à ce personnage.

[2] Signalons pour le plaisir que Trickster est le personnage central du roman posthume de Robert Sheckley « La dimension des miracles revisitée » ce qui confirme que Sheckley est un des auteurs de fiction les plus proches des sciences sociales : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/rubrique,robert-sheckley-sociologue,619576.html

[3] Codrington  définit le mana comme « une force absolument distincte de toutes les forces qui agit de toutes sortes de façons, soit pour le bien soit pour le mal, et que l’homme a le plus grand avantage à mettre sous sa main et à dominer ». Cité par J. Cazeneuve – Encyclopédie de l’ethnologie – 1967.

 

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