ÉCONOMIE DES PLATEFORMES

Maya BACACHE-BEAUVALLET, Marc BOURREAU

La Découverte – 2022

Définitions et particularités

« L’Économie de Plateformes » s’inscrit dans un champ d’analyse concernant également l’« Économie de l’information » et « l’Économie Numérique ». Les auteurs vont s’intéresser prioritairement aux «Plateformes Multifaces »  (on parle également de « bifaces »). Les «Plateformes Multifaces » ont pour caractéristiques de constituer une intermédiation entre deux groupes (ou plus) d’agents économiques différents. Il s’agira par exemple de Doctolib, le bon coin, Airbnb, Uber, Booking, SeLoger.com, Ebay, Deliveroo, Netflix, Amazon, La partie payante de Spotify, Intel, Youtube,…

Son analyse pose des problèmes spécifiques dans la mesure où elle tranche avec « l’économie traditionnelle » dont le modèle d’analyse de base est la Concurrence Pure et Parfaite, peu opérante dans ce cadre. En effet, « L’Économie de Plateformes » présente des caractéristiques spécifiques :

+ Des coûts marginaux faibles voire proches de zéro qui poussent en théorie à la gratuité (dans le cas d’une tarification au coût marginal)

+ Il s’agit généralement de « biens d’expérience » (biens dont on ne connait la teneur et la qualité qu’après usage). Leur caractère « unique » ajouté au coût marginal faible fait qu’il est difficile d’établir un prix de marché.

+ Il s’agit souvent de « biens non rivaux » (l’usage par un consommateur n’interdit pas l’usage par un autre consommateur). Ce caractère facilite leur diffusion.

+ Les Plateformes sont caractérisées par d’importants « effets de réseaux » (effet selon lequel la valeur d’un produit pour les utilisateurs dépend du nombre d’utilisateurs déjà en place. L’usage du téléphone en est l’exemple le plus évident). Ceux-ci ajoutés à des coûts fixes souvent élevés donnent une prime au premier entré sur le marché.

Typologies

La grande variété de Plateformes implique d’établir des typologies.

Les auteurs proposent par exemple une classification selon le type de services offert :

+ Les Plateformes de mise en relation des offreurs et des demandeurs  où elles constituent un tiers de confiance (Uber, Airbnb, Blablacar,…).

+ Les Plateformes logicielles (consoles de jeux, systèmes d’exploitation,…)

+ Les Plateformes de contenu financées par la publicité (Youtube, journaux en ligne,…).

+ Les « infomédiaires » qui collectent et agrègent des données (wikipedia, tripadvisor,…).

            Une autre classification possible repose sur le mode de paiement :

+ Plateformes transactionnelles où le paiement se fait si la Plateforme (booking, Airbnb, Ebay, Deliveroo,…)

+ Plateformes non transactionnelle où le paiement se fait en dehors de la Plateforme (SeLoger.com, Le bon coin, Doctolib,…).

            Dans une troisième classification on distingue les Plateformes revendeurs qui achètent des biens et services auprès de fournisseurs pour les revendre aux consommateurs. Celles-ci ne sont pas « bifaces » mais ont d’importants effets de réseaux (Netflix, Amazon, Spotify payant,…). On distingue d’autre part les Plateformes de produit ou d’innovation (Intel,…)

            La typologie peut être également faite côté consommateur. On distinguera les consommateurs reliés à une seule Plateformes (« raccordement simple ») ou à plusieurs (« raccordement multiple »).

La collecte de données

L’élément central de ce type d’économie est la collecte de données car celles-ci favorisent les appariements ou les « conseils » aux utilisateurs. Ces données sont fournies soit volontairement par l’utilisateur soit récupérées auprès de lui (adresse IP,…) soit récupérés à l’aide de son suivi de consommation. Ces données sont d’autant plus importantes qu’elles sont intégrées à de forts effets de réseaux, ces derniers étant soit « intragroupe » soit « intergroupes ».

Les stratégies de tarification

Les «Plateformes Multifaces » ont plusieurs possibilités de tarification à leur disposition comme la souscription ( Doctolib) ou le tarif d’usage (annonceurs youtube).

Les «Plateformes MultiFaces »  étant en contact avec deux groupes d’utilisateurs, la stratégie de prix ne peut pas être modélisée de manière traditionnelle.  En effet, ce qui compte n’est pas le niveau de prix mais la « structure de prix », c'est-à-dire les prix appliqués à chaque côté ou face de la plateforme. Par exemple, combinée à des effets de réseau, les «Plateformes MultiFaces »  ont souvent intérêt à proposer des prix attractifs (voire la gratuité) à une face et à faire supporter l’ensemble du coût à l’autre face (à l’exemple de Doctolib). La fixation du prix de chaque côté (ou face) est donc complexe et doit tenir compte du su coût marginal, de l’élasticité de la consommation par rapport au prix (E c/p) et des effets de réseaux.  Les auteurs proposent la formule suivante : Prix = Coût marginal + marge (dépendant de l’Ec/p) – rabais liés aux effets de réseaux intergroupes.

Les conditions de soutenabilité d’une «Plateformes MultiFaces » sont qu’elle puisse réduire les coûts de transaction entre les différents groupes d’utilisateurs et qu’elle ait un pouvoir de marché suffisamment important pour fixer des prix différents sur chacune des deux faces.

Lancement de la plateforme et maintien

Le lancement d’une «Plateforme Multiface » pose le problème de la poule et de l’œuf : les deux faces dépendant l’une de l’autre, comment doit on commencer ? Les auteurs distinguent plusieurs stratégies. La première consiste à trouver la bonne structure de prix pour développer chacune des deux faces. On peut également se greffer sur un réseau déjà existant. On peut également développer une seule face en premier de façon à atteindre la « masse critique » qui permettra d’entrainer l’autre face (stratégie d’Amazon). La stratégie suivante consiste à se développer sur un « micro marché » où l’effet de réseau sera plus rapide (Facebook qui était, à l’origine, réservé aux étudiants). Enfin on peut miser sur des « utilisateurs de marque » (personnalités, entreprises,…) dont la présence permettra de bénéficier de leur propre effet de réseau. Pour attirer de nouveaux utilisateurs et se maintenir dans le temps les stratégies non tarifaires deviennent centrales. Il s’agit des diverses fonctionnalités proposées, des recommandations, des systèmes de notation, des règles de fonctionnement mises en place, du design, etc… La mise en place de règles d’interaction et de systèmes de réputation (avis, notes, commentaires,…) ont une importance primordiale dans ce cadre.

Toutes les difficultés présentées dans le cas d’une plateforme biface sont bien entendu accrues dans le cas de plateformes réunissant plus de deux faces qui peuvent engendrer des effets de réseaux et des revenus supplémentaires mais dont la gestion est nettement plus complexe.

Concurrence, croissance et emploi.

La question de la concurrence se pose différemment dans l’économie numérique de plateforme et dans « l’économie traditionnelle ». En effet, les « effets de réseaux » et les possibilités de « dépendance au sentier » (liées aux choix technologiques et aux coûts du changement) font que le premier entré sur le marché dispose d’un avantage certain sur les suivants et que le monopole en est l’issue probable (« Winner takes all »). Les auteurs évoquent donc l’image du « monopole naturel » mais ils se demandent dans le même temps dans quelle mesure on a affaire à des « marchés contestables ». Ces marchés seraient contestables dans le cas de  phénomènes de congestion (baisse de la qualité du produit avec l’augmentation de la tille de la plateforme), quand les différenciations sont possibles et quand les consommateurs peuvent choisir des « raccordements multiples ». La tendance fondamentale est donc à a constitution de monopole mais s’il ya concurrence, celle-ci peut être plus rude que dans « l’économie traditionnelle » et les positions peuvent changer plus rapidement que sur  les marchés traditionnels.

Les questions majeures aujourd’hui sont celle de la régulation des marchés de « Plateformes multifaces » (où les régulateurs peuvent être « ex ante » ou « ex post ») et des politiques de concurrence appropriées. En effet, la mise en évidence de pratiques concurrentielles n’est pas facile à faire à cause des particularités des « marchés multifaces » (l’existence de plusieurs faces complémentaires rend incertaine la délimitation des marchés). Dans une économie traditionnelle on peut détecter l’abus de position dominante en comparant les prix existant avec le prix théoriquement établi sur ce marché. Dans le cadre des marchés multifaces il faut s’intéresser à la structure de prix pour repérer les concentrations dangereuses ce qui est moins aisé à faire que dans un cadre traditionnel.

Du point de vue macroéconomique (productivité, croissance, emploi) il n’y a apparemment pas de résultats clairement établis. Les effets sur la productivité et la croissance sont difficiles à mettre en évidence (problèmes de mesure et d’identification des structures de causalité). Les effets sur l’emploi sont à distinguer selon que ceux-ci se situent « hors de la plateforme » (coursiers, Uber,…) ou « sur la plateforme » (transcription de documents écrits, audios ou vidéos, modération de contenus, collecte de données,…). Les auteurs rappellent les effets de création d’emplois et de dégradation de statuts (Uber) et ils constatent que les emplois les plus touchés sont les emplois seniors et les emplois de qualification moyenne. Ils en déduisent un mouvement de polarisation des qualifications (développement des emplois les plus qualifiés et les moins qualifiés) qu’ils présentent comme une évolution inédite (dernier point qui, à ma connaissance, n’est pas si nouveau).

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