LE BIAIS COMPORTEMENTALISTE

LE BIAIS COMPORTEMENTALISTE

(H. Bergeron, P. Castel, S. Dubuisson-Quellier, J. Lazarus, E. Nouguez, O Pilmis)

Sciences Po – Les Presses – 2018

L’Economie Comportementale (E .C.) connait  un essor important depuis une trentaine d’années. Les auteurs du livre s’interrogent sur les raisons de cet essor, ses liens avec les transformations sociétales et idéologiques actuelles et sur l’intérêt et  l’efficacité de ce nouveau paradigme.

Qu’est ce que l’Économie Comportementale (E.C.) ?

Les auteurs délimitent le champ de l’EC se par ses écarts vis à vis du paradigme dominant (courant Néoclassique ou MainStream) mettant au centre de sa démarche la figure de l’homo-œconomicus rationnel. Cet écart peut être le fait d’amendements au modèle (information imparfaite ou asymétrique, etc…) mais les auteurs ne s’y arrêtent pas. Ils retiennent quatre grands champs relatifs à l’E.C. : « l’économie institutionnel » (selon l’appellation choisie par les auteurs) ou « ancienne EC » (Herbert Simon), la « théorie des perspectives » ou « nouvelle EC » (représentée par les travaux de Kahneman et Tversky ainsi que de Thaler et sunstein), la « neuro économie » et « l’économie du développement » (on devrait plutôt parler de méthodes d’essais randomisés- cf Duflo et Banerjee). En fait, cette dernière approche  (celle des essais randomisés) est peu abordée dans cet ouvrage. Seuls les trois premiers sont traités  (en délaissant volontairement les approches bien spécifiques de Dan Ariely).

Les auteurs rappellent que si jusqu’aux années 2000 l’approche « institutionnelle » d’Herbert Simon était la plus connue, celle-ci n’est quasiment plus citée aujourd’hui et a laissé la place à la « théorie des perspectives », largement dominante dans ce champ, et à la neuro économie, qui connait une place mineure mais dont la progression dans les citations est fulgurante.

           

La « nouvelle EC » peut être caractérisée par les points suivants. La méthode privilégiée est celle des expérimentations « en laboratoire » (voire sur terrain chez Ariely) et adopte une approche plus inductive que déductive (à la différence des approches modélisatrices de l’économie Néo-classique). Elle ne retient pas l’idée d’un agent rationnel tel que l’homo-œconomicus mais essaie au contraire de mettre au jour l’ensemble des « biais cognitifs » qui éloignent l’individu-objet de l’expérience de l’idéal de l’homo-œconomicus. La mise en évidence des biais cognitifs est donc au cœur de la recherche de la « nouvelle EC ». Enfin, certains chercheurs comme Thaler en tirent des possibilités d’applications à l’aide des maintenant célèbres « nudges » (« coup de pouce »). On peut rappeler qu’il s’agit des initiatives prises de façon à ce que les agents économiques adoptent un comportement qui se rapproche du comportement rationnel attendu (ou du « bon comportement »). Deux techniques essentielles sont généralement adoptées. La première est « l’architecture des choix » c'est-à-dire la présentation des choix de façon à influencer l’individu (à l’exemple des produits lactés présentés devant les produits sucrés de façon à modifier les choix ou des cases pré-cochées sur les questionnaires). L’autre technique relève de l’utilisation de l’information (on informe l’individu du pourcentage de personnes ayant déjà fait « le bon choix », comptant ici sur la tendance au conformisme). Cette politique consistant à influencer l’individu de façon à ce qu’il fasse le bon choix sera appelé « paternalisme libertarien » par Kahnemann. La neuro-économie est une prolongation de cette « théorie des perspectives » à la différence près qu’elle mobilise les enseignements des neuro sciences.

Les auteurs indiquent qu’elle a à son actif le fait d’avoir montré que l’individu n’est pas nécessairement égoïste (à l’aide notamment du « jeu de l’ultimatum ») et l’hypothèse de « l’escompte hyperbolique du futur » (c'est-à-dire la survalorisation du court terme par rapport au long terme). Cependant, pour les auteurs du livre la rupture supposée de la « nouvelle EC » avec « l’économie MainStream » constitue en fait un recul par rapport à « l’ancienne EC » d’Herbert Simon. En effet, Simon retenait lune hypothèse de « rationalité limitée » c'est-à-dire que l’individu n’est pas animé par un comportement maximisateur mais opte pour une « solution satisfaisante ». Il n’y a donc plus de référence à l’homo œconomicus alors que dans « la nouvelle EC » l’homo-œconomicus reste central puisqu’ on cherche à révéler les biais qui éloignent de cet idéal et que les Nudges sont destinés à l’en rapprocher. De plus, Herbert Simon complétait ses expérimentations par des enquêtes qualitatives monographiques.

Les causes de l’essor de la « nouvelle E.C. »

L’application de nudges a souvent semblé efficace pour un coût modéré ; associée au mythe d’un possible « contrôle à distance », on explique facilement son succès. Elle est, de plus, portée par des groupes mobilisés au sein des grandes administrations (qui insistent sur les réussites mais ne communiquent pas toujours sur les échecs). Enfin, l’image « scientifique » de la « théorie des perspectives » converge avec l’essor des big data dans un contexte de remise en cause des sciences sociales.

Mais la cause probablement la plus forte est que ces pratiques trouvent une forte légitimation dans un contexte de promotion du libéralisme et de l’individu et de remise en cause des actions contraignantes de l’Etat. Entre la régulation impersonnelle par le marché et la contrainte par l’État, l’influence par le Nudge offre une « troisième voie ». Il faut toutefois veiller à ne pas confondre la pratique des nudges avec d’anciennes mesures destinées à influencer les individus (cf réductions d’impôts ciblées,…), cette confusion permet de « gonfler » la réussite des seuls nudges.

Ce succès des nudges est toutefois variable et dépend des contextes sociétaux. Ainsi son implantation et son essor seront plus lents et tardifs en France que dans d’autres pays.

Les critiques adressées à la « nouvelle E.C. »

Les auteurs adressent cependant un certain nombre de critiques et pointent des limites à la « théorie des perspectives ». Ces limites portent d’abord sur les biais cognitifs qui ne semblent pas universels et se manifester plus ou moins fortement selon les contextes sociaux ou nationaux.  Les auteurs contestent ensuite la centralité du modèle de l’homo-œconomicus en tant que norme qui ne relève que d’une rationalité instrumentale et rappellent que d’autres rationalités sont à l’œuvre ; par exemple, l’usage du tabac peut relever d’une volonté d’appartenance à un groupe) (cf les types de conduites chez Max Weber).

Enfin, ils critiquent la conception des préférences des individus qui sont supposées stables dans le temps (alors qu’elles ne le sont pas) et surtout l’ignorance de l’origine sociale des préférences des individus. Enfin, la conception de la norme sociale dans la « théorie des perspectives » est assez réductrice puisqu’elle se limite aux informations sur les autres auxquelles l’individu a accès. De fait, sont exclus le poids des institutions et de l’ensemble des interactions sociales (et du réseau social de chacun). Les auteurs montrent que l’application de nudges dans l’ignorance des réseaux d’interactions a pu aboutir à une modification des interactions et à un échec de la mis en place de ces mesures voire à des effets contre productifs.

Les auteurs ne contestent cependant pas l’efficacité éventuelle des nudges mais rappellent que celle-ci est soumise à des conditions strictes qui sont que le comportement que l’on désire modifier soit simple et facile à définir.

Risques hégémoniques et dangers

            Les apports de la « nouvelle EC » peuvent donc être fructueux mais à la condition que celle-ci  reste une approche spécialisée et complémentaire des autres approches en sciences sociales. Le danger serait qu’elle ait des tentations impérialistes (à l’instar de l’impérialisme économique de Gary Becker) car cela entrainerait un  ensemble de déstructurations graves.

Sur le plan scientifique, une domination de cette approche risquerait d’effacer les autres approches (sociologiques, économiques hétérodoxes, sociologiques, etc…) et pourrait constituer un cheval de Troie pour la « biologisation des questions sociales »

La question n’étant plus sociale mais « scientifique » (biologique ou médicale), cela pourrait impliquer un infléchissement de la nature des politiques publiques. Celles-ci, ne portant plus que sur les comportements, seraient amenées à négliger les causes du comportement (les attitudes et les valeurs). La politique s’apparenterait à une « division verticale » de la décision, le « nudgeur » (celui qui met en place le nudge) étant le seul à être conscient de la mesure mise en place ; on est donc dans le cadre de la manipulation. De ce fait, le risque serait d’assister à un recul de la réflexivité et, surtout, du débat démocratique.

Les auteurs indiquent cependant que la pratique des nudges se diffuse plus ou moins facilement en fonction des savoirs et des pratiques déjà en place. Ainsi, elles auraient plus de mal à s’imposer en France dans le domaine de la Santé où la couverture collective reste dominante (mais est nettement fragilisée). En revanche, les nudges pourraient s’imposer beaucoup plus facilement dans des secteurs plus récents comme « l’éducation financière » et surtout « l’environnement ».

Annexes Résumé de la liste des biais proposés dans le livre

+ Biais du statu quo : préférence pour les situations déjà définies

+ Biais de cadrage : sensibilité à la présentation des faits

+ Biais de norme sociale : influence du comportement des autres (conformisme)

+ Biais d’ancrage : le jugement individuel se fait par rapport à une situation de référence

+ Biais d’aversion pour la perte : on sera plus sensible à la perte d’une somme qu’au gain de la même somme

+ Biais de surestimation du pic-fin : l’évaluation se fait en fonction des ponts saillants des expériences passées ou en fonction des dernières impressions restées en mémoire.

+ Biais de court terme : on accorde moins de valeur aux gratifications futures qu’aux gratifications immédiates.

+ Biais d’optimisme : les individus ont une opinion d’eux même plus favorable que celle qu’ils accordent aux autres.

En lien avec l’économie comportementale et la question des biais cognitifs, quelques notes de lecture sur ce site :

+ DAN ARIELY :  C'EST (VRAIMENT ?) MOI QUI DECIDE - 2008-FLAMMARION

Steven D. LEVITT et Stephan J. DUBNER : FREAKONOMICS- Folio Actuel – 2005

+ GERALD BRONNER : L’empire de l’erreur. Eléments de sociologie cognitive - (Presses universitaires de France, coll. "Sociologies", 2007

+ Gerald  BRONNER – Etienne GEHIN : LE DANGER SOCIOLOGIQUE - P.U.F. - 2017

Un article de présentation des travaux de Gerald Bronner, sociologue qui mobilise beaucoup la question des biais cognitifs

« CROIRE » : LES APPORTS DE LA SOCIOLOGIE COGNITIVE. A PROPOS DES TRAVAUX DE GERALD BRONNER

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