CEUX QUI RESTENT – UNE SOCIOLOGIE DU DEUIL

CEUX QUI RESTENT – UNE SOCIOLOGIE DU DEUIL

Karine ROUDAUT - Presses Universitaires de Rennes- 2012

 Les livres sur la mort et le deuil fleurissent et, pour la plupart, relèvent de deux grandes catégories d’analyse : soit l’auteur s’attache aux pratiques rituelles funéraires (notamment dans une optique ethnographique) et on mettra alors généralement l’accent sur le fait que le rite s’est transformé avec la modernité passant d’une pratique familiale et communautaire à une pratique médicalisée, laïcisée, et individualisée marquant le déni de la mort dans nos sociétés. Soit on s’intéresse au deuil vécu par l’individu, relevant des approches psychologiques. Si Karine Roudaut retient l’idée de transformation des rituels funéraires, elle ne retient pas pour autant la thèse selon laquelle la mort serait refoulée dans les sociétés modernes. Dans cette optique, (partagée par d’autres auteurs comme Gaëlle Clavandier -  http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/notes-de-lecture/notes-de-lecture-en-sociologie/gaelle-clavandier-sociologie-de-la-mort-vivre-et-mourir-dans-la-societe-contemporaine-armand-colin-20009-note-de-lecture-par-th-rogel.html) les rituels existent toujours mais s’assouplissent et demandent une plus grande réflexivité de la part des individus. Par ailleurs, si l’analyse du deuil relève aujourd’hui préférentiellement des sciences psychologiques, cela ne veut pas dire que le sociologue n’aurait pas son mot à dire dans cette « psychologisation des phénomènes sociaux » ce qui apparait comme une tendance forte des sociétés contemporaines. Mais, entre anthropologie et psychologie, il existe un espace rarement analysé, c’est celui du deuil perçu comme relation entre les endeuillés et les  autres individus. Une place est alors laissée à une analyse sociologique du deuil d’inspiration compréhensive et interactionniste et l’auteur n’hésite pas à combler ce vide en prenant en compte le fait que le deuil est, jusque dans ses aspects les plus rationalisés,  vécu, interprété, redéfini pour tout dire « subjectivé » par l’endeuillé.

L’auteure  se fonde pour cela sur vingt-cinq entretiens approfondis (seize femmes et neuf hommes) de personnes ayant vécu un deuil au cours de leur vie et elle s’intéresse au rite funéraire, à la vie quotidienne de l’endeuillé et à son « parcours biographique » (son « itinéraire moral » écrit elle en paraphrasant Goffman). Elle s’appuie également sur les travaux théoriques de Talcott Parsons, Erving Goffman et, plus marginalement, de Georg  Simmel.

 Les travaux de Talcott Parsons seront surtout utiles pour analyser le rite funéraire. Pour cet auteur, le rituel permet de contrôler les situations de  déviance potentielle contenues dans la relation de deuil en imposant un système de rôles. Toutefois, il existe dans le cadre de ce rituel  une certaine tolérance à l’égard des comportements considérés comme déviants dans d’autres situations, tolérance qui permet, dans une certaine mesure, d’éviter la rupture du groupe. On peut alors dégager quelques comportements typiques de l’individu face au deuil : il pourra soit inhiber ses besoins  non exprimés, soit trouver un attachement affectif pour un nouvel « objet » (activité, amis, relation psychothérapeutique,...) soit redéfinir son modèle d’attachement au défunt (ce qui, dans les cas les plus marqués, aboutit à un ressentiment à l’égard du défunt ou, au contraire, à une volonté de ressemblance avec celui-ci).

Cependant, l’approche de Parsons, si elle permet de comprendre la fonction des cadres mis en place, ne permet pas de saisir comment le deuil (aussi bien le « rituel de deuil » que le « deuil en soi ») est effectivement vécu du point de vue  de l’endeuillé. Ce qui compte alors c’est appréhender la manière dont l’individu l’interprète (il convient de remarquer que dans tous les cas relevés par l’auteure, la participation au rituel funéraire n’est pas perçue comme un acte religieux (y compris par les croyants).

La participation au rituel de deuil peut relever de quatre logiques :

-          L’ancrage : la participation au deuil apparait comme un devoir inscrit dans l’histoire familiale et s’appuie sur les éléments concrets que sont le cercueil et la sépulture. L’ancrage permet de savoir « que c’est vrai ».

-          L’enracinement rend compte d’une appartenance au groupe. Par exemple, le deuil est l’occasion d’un regroupement familial et d’une valorisation de liens passés ou à venir du groupe familial.

-          « Être là avec les autres » : la participation au rite funéraire permet surtout de renforcer le lien avec les autres vivants.

-          « L’au-revoir, rite personnel » où ce qui est valorisé c’est la relation individuelle avec le défunt. En général, le réseau de proches remplace la ignée familiale.

 Cependant, le deuil dépasse le seul rituel funéraire puisqu’il ne s’éteint pas avec celui-ci et s’installe dans la vie quotidienne. Karine Roudaut va alors passer en revue un certain nombre d’éléments qui semblent essentiels pour comprendre comment le deuil est vécu et interprété.

        Par exemple, les lieux associés au défunt occuperont une place centrale: la maison de famille, les lieux de vacances, ou bien loin de là, la sépulture ou le cimetière. Le monde des objets rattachés au défunt apparait aussi comme essentiel. Karine Roudaut met à jour un certain nombre de comportements typiques liés à l’objet. Un premier comportement correspondra au « fétichisme » où l’on conserve précieusement l’objet et on l’utilise de façon quasi-sacrée. A l’inverse, dans le cas de « l’anti fétichisme », l’objet est réutilisé simplement et intégré dans la vie quotidienne. Enfin, sans être utilisé, l’objet peut conserver un rapport fort avec le défunt. L’auteur s’attarde aussi sur le rôle des photographies et de leur conservation. Elles sont soit agrandies, soit conservées dans un album, soit portées sur soi.

 La situation de deuil aura également des conséquences sur la vie quotidienne.

        Ainsi, les tensions relatives au deuil feront que l’accomplissement dans le travail de la part de l’endeuillé en sera perturbé ou bien, au contraire, celui-ci s’y investira excessivement car le travail prendra une dimension symbolique vis-à-vis du défunt.

        L’interaction avec autrui sera aussi délicate, dans la mesure où le deuil est générateur de tensions (avec soi même et avec les autres). Pour apaiser les tensions, l’endeuillé peut s’investir dans d’autres directions relationnelles (psychothérapie, nouveaux amis,…), rompre avec ses relations anciennes ou bien « réajuster » les liens personnels en veillant à ne pas mettre ses interlocuteurs dans une situation délicate. L’endeuillé veille en général à « prendre les autres en compte » à « ne pas les faire craquer ». L’endeuillé doit donc se protéger et protéger l’interaction par divers procédés comme le mensonge, l’humour ou le tact mais cela implique un contrôle sévère de ses émotions. Cependant, le cadre d’interaction permet ce résultat apparemment paradoxal qui est qu’il permet d’autant plus une libération des émotions que ce cadre est structuré (comme dans le rituel funéraire ou dans la relation psychothérapeutique). Il est remarquable de constater combien la relation devient alors flottante, indéfinie, et que l’endeuillé se retrouve facilement en situation de conflit de rôle. Cela le rapproche du stigmatisé analysé par Goffman qui doit contrôler l’information transmise dans l’interaction, le risque étant alors alors qu’en l’absence de reconnaissance du statut de l’endeuillé par autrui, la douleur enfouie accroisse les tensions intra individuelles. L’endeuillé doit alors faire tout un travail pour se positionner entre ce qu’il veut être et ce qu’il est dans la perception des autres. Pour « revenir à la normalité » il doit faire « bonne figure » (« sauver la face » chez Goffman) et il doit à la fois « s’en remettre au regard des autres » et « prendre des distances à l’égard de ces regards ».

 Après l’analyse du rituel et celle de l’interaction dans le deuil, Karine Roudaut aborde la question du parcours biographique de l’endeuillé (« itinéraire moral de l’endeuillé ») où le deuil entraine une rupture ou un sentiment de rupture dans la vie de celui-ci.

      Il faut chercher ici les transformations suffisamment importantes et durables pour qu’on puisse estimer qu’elles modifient le cours d’une vie. Mais plus qu’une rupture effective, c’est le « sentiment de rupture » qui importe : en effet, il se peut que rien ne change en apparence mas que la « vision du monde » de l’endeuillé soit profondément transformée (« itinéraire moral intime »). Il faut également tenir compte du moment biographique du deuil (enfance, adolescence, âge adulte,…) qui a un effet sur la perception du deuil et sur le processus d’élaboration de celui-ci. Associé à ce sentiment de rupture de sa trajectoire biographique, il y a un « sentiment de rupture de soi » qui rend l’identité individuelle problématique. Le souvenir du défunt répond alors à un besoin de restructuration de soi par réappropriation d’un passé.

 Karine Roudaut s’éloigne donc de l’analyse du deuil comme cadre fixé (le rituel des funérailles) ou comme pure expérience subjective (la relation psychopathologique), deux approches prises en charge par l’anthropologie et par les sciences psychologiques , pour développer une approche sociologique d’inspiration compréhensive et interactionniste où la réinterprétation (ou « définition de la situation ») du deuil sera diverse (se faisant selon les circonstances spécifiques du deuil et se construisant dans l’interaction) et alimentera une tension nécessaire entre subjectivation et objectivation du deuil (pour être réussie, l’objectivation du deuil suppose un moment de subjectivation dans laquelle il faut s’investir).

Elle s’appuie sur les travaux de Parsons mais celui-ci accordant trop de place aux « structures » au dépend de l’interprétation de la situation par l’endeuillé, elle fait grand usage des travaux d’auteurs tels que Berger et Luckman (dont « la construction sociale de la réalité » est peu citée mais toujours présente « en fond »), Simmel (dont on peut s’étonner qu’il n’ait pas plus écrit sur le deuil, tant cela colle avec ses démarches)  et surtout Goffman (notamment « la mise en scène de la vie quotidienne », « les cadres de l’expérience » et « stigmates »). Rappelons que dans « stigmates », Goffman a pour objectif d’analyser des interactions problématiques (entre un « stigmatisé » et un « non stigmatisé ») pour comprendre commet se déroulent les interactions non problématiques non « routinières ». Il apparait ici que la situation de deuil constitue une forme de stigmate (et plus précisément de « stigmate invisible ») et permet donc de mieux saisir les interactions sociales en général.

En ce sens, le livre de Kartine Roudaut n’a, à ma connaissance, pas d’équivalent et ouvre de nombreuses pistes d’analyse.

Cependant, et c’est là sa limite, en s’appuyant sur un corpus d’un peu plus d’une vingtaine d’entretiens, elle aborde des cas très probablement trop différents les uns des autres pour être pris dans une même analyse. Ne faudrait il pas différencier les situations de deuil selon les circonstances du décès (maladie, accident, suicide,…), l’âge du défunt ainsi que celui de l’endeuillé et  la relation qui unit l’endeuillé au défunt (parent, enfant, germain, ami,…) ? Peut-on parler d’un même deuil dans le cas d’une femme âgée qui perd son mari et celui d’un suicide d’adolescent ? De fait, dans le corpus utilisé par l’auteur, on constate une forte représentation de décès d’un parent (40% des entretiens mais  je ne sais pas si cela correspond à une sur représentation) ou d’un conjoint (25%) mais un seul cas de perte d’enfant ou de frère.

 Cela, bien sûr, n’enlève rien au mérite du livre mais permet de voir qu’il y a un champ d’analyse énorme ouvert à l’investigation sociologique

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