F. DUBET : L'expérience sociologique - LA DECOUVERTE – 2007)

L'expérience sociologique

François DUBET

LA DECOUVERTE – 2007

L’état de la sociologie en France dans les années 1960

A travers ce livre, François Dubet nous présente l’évolution de son travail personnel mise en lien avec l’évolution de la sociologie en général ainsi que de la société dans laquelle s’insèrent ses recherches. Il s’agit donc, selon ses termes, de « faire d’une façon subjective la sociologie de la sociologie » : « rien de plus », rajoute-t-il. Rien de plus mais c’est déjà énorme. Lorsque François Dubet découvrit la sociologie dans les années 1960, celle-ci se détachait à peine de la philosophie. Pour l’étudiant qu’il était, elle apparaissait comme formée d’une part par une sociologie fonctionnaliste américaine (Lazarsfeld, Merton,…) accompagnant la relecture des pères fondateurs et, d’autre part, par la référence au Marxisme. Il était possible d’assumer ce double héritage, d’une part parcequ’il y avait un fort accent mis sur la maitrise des techniques statistiques et, d’autre part, parceque ces deux traditions faisaient implicitement référence à la société industrielle. A partir de 1968, la sociologie française se structure en quatre tendances, chacune caractérisée par un ou des auteurs emblématiques et par un objet de prédilection. Le courant dominant est celui d’une sociologie marxiste et structuraliste qui cherche à dévoiler les structures de domination « cachées » par lesquelles le système impose sa logique. Les auteurs les plus typiques de ce courant sont Poulantzas et Althusser mais on peut y relier également Bourdieu et Passeron ainsi que Baudelot et Establet. L’Ecole comme structure de transmission d’une culture dominante apparait comme un objet privilégié. Le deuxième « camp » se constitue alors à peine sous la logique de la théorie du choix rationnel et de l’acteur stratège. Raymond Boudon développe l’analyse de la mobilité sociale alors que Crozier s’intéresse avant tout aux organisations. Enfin, Alain Touraine occupe une place à part en reliant la tradition sociologique classique avec la filiation marxiste et en s’appuyant surtout sur l’analyse des mouvements sociaux. C’est dans ce contexte général que Dubet nous « conte » ensuite sa propre démarche de chercheur.

LES NOUVEAUX MOUVEMENTS SOCIAUX

François Dubet rencontra pour la première fois Alain Touraine en 1975 alors que celui-ci développe son hypothèse de l’émergence de « nouveaux mouvements sociaux » (féministes, écologie, autonomistes régionalistes,…) qui engageraient de nouveaux enjeux en termes d’identité et seraient porteurs d’un projet culturel. Pour faire émerger la reconnaissance de ces nouveaux mouvements sociaux, il développe un outil d’analyse spécifique, « l’intervention sociologique », consistant à organiser des débats entre des militants et leurs « adversaires » avec l’intervention active des sociologues, lesquels abandonnent pour l’occasion leur position traditionnelle de neutralité. Ils multiplieront les recherches auprès des étudiants (en 1976), des militants anti-nucléaires et des militants occitans. Au final, le résultat fut plutôt décevant : la recherche auprès des anti-nucléaires a permis de se rapprocher de l’hypothèse des nouveaux mouvements sociaux mais, à l’époque, ils ne se sont pas incarnés dans une organisation spécifique. Les recherches sur les mouvements étudiants ont mis en évidence la crise du système universitaire plus que l’existence d’un mouvement porteur de projet. Avec les luttes occitanes, les chercheurs se sont retrouvés au plus loin de leurs hypothèses de travail. Enfin, ils n’ont pas pu, à l’époque, entamer de recherches auprès des groupes féministes. Finalement, ils n’ont pas véritablement trouvé les nouveaux mouvements sociaux recherchés. A partir de 1982, les chercheurs se sont tournés à nouveau vers le monde ouvrier à travers l’analyse du syndicat Solidarnosc qui articulait trois logiques d’action : une conscience ouvrière « anti-patrons », une conscience démocratique et une conscience nationale (en opposition à l’URSS) , ces trois logiques d’action tendant à se séparer après 1992. Bien que l’hypothèse des nouveaux mouvements sociaux n’ait pas été véritablement vérifiée, Dubet tire au moins une idée essentielle de ces recherches (révélée par l’« intervention sociologique ») qui est qu’une méthode de recherche définit toujours un type de relation entre le chercheur et les acteurs et que, plutôt que nier cette relation, il vaut mieux la considérer comme un des objets de la recherche.

LA GALERE

A partir de 1981 et des émeutes de Vénissieux, Dubet organise une série de recherches en faisant débattre des jeunes de 18 à 22 ans avec des travailleurs sociaux, des policiers, des élus,… Il en ressort que les jeunes « de banlieue » ne sont pas des militants (comme cela aurait pu être le cas dans le cas de « nouveaux mouvements sociaux ») mais ce ne sont pas non plus seulement des « victimes » ; enfin, ils ne sont pas comparables aux blousons noirs des années 1960 pour qui la délinquance n’était qu’une étape avant de « rentrer dans le rang » avec l’accession à la vie professionnelle et maritale. La « galère » que Dubet étudie doit être comprise comme un système d’action constitué de rapports sociaux et constitués par des mécanismes sociaux objectifs mais aussi par les acteurs eux-mêmes. Les mécanismes sociaux sont clairs : à partir des années 1985-86, les classes moyennes ayant fui les grands ensembles, les quartiers ne sont plus habités que par des immigrés et des membres de catégories défavorisées. La crise économique sévissant, ces quartiers ne sont plus des quartiers ouvriers structurés par le temps du travail et par une conscience de classe ; on est alors en pleine « anomie urbaine » et l’exploitation laisse place à l’exclusion. La « galère » doit ainsi être perçue comme la rencontre de l’exclusion des individus et de la désorganisation sociale. Les jeunes ne pouvant déterminer qui est la cause de leur malheur et les rares essais de réponse politique (« marche des beurs ») ayant fait « long feu », ils en dégagent une rage sans objet qu’ils finissent par retourner contre la police. Vingt ans après, le livre tiré de ces recherches (« La galère») n’a pas vieilli, l’exclusion et la ghettoïsation s’étant renforcées, mais il y a des changements à noter comme les faits que la question ouvrière a laissé place à la question urbaine, l’exploitation à l’exclusion, et que nous sommes passés d’une « définition sociale de soi » à une « définition culturelle et communautaire de soi ».

LES ELEVES, L’ECOLE ET L’INSTITUTION

Jusqu’au début des années 1990, la sociologie de l’Ecole se partage entre deux sociologies « sans acteurs », celle de Bourdieu et de l’habitus, celle de Boudon et des stratégies d’acteurs. Dubet choisit de partir « du terrain », du vécu des élèves, d’une part en développant à nouveau des expériences d’intervention sociologique (relatées par exemple en 1991 dans « les lycéens »), d’autre part en devenant professeur d’histoire-Géographie en collège durant l’année 1944-1995.Il montre que, même s’il existe un lien entre l’habitus familial et la culture scolaire et qu’il existe des stratégies autour de « l’utilité » des études, cette utilité reste floue et l’orientation est vécue comme une sanction, aussi bien par les bons élèves que par les mauvais élèves. En fait, les élèves n’apparaissent pas tant comme des acteurs qui suivraient des logiques préétablies que comme des sujets qui doivent se construire et se définir au cours d’épreuves successives vécues dans le cadre de l’Ecole (aussi bien dans l’Ecole que contre l’Ecole). Il apparait également que les enseignants sont soumis aux mêmes nécessités de se construire dans la relation pédagogique (laquelle apparait comme fortement dérégulée) mais ils ont la possibilité de se réfugier dans une identification à la bureaucratie scolaire.

De ces recherches, Dubet dégage trois logiques d’action, dont il se servira par la suite : l’intégration dans une Culture commune, la sélection et la hiérarchisation des matières et des filières (cf stratégie) et la « subjectivation » pour laquelle la Culture a une valeur en soi. Mais ces logiques d’acteurs s’inscrivent dans une évolution générale qui est celle de la « désinstitutionalisation » de l’Ecole, comprise comme un processus de « désenchantement » et de « désacralisation » qui touche la plupart des Institutions. Cette désinstitutionalisation va de pair avec l’obligation pour les individus de construire leur expérience.

 

JUSTICE SOCIALE.

Dans une société marquée par la désinstitutionalisation, la cohésion sociale repose moins qu’auparavant sur le partage de valeurs communes et plus sur l’idée de « ce qui est juste ». Les Institutions sont confrontées à ces demandes de justice et peinent à y répondre. Par exemple, pour être juste, l’Ecole doit développer l’idée méritocratique ; mais est-elle juste si elle est sans pitié et humilie les élèves en perdition ? Peut-elle garantir à la fois le respect du mérite et la dignité de tous ? De plus, le poids du diplôme est tel qu’il détermine les positions sociales futures mais l’Ecole peut-elle et doit-elle, à elle seule, avoir ce pouvoir ? Est-elle capable de repérer et sanctionner tous les mérites ? Dans le cadre du travail, l’idée de justice va reposer sur les trois logiques liées à celui-ci : le travail est d’abord un statut qui suppose l’existence d’inégalités jugées comme acceptables ; il est ensuite source de rétribution et repose sur le principe du « mérite » ; enfin, il confère une « autonomie » au sujet. A chaque ligne logique correspond un ensemble de critiques des injustices : ainsi dans la logique du statut on déplorera l’exclusion et l’inégalité des chances. Dans la logique du mérite, on s’indignera de l’exploitation, de la réussite contestée des semblables et on s’interrogera sur la légitimité des règles de progression des individus. Enfin, dans la logique de l’autonomie, on se plaindra des organisations qui laissent trop peu d’autonomie aux individus mais aussi de celles dans laquelle la « liberté de l’individu » l’incite à l’auto exploitation et à celle où le travail ne parait pas reconnu.

INJUSTICE ET MOUVEMENTS SOCIAUX.

Le « sens commun » relie quasi mécaniquement le sentiment d’injustice à l’action collective. Mais le passage de l’un à l’autre se fait-il aussi simplement ? Dubet montre la multiplicité des obstacles existant entre la perception de l’injustice et l’action collective. Il rappelle d’abord que l’action collective suppose non l’existence d’injustices mais qu’il y ait « frustration relative », qu’il n’y ait pas de possibilités d’agir en « passager clandestin » et que les catégories dominantes ne soient pas en mesure d’imposer leurs catégories de jugements et normes culturelles. Il montre ensuite que les trois logiques d’action dégagées précédemment (égalité, mérite et autonomie) sont souvent contradictoires et que cela a pour effet paradoxal d’attiser le sentiment d’injustice mais de freiner le passage à l’action collective. De plus, les psychologues ont mis en évidence que les individus sont facilement en mesure de se considérer comme responsables de leur malheur (« norme d’internalité ») ainsi qu’à considérer que la situation vécue est ce qu’elle doit être (« La croyance dans un monde juste ») ; enfin, dans ces conditions, s’il y a révolte, celle-ci tendra à prendre une forme individuelle (« justiciers au quotidien ») et non collective.

L’EXPERIENCE SOCIALE.

François Dubet ne retient pas l’idée d’une « société postmoderne » mais pense plutôt qu’on est dans une « hyper-modernité » où les évolutions repérées par les sociologues classiques se sont accentuées. La Société des sociologues classiques était caractérisée par trois critères : elle est « moderne » (par opposition à la Communauté), elle est « système », elle repose sur une régulation des conflits. En cela, elle s’apparente à l’Etat-Nation naissant au 19ème siècle. Dans cette optique, l’action sociale s’explique par la socialisation et les Institutions sont là pour produire des acteurs. Aujourd’hui, cette logique est mise à mal, comme on peut le voir avec la moindre prégnance du concept de classe sociale (qui assurait la liaison entre la société et l’individu) et avec le processus de « désinstitutionalisation ». Mais, parallèlement, se développent les deu autres logiques d’action que sont les processus de stratégies et de subjectivation. On peut donc distinguer aujourd’hui trois logiques repérées par trois traditions sociologiques : la socialisation (qu’on retrouve chez Bourdieu), la logique de la stratégie (Boudon) et celle de la subjectivation (interactionnistes). L’«expérience sociale » au cœur de l’analyse de François Dubet correspond à la façon dont « l’acteur » articule ces trois logiques d’action. Mais cela n’oblige pas à abandonner des perspectives plus globales car à travers l’analyse des contradictions qui opèrent entre ces logiques, on peut saisir la manière dont s’agencent les faits sociaux et les logiques plus globales. Comment repérer l’’agencement de ces trois logiques chez les acteurs ? La meilleure manière de saisir la façon dont s’élabore cette « expérience sociale » est de développer l’intervention sociologique qui pousse les acteurs à s’interroger sur leur propre activité sociale.

 

COMMENTAIRES

Voila une belle manière d’entrer en sociologie, ou de refaire un point, car la volonté de faire une « sociologie subjective de la sociologie » (selon les termes de Dubet) nous éloigne de l’exposé froid habituel des théories et des recherches pour nous montrer comment une hypothèse prend corps à la fois par rapport aux conditions du moment (que l’analyse des nouveaux mouvements sociaux prennent corps dans les années 1970 et celles de la « galère » dans les années 1980 n’est pas du au hasard) et à la fois en fonction des recherches précédentes : ainsi, ici on voit comment l’hypothèse des trois logiques d’actions (socialisation/intégration, stratégie, subjectivation) que Dubet développe pleinement dans son ouvrage « sociologie de l’expérience »se développe peu à peu dans le cadre de ses travaux sur l’Ecole.

Par ailleurs, François Dubet nous montre qu’il faut parfois oser remettre en cause les principes supposés sacrés d’une discipline (ainsi la mise à mal de la neutralité du sociologue dans le cadre l’intervention sociologique). Enfin, il montre aussi qu’il ne faut pas hésiter à transgresser les frontières disciplinaires en fonction des besoins du moment, par exemple en empruntant aux psychologues les concepts de norme d’internalité » et de « croyance dans un monde juste » (et non en prétendant vouloir tout réinventer comme le font certains économistes).

 

ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE (en relation avec les chapitres du livre)

- Sur les nouveaux mouvements sociaux :

« La prophétie antinucléaire » - Seuil – 1980

« Solidarité » (avec Touraine et Strzelecki et Wieviorka) – Seuil -1978

« Le mouvement ouvrier » (avec Touraine et Wieviorka) – Fayard - 1984

- Sur les banlieues et la « galère » :

« La galère – Jeunes en survie » - Fayard – 1987

- Sur l’Ecole :

« Les lycéens » -Seuil - 1991

« L’hypocrisie scolaire » (avec M. Duru-Bellat) - Seuil - 2000

« A l’école – Sociologie de l’expérience scolaire » (avec D. Martucelli) – Seuil - 1996

- Sur la justice sociale :

« Injustice : l’expérience des inégalités au travail » - Seuil -2006

- Sur la sociologie générale :

« Sociologie de l’expérience » - Seuil - 1994

« Lé déclin de l’Institution » - Seuil - 2002

« Dans quelle société vivons-nous ? » - Seuil - 1998

 

 

 

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