LES TYRANNIES DE L'INTIMITE

LES TYRANNIES DE L'INTIMITE (« The fall of Public Man » -1974)

Richard SENNET 

Seuil - 1979

« Tyrannies de l’intimité » de Richard Sennett a déjà plus de quarante ans (édition américaine en 1974, édition française en 1974) et, sans avoir sombré dan l’oubli, me semble trop peu cité. Pourtant, il apporte une contribution éclairant à a question de « l’individualisation » et a anticipé sur de nombreux débats qui ont été développés ultérieurement.

Montée de la société intimiste

Le 20ème siècle, et notamment les années 1970, a été marqué par une volonté partagée de valoriser les liens de proximité et la chaleur des liens sociaux face à la froideur des relations impersonnelles et aux conventions établies et surtout par un désir de transparence qui trouve sa pleine réalisation dans le désir des individus de trouver et dévoiler leur « vrai moi », leur « personnalité authentique », et d’entrer en contact avec les autres sans le filtre des conventions et des « masques » sociaux. L’objectif de Richard Sennet est de montrer que cette tendance, loin d’aboutir à une plus grande liberté est génératrice de frustration et de souffrance car elle voue chacun à s’ouvrir sans condition, et surtout sans protection, aux autres. Sennet résume sa thèse en ces termes : « La civilité est l’activité qui protège le moi des autres moi, et lui permet donc de jouir de la compagnie d’autrui Le port du masque est l’essence même de la civilité (…) la civilité préserve l’autre du poids du moi » (p.202). Cette valorisation d’une « société intimiste » fondée sur la personnalité va de pair avec une chute de la vie publique telle qu’on la concevait avant le 19ème siècle (le titre original du livre est « The fall of Public Man ») et elle amène à concevoir la Société en termes exclusivement psychologiques, ignorant les structures sociales et les rapports de force. D’après Richard Sennett, ce résultat est le produit d’un long processus traversant les 19ème et 20ème siècles et durant lesquels le concept de « personnalité » vient au devant de la scène sociale. Cette valorisation de la « personnalité » participe à la remise en cause du fragile équilibre qui existait jusqu’à présent entre la « vie publique » et la « vie privée ». Le mouvement de personnalisation et de « psychologisation » va concerner les relations en public mais également la vie politique. Une des originalités du travail de Sennett est de montrer que ces évolutions sont perceptibles dans des transformations antérieures concernant la scène théâtrale (qui semblent précéder et, en quelque sorte, préparer ces transformations). Avant le 19ème siècle, l’acteur de théâtre est perçu comme un inférieur, un valet du spectateur, et il dit un texte que les spectateurs connaissent eux  mêmes. En tant qu’acteur, il incarne donc un « type de personnage » et doit en donner la meilleure expression possible. Les spectateurs ne sont pas dans une position de retrait, ils parlent, interpellent et peuvent ovationner ou huer l’acteur lorsque celui-ci se tourne vers le public pour dire une partie de son texte ou « pointer » tel mot ou telle phrase. Le théâtre relève alors de la « sphère publique » dans un monde de conventions et d’étiquettes où la vie publique est nettement distincte de la vie privée et familiale, cette dernière étant perçue comme un lieu protégé, invisible aux yeux du monde. Mais avec le développement du capitalisme se développe une nouvelle Culture. Les transformations sociales à l’œuvre apparaissent nettement dans le domaine de la ville et dans celui du vêtement. Dans la grande ville, les quartiers tendent à se ségréguer, limitant les contacts ente catégories sociales différentes. Apparaissent également des classes d’hommes perçus à la fois comme étrangers (foreigners) et comme étranges (strangers) et suscitant un sentiment d’impersonnalisation des liens sociaux (les commerçants itinérants étant au premier rang de ces « étrangers »). Parallèlement, avec l’industrialisation, le vêtement connait des transformations majeures. Il tend à s’uniformiser et il devient donc moins facile de repérer les classes sociales que l’on croise dans la  rue. En conséquence, les individus vont développer une attention nouvelle aux « petits détails » permettant de repérer qui est qui, une attention qui est socialement anxiogène.

Tyrannie de la personnalité authentique

Parallèlement à cette uniformisation et à cette impersonnalisation, monte le sentiment de la « personnalité » : les individus cherchent de plus en plus à savoir « qui ils sont » et se lancent dans un travail de « psychologisation ». Il se produit alors une confusion croissante entre vie privée et vie publique avec une montée en puissance du concept de « personnalité ». L’exemple le plus parlant étant celui de la foule urbaine, composée de personnes ne se (re)connaissant pas et permettant l’émergence de l’individu socialement isolé sur la place publique. Le souci de sincérité et d’authenticité devient dominant face au souci de maintien des conventions et alors qu’auparavant  l’homme était un acteur qui devait faire preuve d’expressivité en fonction de la situation sociale, il devient peu à peu un « acteur  privé de son art » qui se démène pour faire apparaitre sa personnalité. Cette montée de la recherche de personnalité s’accompagne d’une prégnance de l’émotion puisqu’il devient nécessaire pour prouver son authenticité de savoir « ce qu’on ressent » et de le partager. C’est la montée d’un « Moi narcissique » qu’on tente de retrouver dans le silence et le repli sur soi (ce que Sennett appelle dans ce livre « narcissisme » n’est pas un amour immodéré de soi mais une recherche immodéré de son moi dans l’introspection). Richard Sennett détecte ces évolutions nouvelles dans le cadre de la représentation théâtrale où, à partir du 19ème siècle,  on attend de l’acteur, non seulement qu’il dise le texte, mais qu’il fasse ressentir et comprendre des émotions. Cette « mission » de l’acteur devient primordiale dans un monde où, face à la montée de l’impersonnalisation, on a de plus en plus de mal à comprendre qui est autrui. Du coup, l’acteur de théâtre s’extirpe de sa condition de valet pour être adulé et représenter une forme de charisme sécularisé. A témoin, l’attitude du public change : alors que jusqu’à présent, le public pouvait parler pendant la représentation, interpeller, applaudir la performance de l’acteur, désormais le silence s’impose (et permet par ailleurs de distinguer le public bourgeois et parisien qui sait se tenir du public populaire et provincial qui conserve les anciennes façons de faire).

Narcissisme et Geimenschaft destructrice

Deux éléments clé vont se développer à partir du 19ème siècle : le narcissisme et la « Geimenschaft (Communauté) destructrice ». Le Narcissisme est un retour sur soi qui initie la recherche de son authenticité et de sa sincérité. Initiée dans le cadre privé, cette recherche déborde (comme on l’a vu précédemment) sur la vie publique et la vie politique et met l’émotion au premier plan de la vie sociale, impliquant une psychologisation croissante des rapports sociaux. Cette psychologisation aboutit à donner plus d’importance aux émotions qu’aux actes et amoindrit la capacité à raisonner en termes politiques. Sennett prend  par exemple le cas de la psychologisation du rapport au travail qui tend à éloigner la prise de conscience des injustices au travail. Pour lui, le narcissisme occupe dans notre société une place équivalente à celle qu’occupait l’éthique protestant dans e capitalisme du 19ème siècle avec une tendance similaire à refuser le « Moi », par une mise à distance dans le second cas et à sa recherche sans fin dans le premier. De même, dans le cadre de la vie  politique, on attend de plus en plus de l’homme politique qu’il soit sincère et authentique, au détriment de l’efficacité de son action. Sennett aborde également la question du « charisme » du meneur. Il distingue le « charisme civil » (d’origine religieuse) où le poids de la personnalité du leader est encadré et contrecarré par des rites, du « charisme incivil », typique des leaders charismatiques contemporains, où la distance entre le leader et ses suiveurs est éliminée.  Sigmund Freud et Max Weber avait déjà abordé cette question du leader charismatique mais alors, qu’au-delà de la divergence de leurs analyses, ils en faisaient tous les deux un agent du désordre, Sennett estime que cette figure correspond à une façon rationnelle de penser la politique dans une culture régie par la croyance dans l’immédiat. Cette valorisation du ressenti et des émotions va également toucher les groupes et développer les « communautés d’émotion » au détriment des « communautés d’intérêt ». Dans la « communauté d’émotion » (la « communauté destructrice » chez Sennett) on inclut celui qui nous ressemble (quelle que soit la « réalité » de cette ressemblance) mais il n’y a pas de place pour le compromis ou les positions intermédiaires et cette communauté ne peut survivre qu’en exacerbant ses émotions. L’autre, le différent, est donc inévitablement rejeté car il apparait comme le représentant de l’étrangeté et de  l’impersonnalité des relations. Sennet s’inquiète de cette tendance car nous n’apprenons que par le contact avec ceux qui sont différents de nous, ceux qui sont étrangers aux deux sens de « foreigner » et de « stranger ».

Déviances et pathologies

On retrouve ces tendances dans le développement des pathologies psychologiques. Sennet rappelle que la maladie mentale typique du 19ème siècle était l’hystérie, pathologie résultant de l’incapacité à surmonter les contraintes que la vie publique imposait (notamment chez les femmes de la bourgeoisie) et traduisant le conflit naissant entre Vie Publique et Vie Privée. Depuis, l’hystérie comme pathologie dominante a laissé place à un mal-être où le sentiment semble dissocié de l’action (et dont la schizophrénie serait la forme extrême). Le Narcissisme déjà abordé apparait également, aux dire de Sennet, comme une catégorie de plus en plus prise en compte par les psychologues. Richard Sennett explique en partie la montée du narcissisme par notre incapacité à le cantonner dans ce qui devrait être ses limites ; de même, nous ne savons pas protéger la vie publique des débordements de la vie privée, ni empêcher que les conventions soient battues en brèche par le désir d’authenticité. Dans le dernier chapitre du livre, Sennet fait l’hypothèse que cette incapacité viendrait  de la différenciation croissante entre enfants et adultes à l’œuvre depuis la fin de l’Ancien Régime. Pendant longtemps, il n’y eut pas de rupture mais une continuité entre l’état d’enfant et l’état d’adulte. Cette séparation a commencé à se faire à la fin de l’Ancien Régime pour aboutir à un véritable fossé aux 19è et 20è siècles. Or, le monde de l’enfance est celui du jeu, l’activité ludique étant, selon Sennet, un rempart contre le narcissisme. En effet, le jeu se définit d’abord comme une activité séparée du reste de la vie (le jeu n’est pas sérieux), créatrice de liens sociaux et qui réprime les manquements aux règles. En cela, le jeu permet de gérer la frustration et apprend à prendre ses distances avec son propre moi. Grâce au jeu distancié, l’enfant apprend qu’il peut élaborer et travailler les règles et saisit ainsi leur caractère conventionnel. Mais selon Sennet, la rupture entre le monde des enfants et le monde adulte aboutit à ce que les adultes perdent cette expérience du jeu (on peut se demander si c’est toujours le cas aujourd’hui).

COMMENTAIRE

A lire après coup les critiques de l’époque « Tyrannies de l’intimité »  a été parfois tièdement reçu. « Le penseur académique s’est fait doctinaire » écrit Nicolas Herpin dans une note de lecture. Une note critique dans « sociologie du travail » se termine sur ces termes : « la thèse éminemment contestable d’un intimisme envahissant n’est pas soutenue dans ce livre de manière à emporter notre conviction ». Quarante ans plus tard, on peut bien sûr émettre des nuances (la rupture ente l’enfant et l’adulte est –elle toujours aussi forte qu’elle l’était, le jeu n’a-t-il pas envahi le monde adulte ?). Cependant, nombre de pistes ouvertes restent fructueuses et on même été précurseuses. Dans sa note de lecture, Nicolas Herpin indique que dans la version américaine, Sennet commence par prendre ses distances avec le formalisme goffmanien et ajoute une dimension historique (et culturelle) à la question de l’étiquette (avec une utilisation de l’analyse du spectacle théâtral qui évoque les méthodes de travail de Goffman) : en cela, il n’est pas sans faire penser aux travaux de Norbert Elias et il s’agit bien ici d’un ouvrage de sociologie historique. La question du corps et du vêtement qu’il soulève dans l’ouvrage (et insuffisamment évoquée dans ma note de lecture) est également fort éclairante et sa prise en compte des émotions permet de faire un lien avec les travaux de Arlie Russell Hochschild (« Le prix des sentiments - Au cœur du travail émotionnel »). La question du narcissisme n’était peut-être pas nouvelle à l’époque mais ne prendra vraiment la dimension qu’on lui connait que plus tard (« La culture du narcissisme » de Christopher Lasch est éditée pour la première fois en 1979). Mais il me semble que plus essentiel encore est sa perception de la psychologisation croissante des rapports sociaux et des effets qu’elle aura dans le domaine politique (et il a incontestablement vu juste). Enfin, en confrontant les pathologies mentales actuelles à l’hystérie dominante au 19ème siècle, il aborde des thèmes qui seront par la suite exploités par Alain Eherenberg.

Bref…un ouvrage à (re)découvrir !

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